Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 13

XIII. C’eſt la morue ſeule qui rend Terre-Neuve intéreſſante. État actuel de cette pèche, divisée en pêche errante & en pêche sédentaire.

Le poiſſon, qui rend ces parages ſi célèbres, c’eſt la morue. Jamais il n’a plus de trois pieds, & communément il en a beaucoup moins. L’océan n’en nourrit aucun, dont la gueule ſoit plus large à proportion de la grandeur, ni qui ſoit auſſi vorace. On trouve dans ſon corps juſqu’à des pots caſſés, du fer & & du verre. Son eſtomac ne digère pas ces matières, comme on l’a cru long-tems : il ſe retourne, & ſe décharge ainſi de tout ce qui l’incommode. Si l’eſtomac de ce poiſſon n’avoit pu ſe retourner, il auroit été moins vorace. C’eſt ſon organiſation qui le rend inadvertant ſur les ſubſtances dont il ſe nourrit. La conformation des organes eſt le principe des appétits dans toutes les ſubſtances vivantes des trois règnes de la nature.

La morue ſe montre dans les mers du Nord de l’Europe. Elle y eſt pêchée par trente bâtimens Anglois, ſoixante François, & cent cinquante Hollandois ; les uns & les autres de quatre-vingts ou cent tonneaux. Ils ont pour concurrens les Iſlandois, & ſurtout les Norwégiens. Ces derniers s’occupent, avant la ſaiſon de la pêche, à ramaſſer ſur la côte des œufs de morue, appât néceſſaire pour prendre la ſardine. Ils en vendent, année commune, vingt à vingt-deux mille tonnes, à neuf livres la tonne. Si l’on en avoit le débit, on en prendroit bien davantage ; puiſqu’un phyſicien habile, qui a eu la patience de compter les œufs d’une morue, en a trouvé neuf millions trois cens quarante-quatre mille. Cette généroſité de la nature, doit être plus grande encore à Terre-Neuve, où la morue eſt infiniment plus abondante.

Elle eſt auſſi plus délicate, quoique moins blanche ; mais elle n’eſt pas un objet de commerce lorſqu’elle eſt fraîche. Son unique deſtination eſt de ſervir de nourriture à ceux qui la pêchent. Salée & séchée, ou ſeulement ſalée, elle devient précieuſe pour une grande partie de l’Amérique & de l’Europe. Celle qui n’eſt que ſalée ſe nomme morue verte, & ſe pêche au grand banc.

Cette bande de terre, eſt une de ces montagnes qui ſe forment ſous les eaux des débris du continent, que la mer emporte & accumule. Les deux extrémités de ce banc ſe terminent tellement en pointe, qu’il n’eſt pas aisé d’en marquer exactement les bornes. On lui donne communément cent ſoixante lieues de long, ſur quatre-vingt-dix de large. Vers le milieu, du côté de l’Europe, eſt une eſpèce de baie, qui a été nommée la Foſſe. Les profondeurs, dans tout cet eſpace, ſont fort inégales. Il s’y trouve depuis cinq juſqu’à ſoixante braſſes d’eau. Le ſoleil ne s’y montre preſque jamais, & le ciel y eſt, le plus ſouvent, couvert d’une brume épaiſſe & froide ; Les flots ſont toujours agités, les vents toujours impétueux dans ſon contour ; ce qui doit venir de ce que la mer irrégulièrement pouſſée par des courans qui portent tantôt d’un côté & tantôt de l’autre, heurte avec impétuoſité contre des bords qui ſont partout à pic, & en eſt repouſſée avec la même violence. Cette cauſe eſt d’autant plus vraiſemblable, que ſur le banc même, à quelque diſtance des bords, on eſt tranquille comme dans une rade, à moins d’un vent forcé qui vienne de plus loin.

La morue diſparoit preſque toujours du grand banc & des petits bancs voiſins, depuis le milieu de juillet juſqu’à la fin d’août. À cet intervalle près, la pêche s’en fait toute l’année.

