Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 14

XIV. Idée de la Nouvelle-Écoſſe. Les François s’y établirent. Leur conduite dans cette poſſeſſion.

Le nom de Nouvelle-Écoſſe, qui déſigne aujourd’hui la côte de trois cens lieues, compriſe depuis les limites de la Nouvelle-Angleterre, juſqu’à la rive méridionale du fleuve Saint-Laurent, ne paroît avoir exprimé, dans les premiers tems, qu’une grande péninſule de forme triangulaire, ſituée vers le milieu de ce vaſte eſpace. Cette péninſule, que les François appeloient Acadie, eſt très-propre par ſa poſition, à ſervir d’aſyle aux bâtimens qui viennent des Antilles. Elle leur montre, de loin un grand nombre de ports excellens, où l’on entre & d’où l’on ſort par tous les vents. On voit beaucoup de morue ſur ſes rivages, & encore davantage ſur de petits bancs qui n’en ſont éloignés que de quelques lieues. Le continent voiſin attire par l’appât de quelques pelleteries. L’aridité de ſes côtes, offre du gravier pour sécher le poiſſon ; & la bonté des terres intérieures, invite à toutes ſortes de cultures. Ses bois ſont propres à beaucoup d’uſages. Quoique ſon climat ſoit dans la zone tempérée, on y éprouve des hivers longs & rigoureux, ſuivis tout-à-coup de chaleurs exceſſives, d’où ſe forment d’épais brouillards, qui, rarement ou du moins lentement diſſipés, ne rendent pas ce séjour mal-ſain, mais peu agréable.

Ce fut en 1604, que les François s’établirent en Acadie, quatre ans avant d’avoir élevé la plus petite cabane dans le Canada. Au lieu de ſe fixer à l’eſt de la péninſule, qui préſentoit des mers vaſtes, une navigation facile, une grande abondance de morue ; ils préférèrent une baie étroite, qui n’avoit aucun de ces avantages. Elle fut appelée depuis, Baie Françoiſe. On a prétendu qu’ils avoient été séduits par le Port-Royal, qui peut contenir mille vaiſſeaux à l’abri de tous les vents, dont le fond eſt par-tout excellent, & qui a toujours quatre ou cinq braſſes d’eau, & dix-huit à ſon entrée. Il eſt plus naturel de penſer que les fondateurs de la colonie choiſirent cette poſition, parce qu’elle les approchoit des lieux où abondoient les pelleteries, dont la traite excluſive leur étoit accordée. Ce qui fortifie cette conjecture ; c’eſt que les premiers monopoleurs, & ceux qui les remplacèrent, prirent toujours à tâche d’éloigner de l’exploitation des forêts, de l’éducation des beſtiaux, de la pêche, de la culture, tous ceux de leurs compatriotes que leur inquiétude ou des beſoins avoient amenés dans cette contrée : aimant mieux tourner l’activité de ces aventuriers vers la chaſſe & vers la traite avec les ſauvages.

Un déſordre, né d’un faux ſyſtême d’adminiſtration, ouvrit enfin les yeux ſur les funeſtes effets des privilèges excluſifs. Ce ſeroit outrager la bonne-foi & la vérité, qui doivent être l’âme d’un hiſtorien, de dire que l’autorité commença à reſpecter, en France, les droits de la nation, dans un tems où ils étoient le plus ouvertement violés. Jamais on n’y conçut ce mot ſacré, qui peut ſeul aſſurer le ſalut des peuples, & donner la ſanction au pouvoir des rois. Mais dans les gouvernemens les plus abſolus, on fait quelquefois par eſprit d’ambition, ce que les gouvernemens juſtes & modérés font par principe de juſtice. Les miniſtres de Louis XIV, qui vouloient faire jouer un grand rôle à leur maître, pour repréſenter eux-mêmes avec quelque dignité, s’aperçurent qu’ils n’y réuſſiroient point ſans l’appui des richeſſes ; & qu’un peuple à qui la nature n’avoit pas accordé des mines, ne pouvoit avoir de l’argent que par l’agriculture & par le commerce. L’un & l’autre avoient été juſqu’alors étouffés dans les colonies, par les entraves qu’on met à tout, en voulant ſe mêler de tout. Elles furent heureuſement rompues : mais l’Acadie ne put ou ne ſut pas faire uſage de cette liberté.

La colonie étoit encore au berceau, lorſqu’elle vit naître, à ſon voiſinage, un établiſſement qui devint depuis ſi floriſſant, ſous le nom de Nouvelle-Angleterre. Le progrès rapide des cultures de cette nouvelle colonie, attira foiblement l’attention des François. Ce genre de proſpérité ne mit entre les deux nations, aucune rivalité. Mais, dès qu’ils purent ſoupçonner qu’ils auroient bientôt un concurrent dans le commerce du caſtor & des fourrures, ils cherchèrent le moyen d’en être ſeuls les maîtres ; & ils furent aſſez malheureux pour le trouver.

Lorſqu’ils arrivèrent en Acadie, la péninſule & les forêts du continent voiſin, étoient remplies de petites nations ſauvages. Ces peuples avoient le nom général d’Abenaquis. Quoiqu’auſſi guerrière que les autres nations ſauvages, ils étoient plus ſociables. Les miſſionnaires s’étant inſinués aisément auprès d’eux, vinrent à bout de les entêter de leurs dogmes, juſqu’à les rendre enthouſiaſtes. Avec la religion qu’on leur prêchoit, ils prirent la haine du nom Anglois, ſi familière à leurs apôtres. Cet article fondamental de leur nouveau culte, étoit celui qui parloit le plus à leurs ſens, le ſeul qui favorisât leur paſſion pour la guerre : ils l’adoptèrent avec la fureur qui leur étoit naturelle. Non contens de ſe refuſer à tout commerce d’échange avec les Anglois ; ils troubloient, ils ravageoient ſouvent les frontières de cette nation. Les attaques devinrent plus continuelles, plus opiniâtres & plus régulières, depuis qu’ils eurent choiſi pour leur chef Saint-Caſteins, Capitaine du régiment de Carignan, qui s’étoit fixé parmi eux, qui avoit épousé une de leurs femmes, & qui ſe conformoit en tout à leurs uſages.

Le gouvernement de la Nouvelle-Angleterre n’ayant pu, ni ramener les ſauvages par des préſens, ni les détruire dans leurs forêts où ils s’enfonçoient, d’où ils revenoient ſans ceſſe, tourna toute ſon indignation contre l’Acadie, qu’il regardoit, avec raiſon, comme le mobile unique de tant de calamités. Dès que la moindre hoſtilité commençoit à diviſer les deux métropoles, on attaquoit la péninſule. On la prenoit toujours ; parce que toute ſa défenſe réſidoit dans le Port-Royal, foiblement entouré de quelques paliſſades, & qu’elle ſe trouvoit trop éloignée du Canada, pour en être ſecourue. C’étoit ſans doute quelque choſe aux yeux des nouveaux Anglois, de ravager cette colonie & de retarder ſes progrès : mais ce n’étoit pas aſſez pour diſſiper les défiances qu’inſpiroit une nation toujours plus redoutable par ce qu’elle peut, que parce qu’elle fait. Obligés, à regret, de rendre leur conquête à chaque pacification, ils attendoient impatiemment que la ſupériorité de la Grande-Bretagne fût montée au point de les diſpenſer de cette reſtitution. Les événemens de la guerre, pour la ſucceſſion d’Eſpagne, amenèrent ce moment déciſif ; & la cour de Verſailles ſe vit à jamais dépouillée d’une poſſeſſion, dont elle n’avoit point ſoupçonné l’importance.