Avant de la commencer, on fait une galerie depuis le grand mât en arrière, & quelquefois dans toute la longueur du navire. Cette galerie extérieure, eſt garnie de barils défoncés par le haut. Les matelots s’y mettent dedans, la tête garantie des injures du tems, par un toit goudronné qui tient à ces barils. À meſure qu’ils prennent une morue, ils lui coupent la langue ; enſuite ils la livrent à un mouſſe, pour la porter au décoleur. Celui-ci lui tranche la tête, lui arrache le foie, les entrailles, & la laiſſe tomber par un écoutillon dans l’entrepont, où l’habilleur lui tire l’arête juſqu’au nombril, & la fait paſſer par un autre écoutillon dans la cale. C’eſt-là qu’elle eſt ſalée, & rangée en piles. Le ſaleur a l’attention d’obſerver qu’il y ait, entre les rangs qui forment les piles, aſſez de ſel pour que les couches de poiſſon ne ſe touchent pas, mais qu’il n’y en ait que ce qu’il faut. Le trop ou le trop peu de ſel, eſt également dangereux : l’un & l’autre excès fait avarier la morue.

Mais un phénomène bien conſtaté, c’eſt qu’a peine la pêche de ce poiſſon eſt commencée, que la mer s’engraiſſe, s’adoucit, & que les barques règnent ſur la ſurface des eaux, comme ſur une glace polie. Lorſqu’on dépèce la baleine, la graiſſe qui en découle produit le même effet. Un vaiſſeau nouvellement goudronné, apaiſe la mer ſous lui, & autour des bâtimens qui l’avoiſinent. En 1756, le docteur Franklin allant à Louiſbourg avec une grande flotte, remarqua que la lague de deux vaiſſeaux étoit ſinguliérement unie, tandis que celle des autres étoit agitée. Il en demanda la raiſon au capitaine, qui lui expliqua cette différence par la lavure des uſtenſiles de cuiſine, raiſon qui ne ſatiſfit pas le phyſicien ; mais dont il reconnut la vérité par une ſuite d’expériences où il vit quelques gouttes d’huile, dont la quantité réunie auroit à peine rempli une cuillère, tempérer les vagues à plus de cent toiſes, avec une célérité d’expanſion auſſi merveilleuſe que ſa diviſion. Il paroît que l’huile végétale a plus d’efficacité que l’huile animale. On eſtime la durée du calme qui en réſulte à deux heures, en pleine mer, où cet effet exige l’effuſion d’un volume d’huile conſidérable. Le ſacrifice de quelques barils de ce liquide, a ſauvé de grands bâtimens d’un naufrage, dont ils étoient menacés par la plus effroyable tempête.

Malgré une infinité de faits authentiques, juſqu’à préſent il eſt douteux que l’huile, ou en général tous les corps gras, ou fluides, ou divisés, aient la vertu d’abaiſſer la hauteur des flots. Ils paroiſſent n’avoir d’action que contre les briſans.

On dit que la mer briſe, lorſqu’elle s’élève très-haut en bouillonnant & en formant comme des colonnes d’eaux, qui retombent avec violence. Lorſque la mer eſt groſſe, les vagues montent, mais ſe ſuivent régulièrement, & les navires obéiſſent, ſans péril, à ce mouvement, qui ſemble les porter aux nues, ou les deſcendre aux enfers. Mais lorſque les vagues ſont agitées violemment par des vents qui ſoufflent en ſens contraires, ou par quelque autre cauſe, il n’en eſt pas ainſi. Deux vaiſſeaux, aſſez voiſins pour ſe parler, ceſſent tout-à-coup de s’apercevoir, Il s’élève entre eux une montagne d’eau, qui, venant à éclater & à fondre ſur eux, ſuffit pour les abymer. Cet état de mer n’eſt pas fréquent. On peut voyager long-tems ſans y être exposé. Mais l’emploi de l’huile n’en garantît-elle qu’un ſeul bâtiment, ſur la multitude de ceux qui couvrent l’océan, dans un grand nombre d’années, l’importance de ce facile ſecours ſeroit encore très-grande.

Les pêcheurs de Liſbonne & ceux des Bermudes rendent à l’eau le calme & la tranſparence avec un peu d’huile, qui arrête tout-à-coup l’irrégularité des réfractions des rayons de la lumière, & leur permet d’apercevoir le poiſſon. Les plongeurs modernes, qui vont chercher la perle au fond de la mer, ont coutume, à l’exemple des plongeurs anciens, de ſe remplir la bouche d’huile, qu’ils lâchent goutte à goutte, à meſure que l’obſcurité leur dérobe leur proie. Il y en a qui préſument la préſence du requin & l’abondance du hareng, dans les lieux où la mer leur offre un calme qui n’exiſte pas ſur le reſte du parage. Les uns diront que c’eſt l’effet de l’huile qui s’échappe du corps du hareng ; d’autres qu’elle en ſort ſous la dent du requin qui le dévore. Ils uſent du même moyen, tantôt pour diſcerner les pointes de rocher couvertes dans l’agitation des îlots, tantôt pour arriver à terre avec moins de péril. Pour cet effet, les uns ſuſpendent au derrière de leurs barques un paquet d’inteſtins, remplis de la graiſſe du fumal ou pétrel, oiſeau qui vomit toute pure l’huile des poiſſons dont il ſe nourrit. D’autres remplacent ces inteſtins par une cruche renversée, dont l’huile diſtille, à diſcrétion, par une ouverture faite au bouchon.

Le terrible élément, qui a séparé les continens ; qui ſubmerge les contrées ; qui chaſſe devant lui les animaux, les hommes, & qui envahira tôt ou tard leurs demeures, s’apaiſera dans ſa fureur, ſi vous paſſez & repaſſez, à ſa ſurface, une plume imbibée d’huile. Qui ſait quelles peuvent être les ſuites de cette découverte ; ſi l’on peut appeler de ce nom une connoiſſance qui ne peut être diſputée à Ariſtote & à Pline ? Si une plume trempée dans l’huile aplanit les flots, que ne produiront point de longues ailes, ſans ceſſe humectées du même fluide & artiſtement adaptées à nos vaiſſeaux ?

Cette idée n’échappera pas au ridicule de nos eſprits ſuperficiels : mais eſt-ce pour eux qu’on écrit ? Nous mépriſons trop les opinions populaires. Nous prononçons avec trop de précipitation ſur la poſſibilité ou l’impoſſibilité des choſes. Nous avons paſſé d’un extrémité à l’autre dans notre jugement de Pline le naturaliſe. Nos ancêtres ont trop accordé à Ariſtote ; nous lui avons, nous, plus refusé peut-être qu’il ne convenoit à des hommes, dont le plus inſtruit n’en ſavoit pas aſſez, ſoit pour approuver, ſoit pour contredire ſon livre des animaux. Ce dédain, je le pardonnerois peut-être à un Buffon, à un Daubenton, à un Linné : mais il m’indigne toujours dans celui qui ſortant de ſa véritable ſphère, fuyant la gloire qui vient à lui pour courir après celle qui le fuit, ſe haſardera de prononcer ſur le mérite de ces hommes de génie, avec une intrépidité qui révolteroit, quand même elle ſeroit appuyée ſur les titres les plus éclatans & les moins conteſtés.

Dans le droit naturel, la pêche du grand banc auroit dû être libre à tous les peuples. Cependant les deux puiſſances, qui avoient formé des colonies dans le nord de l’Amérique, étoient parvenues aſſez facilement à ſe l’approprier. L’Eſpagne, qui ſeule y formoit quelques prétentions, & qui, par la multitude de ſes moines, ſembloit y avoir des droits fondés ſur leur beſoin, les abandonna dans la dernière paix. Il n’y a que les Anglois & les François, qui fréquentent ces parages.

En 1773, la France y envoya cent vingt-cinq navires, qui formoient neuf mille trois cens ſoixante-quinze tonneaux & qui étoient montés par ſeize cens quatre-vingt-quatre hommes. On prit deux millions cent quarante-un milliers de morues, qui rendirent cent vingts deux barriques d’huile. Le produit entier fut vendu 1 421 615 livres.

La nation rivale fit une pêche beaucoup plus conſidérable. Peu de ceux qui y étoient employés étoient partis d’Europe. La plupart arrivoient de la Nouvelle-Angleterre, de la Nouvelle-Écoſſe, de l’iſle même de Terre-Neuve. Leurs bâtimens étoient petits, faciles à manier, peu élevés ſur l’eau, & ne donnoient guère de priſe aux vents & à l’agitation des vagues. C’étoient des matelots plus endurcis à la fatigue, plus accoutumés au froid, plus faits à une diſcipline auſtère qui les montoient. Ils portoient avec eux un appât fort ſupérieur à celui qu’on trouvoit ſur les lieux. Auſſi leur pêche fut elle infiniment ſupérieure à celle du François. Mais comme ils avoient moins de débouchés que lui pour la morue verte, la plus grande partie du poiſſon qu’ils prirent fut porté ſur les côtes voiſines, où on le convertiſſoit en morue sèche.

Cette autre morue s’obtient de deux manières. Celle qu’on nomme pêche errante, appartient aux navires expédiés tous les ans d’Europe pour Terre-Neuve, à la fin de mars ou dans le courant d’avril. Souvent ils rencontrent, au voiſinage de l’iſle, une quantité de glaces que les courans du Nord pouſſent vers le Sud, qui ſe briſent dans leur choc réciproque, & qui fondent plutôt ou plus tard, à la chaleur de la ſaiſon. Ces pièces de glace ont quelquefois une lieue de circonférence, s’élèvent dans les airs à la hauteur des plus grandes montagnes, & cachent dans les eaux une profondeur de ſoixante à quatre-vingts braſſes. Jointes à d’autres glaces moins conſidérables, elles occupent une longueur de cent lieues, ſur une largeur de vingt-cinq ou trente. L’intérêt, qui porte les navigateurs à toucher le plus promptement aux atterrages, pour choiſir les havres les plus favorables à la pêche, leur fait braver la rigueur des ſaiſons & des élémens, conjurés contre l’induſtrie humaine. Les remparts les plus formidables de l’art militaire, les foudres d’une place aſſiégée, la manœuvre du combat naval le plus ſavant & le plus opiniâtre, n’ont rien qui demande autant d’audace, d’expérience & d’intrépidité, que les énormes boulevards flottans que la mer oppoſe à ces petites flottes de pêcheurs. Mais la plus avide de toutes les faims, la plus cruelle de toutes les ſoifs, la faim & la ſoif de l’or percent toutes les barrières, traverſent ces montagnes de glace, & l’on arrive enfin à cette iſle où tous les vaiſſeaux doivent ſe charger de poiſſon.

Après le débarquement, il faut couper du bois, élever ou réparer des échafauds. Ces travaux occupent tout le monde. Lorſqu’ils ſont finis, on ſe partage. La moitié des équipages reſte à terre, pour donner à la morue les façons dont elle a beſoin. L’autre moitié s’embarque ſur des bateaux. Pour la pêche du caplan, il y a quatre hommes par bateau ; & trois pour la pêche de la morue.

Ceux-ci, qui ſont le plus grand nombre, partent dès l’aurore, s’éloignent juſqu’à trois, quatre ou cinq lieues des côtes, & reviennent dans la nuit jeter ſur leurs échafauds, dreſſés au bord de la mer, le fruit du travail de toute la journée.

Le décoleur, après avoir coupé la tête à la morue, lui vuide le corps, & la livre à l’habilleur, qui la tranche & la met dans le ſol, où elle reſte huit ou dix jours. Après qu’elle a été lavée, elle eſt étendue ſur du gravier, où on la laiſſe juſqu’à ce qu’elle ſoit bien séchée. On l’entaſſe enſuite en piles, où elle ſue quelques jours. Elle eſt encore remiſe ſur la grève, où elle achève de sécher, & prend la couleur qu’on lui voit en Europe.

Il n’y a point de fatigues comparables à celles de ce travail. À peine laiſſe-t-il quatre heures de repos chaque nuit. Heureuſement, la ſalubrité du climat ſoutient la ſanté contre de ſi fortes épreuves. On compteroit pour rien ſes peines, ſi elles étoient mieux récompensées par le produit.

Mais il eſt des havres où les grèves, trop éloignées de la mer, font perdre beaucoup de tems. Il en eſt dont le fond de roc vif & ſans varec, n’attire pas le poiſſon. Il en eſt où il jaunit par les eaux douces qui s’y déchargent ; & d’autres où il eſt brûlé de la réverbération du ſoleil, réfléchi par les montagnes.

Les havres, même les plus favorables, ne donnent pas l’aſſurance d’une bonne pêche, La morue ne peut abonder également dans tous. Elle ſe porte tantôt au Nord, tantôt an Sud, & quelquefois au milieu de la côte ; attirée ou pouſſée par la direction du caplan ou des vents. Malheur aux pêcheurs qui ſe trouvent fixés loin des lieux qu’elle préfère. Les frais de leurs établiſſemens ſont perdus, par l’impoſſibilité de la ſuivre avec tout l’attirail qu’exige cette pêche.

Elle finit dès les premiers jours de ſeptembre ; parce que le ſoleil ceſſe alors d’avoir la force néceſſaire pour sécher la morue. Tous les navigateurs n’attendent pas même cette époque pour mettre à la voile. Pluſieurs ſe hâtent de prendre la route des Indes Occidentales ou des états catholiques de l’Europe, pour obtenir les avantages de la primeur, qu’on perdroit dans une trop grande concurrence.

Des ports de France partirent pour cette pêche, en 1773, cent quatre bâtimens qui compoſoient quinze mille ſix cens vingt-un tonneaux, & qui avoient ſept mille deux cens ſoixante-trois matelots. Cent quatre-vingt dix mille cent ſoixante quintaux & deux mille huit cens vingt-cinq barriques d’huile furent la récompenſe de leurs travaux. Ces deux objets réunis rendirent 3 816 580 l.

Mais comment eſt-il arrivé qu’un empire dont la population eſt immenſe, dont les côtes ſont très-étendues ; qu’un gouvernement qui a de ſi grands beſoins, & pour ſes provinces d’Europe, & pour ſes colonies du Nouveau-Monde : comment eſt-il arrivé que la plus importante de ſes pêcheries ait été réduite à ſi peu de choſe ? Des cauſes intérieures, des cauſes extérieures ont amené cet événement.

La morue fut long-tems ſurchargée de droits à l’entrée du royaume. Sa conſommation devoit de nouvelles taxes. On eſpéroit, en 1764, que ces vexations alloient finir. Le conſeil ſe diviſa malheureuſement. Quelques-uns de les membres s’opposèrent à la franchiſe du poiſſon ſalé, parce que d’autres membres s’étoient déclarés contre l’exportation des eaux-de-vie de cidre & de poiré. La raiſon ſe fit enfin entendre. Le fiſc conſentit, en 1773, au ſacrifice de la moitié des impoſitions arrachées juſqu’alors à cette branche d’induſtrie, & deux ans après, à l’abandon entier de cette reſſource peu conſidérable.

Le ſel eſt un article principal & très-principal dans la pêche de la morue. Cette production de la mer & du ſoleil étoit montée à un prix exceſſif en France. En 1768, en 1770, on accorda pour un an ſeulement, & en 1774 pour un tems illimité, aux pêcheurs la liberté de s’en pourvoir chez l’étranger. Cette facilité leur a été depuis refusée, mais elle leur ſera rendue. Le miniſtère comprendra que, ſans une extrême néceſſité, ſes navigateurs n’emploieront jamais les ſels d’Eſpagne & de Portugal de préférence aux ſels fort ſupérieurs du Poitou & de la Bretagne.

Lorſque la morue verte arrive du nord de l’Amérique, il reſte entre ſes différentes couches une quantité conſidérable de ſel non fondu. Les fermiers de la couronne abusèrent long-tems de l’aſcendant qu’ils avoient pris dans les réſolutions publiques pour le faire proſcrire comme inutile ou même comme dangereux. Ce n’eſt qu’après un ſiècle de ſollicitations, de démonſtrations, qu’il a été permis de l’employer, avec beaucoup d’avantages, dans les pêcheries de morue sèche.

Les voilà donc détruites la plupart de ces barrières qu’une puiſſance, peu éclairée ſur ſes intérêts, oppoſoit elle-même à ſes proſpérités. Voyons ce qu’il faut penſer de celles qu’une odieuſe rivalité a élevées.

Terre-Neuve eut autrefois deux maîtres. La pacification d’Utrecht aſſura la propriété de cette iſle à la Grande-Bretagne ; & les ſujets de la cour de Verſailles ne conſervèrent que le droit d’y pêcher depuis le cap Bonaviſte, en tournant au Nord, juſqu’à la Pointe-Riche. Mais cette dernière ligne de démarcation ne ſe trouvoit dans aucune des cartes qui avoient précédé le traité. Le géographe Anglois Herman Moll fut le premier qui en parla en 1715, & il la plaça au cap Raye.

On étoit aſſez généralement perſuadé qu’il en devoit être ainſi, lorſqu’en 1764, le miniſtère Britannique, ſur la foi d’une lettre de Prior qui avoit manié l’affaire des limites, & d’une requête préſentée au parlement en 1716, par les pêcheurs Anglois, prétendit que c’étoit par les cinquante degrés trente minutes de latitude qu’il falloit établir la Pointe-Riche. Le conſeil de Louis XV déféra ſur-le-champ à des autorités qu’il auroit pu conteſter : mais ayant découvert lui-même dans ſes archives une carte manuſcrite qui avoit ſervi à la négociation, & qui plaçoit la Pointe-Riche par les quarante-neuf degrés de latitude, ſur le bord & au nord de la baie des Trois-Iſles, il demanda pour ſes titres la même déférence qu’il avoit eue pour ceux qu’on lui avoit préſentés. C’étoit le cri de la raiſon & de la juſtice. Cependant les François qui osèrent aller dans l’eſpace conteſté eſſuyèrent la honte & le dommage de voir leurs bateaux confiſqués. Tel étoit l’état des choſes, lorſque les hoſtilités ont recommencé entre les deux nations. Il faut eſpérer, qu’à la paix prochaine, la cour de Verſailles obtiendra le redreſſement de ce premier grief.

Elle s’occupera, ſans doute, d’un autre bien plus important encore. Ses ſujets, par les traités d’Utrecht & de Paris, devoient jouir de l’eſpace qui s’étend entre les caps Bonaviſte & Saint-Jean. Trois mille Anglois y ont formé, à diverſes époques, des établiſſemens fixes, & en ont ainſi néceſſairement écarté des navigateurs qui arrivoient tous les ans d’Europe. La France a réclamé contre ces uſurpations, & a obtenu que le miniſtère Britannique preſcriroit à ſes pêcheurs d’aller occuper ailleurs leur activité. L’ordre n’a pas été exécuté & ne pouvoit pas l’être. Alors la cour de Verſailles a demandé, pour équivalent, la liberté de la pêche, depuis la Pointe-Riche juſques vers les iſles Saint-Pierre & Miquelon. La conciliation paroiſſoit devoir réuſſir : mais les troubles ont tout dérangé ; & c’eſt encore un arrangement à attendre de la paix prochaine.

Elle aſſurera auſſi aux navigateurs François la pêche excluſive ſur la partie de Terre-Neuve qu’ils ſont autorisés à fréquenter. Ce droit ne leur avoit pas été conteſté avant 1763. Juſqu’alors les Anglois s’étoient bornés à y aller pêcher le loup-marin durant l’hiver : ils avoient toujours fini leurs opérations & quitté la contrée avant le printems. À cette époque, ils commencèrent à fréquenter les mêmes havres que leurs concurrens occupoient ſeuls auparavant. Il falloit que la cour de Verſailles eût été réduite à l’humiliation de ſacrifier les côtes poiſſonneuſes de Labrador, de Gaſpé, de Saint-Jean, de Cap-Breton, pour qu’une nation trop fière de ſes triomphes osât former cette nouvelle prétention. Ses amiraux portèrent même l’inſolence de la victoire juſqu’à défendre aux pêcheurs François de ſuivre la morue le dimanche, ſous prétexte que les pêcheurs Anglois s’abſtenoient d’en prendre ce jour-là. Nous ſommes autorisés à penſer que le conſeil de Saint-James n’approuvoit pas des entrepriſes ſi viſiblement contraires à l’eſprit des traités. Il ſentoit que la réſerve miſe par la France à la ceſſion de la propriété de Terre-Neuve devenoit illuſoire, ſi ſes pêcheurs pouvoient trouver les lieux abondans en poiſſon occupés par des rivaux qui, fixés ſur les côtes voiſines, arriveroient toujours les premiers. Cependant il ſe détermina à ſoutenir qu’en toute rigueur, la jouiſſance devoit être commune aux deux peuples. Il lui auroit fallu plus de force & plus de courage qu’il n’en avoit pour braver les cris de l’oppoſition & des murmures que ſa juſtice auroit excités. On comptoit auſſi ſur la foibleſſe de Louis XV, & l’on ne ſe trompoit pas. Les circonſtances & le caractère de ſon ſucceſſeur ne ſont pas les mêmes. Ce tort ſera redreſſé avec beaucoup d’autres. Il n’eſt pas même impoſſible que les pêcheries sédentaires de cette couronne reçoivent quelque accroiſſement.

Il faut entendre par pêche sédentaire celle que font les Européens établis ſur les côtes de l’Amérique où la morue abonde. Elle eſt infiniment plus utile que la pêche errante, parce qu’elle exige moins de frais & qu’elle peut être continuée plus long-tems. Les François jouiſſoient de ces avantages avant que les fautes de leur gouvernement leur euſſent fait perdre les vaſtes territoires qu’ils avoient dans cette région. La paix de 1763 réduiſit leurs établiſſemens fixes à l’iſle de Saint-Pierre & aux deux iſles de Miquelon, qu’il ne leur fut pas même permis de fortifier.

Il eſt ſimple & naturel qu’un conquérant s’approprie autant qu’il peut ſes conquêtes, qu’il affoibliſſe ſon ennemi en s’agrandiſſant : mais il ne doit jamais laiſſer des ſujets permanens d’humiliation qui ne lui fervent de rien, & qui mettent la rage dans le cœur de ceux dont il a triomphé. Le regret d’une perte s’affaiblit & ſe paſſe avec le tems. Le ſentiment de la honte s’irrite de jour en jour & ne ceſſe point. Le moment de ſe développer eſt-il arrivé ? il ſe manifeſte avec d’autant plus de fureur, qu’il a duré plus long-tems. Puiſſances de la terre, ſoyez donc modeſtes dans les conditions que vous impoſerez au vaincu, & dans les monumens par leſquels vous vous propoſerez d’éterniſer la mémoire de vos ſuccès. Il eſt impoſſible de ſouſcrire avec ſincérité à un pacte déſhonorant. On ne trouve déjà que trop de faux prétextes, de motifs injuſtes pour enfreindre les traités, ſans y en ajouter un auſſi légitime & auſſi preſſant que celui de ſe ſouſtraire à l’ignominie. N’exigez, dans la proſpérité, que les ſacrifices auxquels vous vous réſoudriez, ſans rougir, dans le malheur. Un monument qui inſulte, & ſur lequel un ennemi qui traverſe votre capitale ne peut tourner les yeux ſans éprouver un mouvement profond d’indignation, eſt une perpétuelle exhortation à la vengeance. S’il étoit jamais poſſible qu’une des nations outragées à la place des Victoires, où on les voit indignement enchaînées par la plus vile & la plus impudente des flatteries, entrât victorieuſe dans Paris, je n’en doute point : la ſtatue du monarque orgueilleux qui agréa cet indiſcret hommage, ſeroit en un clin-d’œil miſe en pièces ; peut-être même un reſſentiment, long-tems étouffé, réduiroit-il en cendres la ſuperbe cité qui la renferme. Qu’on vous montre couronné de la victoire, mais ne ſouffrez pas qu’on poſe votre pied ſur la tête de votre ennemi. Si vous avez été heureux, ſongez que vous pouvez ceſſer de l’être ; & qu’il y a plus de honte à détruire ſoi-même un monument que de gloire à l’avoir élevé. Les Anglois auroient peut-être retiré leur inſpecteur d’un des ports de France, s’ils avoient pu ſavoir avec quelle impatience il y étoit regardé, & combien de fois les François ont dit au fond de leurs âmes, avons-nous encore long-tems à ſouffrir cet aviliſſement ?

Saint-Pierre à vingt-cinq lieues de circonférence ; un port où trente petits bâtimens trouvent un aſyle sûr ; une rade qui peut contenir une quarantaine de vaiſſeaux de quelque grandeur qu’ils ſoient ; des côtes propres à sécher beaucoup de morue. En 1773, il y avoit ſix cens quatre domiciliés ; & un nombre à-peu-près égal de matelots y paſſèrent l’intervalle d’une pêche à l’autre.

Les deux Miquelons, moins importantes ſous tous les points de vue, ne comptoient que ſix cens quarante-neuf habitans ; & cent vingt-ſept pêcheurs étrangers ſeulement y demeurèrent pendant l’hiver.

Les travaux de ces inſulaires, joints à ceux de quatre cens cinquante hommes arrivés d’Europe ſur trente-cinq navires, ne produiſirent que trente-ſix mille ſix cens ſoixante & dix quintaux de morue & deux cens cinquante-trois barriques d’huile, qui furent vendus 805 490 livres.

Cette valeur ajoutée à celle de 1421615 l. que rendit la morue verte priſe au grand banc ; à 3816580 liv. qu’on tira de la morue séchée ſur l’iſle même de Terre-Neuve, éleva, en 1773, la pêche Françoiſe à la ſomme de 6 033 685 livres.

De ces trois produits, il n’y eut que celui de Saint-Pierre & de Miquelon qui reçurent les années ſuivantes quelque augmentation.

Ces iſles ne ſont éloignées que de trois lieues de la partie méridionale de Terre-Neuve. Par les traités, la poſſeſſion des côtes emporte cette étendue. L’eſpace devoit donc être en commun ou partagé entre les pêcheurs François & les pêcheurs Anglois, dont le droit étoit le même. La force qui prend rarement conſeil de la juſtice, s’appropria tout. La raiſon ou la politique lui inſpirèrent à la fin des ſentimens plus modérés ; & en 1776, elle conſentit à une diſtribution égale du canal. Ce changement mit Saint-Pierre & les Miquelons en état de pêcher l’année ſuivante ſoixante & dix mille cent quatre quintaux de morue sèche, & ſoixante & ſeize mille ſept cens quatre-vingt-quatorze morues vertes.

Mais cet accroiſſement ne mit pas la France en état d’alimenter les marchés étrangers, comme elle le faiſoit vingt ans auparavant. À peine ſa pêche ſuffiſoit-elle à la conſommation du royaume. Il ne reſtoit rien ou preſque rien pour les colonies dont les beſoins étoient ſi étendus.

Cet important commerce étoit paſſé tout entier à ſes rivaux, depuis que la victoire lui avoit donné le nord de l’Amérique. Ils fourniſſoient la morue au midi de l’Europe & aux Indes Occidentales ; ils la fourniſſoient même aux iſles Françoiſes, malgré l’impôt de quatre francs par quintal dont on l’avoit chargée pour la repouſſer ; malgré une gratification de trente-cinq fols par cent peſant, accordée à la pêche nationale. La Grande-Bretagne voyoit avec une douce ſatiſfaction, qu’indépendamment des conſommations faites dans ſes divers établiſſemens, cette branche d’induſtrie donnoit, chaque année, à ſes ſujets, de l’ancien & du nouvel hémiſphère, une maſſe conſidérable de métaux, une grande abondance de denrées. Cet objet d’exportation ſeroit encore devenu plus conſidérable, ſi, au tems de la conquête, la cour de Londres, n’avoit eu l’inhumanité de chaſſer des iſles Royale & de Saint-Jean les François qui s’y trouvoient établis, qui n’ont pas été remplacés & qui peut-être ne le ſeront jamais. Une ſi mauvaiſe politique avoit été autrefois ſuivie à la Nouvelle-Écoſſe : car il eſt dans la jalouſie de l’ambition de détruire pour poſſéder.