Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 12

XII. À quelles époques & de quelle manière les Anglois & les François s’établirent-ils à Terre-Neuve.

La découverte de Terre-Neuve fut faite, en 1497, par le Vénitien Jean Cabot. Cet événement n’eut aucune ſuite. Au retour de ce grand navigateur, l’Angleterre étoit trop occupée de ſes démêlés avec l’Écoſſe, pour penſer sérieuſement à des intérêts ſi éloignés.

Trente ans après, Henri VIII envoya deux vaiſſeaux pour étudier l’iſle qu’on n’avoit fait d’abord qu’apercevoir. L’un des bâtimens périt ſur ces côtes ſauvages, & l’autre regagna l’Europe ſans avoir acquis de lumières.

Un nouveau voyage, entrepris en 1536, fut plus utile. Les aventuriers qui l’avoient tenté, avec le ſecours du gouvernement, apprirent à leur patrie qu’on pourroit pêcher à Terre-Neuve une grande abondance de morue. Cette inſtruction ne fut pas tout-à-fait perdue. Bientôt après, de petits bâtimens partis d’Angleterre au printemps, y revenoient dans l’automne avec des cargaiſons entières de poiſſon séché ou ſalé.

Dans les premiers tems, le terrein néceſſaire pour préparer la morue, appartenoit au premier qui s’en emparoit. Cet uſage étoit une ſemence de diſcordes. Le chevalier Hampshrée, qu’Éliſabeth envoya, en 1582, dans ces parages avec cinq navires, fut autorisé à aſſurer à perpétuité à chaque pêcheur la partie de la côte qu’il auroit choiſie.

Ce nouvel ordre de choſes multiplia tellement les expéditions pour Terre-Neuve, qu’on y vit, en 1615, deux cens cinquante navires Anglois, dont la réunion pouvoit former quinze mille tonneaux. Tous ces bâtimens étoient partis d’Europe. Ce ne fut que quelques années après, qu’il s’y éleva des habitations fixes. Peu-à-peu, elles occupèrent, ſur la côte orientale, l’eſpace qui s’étend depuis la baie de la Conception, juſqu’au cap de Raze. Les pêcheurs, placés à quelque diſtance les uns des autres, par la nature du ſol & de leurs occupations, pratiquèrent entre eux des communications faciles par des chemins coupés dans les bois. Leur point de réunion étoit à Saint-Jean. C’eſt-là que dans un excellent port, ouvert entre deux montagnes très-rapprochées, ils trouvoient des armateurs venus de la métropole, qui, en échange des produits de la pêche, fourniſſoient à tous leurs beſoins.

Les François n’avoient pas attendu ces progrès du commerce Anglois, pour tourner leurs regards vers Terre-Neuve. Ils prétendent même avoir fréquenté les côtes de cette iſle dès le commencement du ſeizième ſiècle. Cette époque peut être trop reculée : mais il eſt certain qu’elle eſt antérieure à l’année 1634, tems auquel ils obtinrent, ſelon leurs rivaux, de Charles I, la liberté de pêcher dans ces parages, en lui payant un droit de cinq pour cent, & bientôt après l’exemption de ce tribut, également onéreux & humiliant.

Quoi qu’il en ſoit de cette particularité, dont aucun monument n’a conſtaté la certitude, il eſt démontré que vers le milieu du dix-ſeptième ſiècle, Terre-Neuve recevoit annuellement les François. Ils ne s’occupoient pas, à la vérité, de la côte occidentale de l’iſle, quoique formant en partie le golfe Saint-Laurent, elle fût censée leur appartenir : mais ils fréquentoient en aſſez grand nombre la ſeptentrionale, qu’ils avoient appelée le petit Nord. Quelques-uns s’étoient même fixés ſur la méridionale, où ils avoient formé une eſpèce de bourgade dans la baie de Plaiſance, qui reuniſſoit toutes les commodités qu’on pouvoir déſirer pour une pêche heureuſe.

Entre tous les établiſſemens dont les Européens ont couvert le Nouveau-Monde, il ne s’en trouve point de la nature de celui de Terre-Neuve. Les autres ont généralement ſervi de tombeau aux premiers colons qu’ils ont reçus & à un grand nombre de ceux qui les ont ſuivis : lui ſeul n’a pas dévorer un ſeul homme ; il a même rendu des forces à pluſieurs de ceux que des climats moins ſains avoient épuisés. Les autres ont été un théâtre à jamais odieux d’injuſtices, d’oppreſſion, de carnage : lui ſeul n’a point offensé l’humanité, n’a bleſſé les droits d’aucun peuple. Les autres n’ont donné des productions qu’en recevant en échange des valeurs égales : lui ſeul a tiré du ſein des eaux une richeſſe formée par la nature ſeule & qui ſert d’aliment à diverſes contrées de l’un & l’autre hémiſphère.

Combien il ſe paſſa de tems avant qu’on fît ce parallèle ! Qu’étoit-ce aux yeux des peuples que du poiſſon en comparaiſon de l’argent qu’on alloit chercher dans le Nouveau-Monde ? Ce n’eſt que tard qu’on a compris, ſi même on le comprend bien encore, que la repréſentation de la choſe ne vaut pas mieux que la choſe même ; & qu’un navire rempli de morue & un galion ſont des bâtimens également chargés d’or. Il y a même cette différence remarquable, que les mines s’épuiſent & que les pêcheries ne s’épuiſent pas. L’or ne ſe reproduit pas, & l’animal ne ceſſe de ſe reproduire.

La richeſſe des pêcheries de Terre-Neuve avoit ſi peu frappé la cour de Verſailles en particulier, qu’elle n’avoit pas ſongé à ces parages avant 1660, & qu’elle ne voulut s’en occuper alors que pour y détruire ce que ſes ſujets y avoient fait de bien, ſans ſon influence. Elle abandonna la propriété de la baie de Plaifance à un particulier nommé Gargot : mais cet homme avide fut repouſſé par les pêcheurs qu’on lui avoit permis de dépouiller. L’autorité ne s’opiniâtra point à ſoutenir l’injuſtice dont elle s’étoit rendue coupable ; & cependant la colonie n’en fut pas moins opprimée. Tirés de l’heureux oubli où ils étoient reſtés, les hommes laborieux, que le beſoin avoit réunis ſur cette terre ſtérile & ſauvage, furent vexés, ſans relâche, par les commandans qui ſe ſuccédèrent dans un fort qu’on avoit conſtruit. Cette tyrannie qui ne permit jamais aux colons d’arriver au degré d’aiſance néceſſaire pour pouſſer leurs travaux avec ſuccès, devoit empêcher auſſi qu’ils ne ſe multipliâſſent. La pêche Françoiſe ne put donc atteindre le niveau de la pêche Angloiſe.

Cependant la Grande-Bretagne n’oublia pas, à Utrecht, que ces voiſins entreprenans, ſoutenus des Canadiens, accoutumés à la chaſſe & aux coups de main, avoient porté, durant les deux dernières guerres, la déſolation dans ſes divers établiſſemens. C’en étoit aſſez pour lui faire demander la poſſeſſion entière de Terre-Neuve ; & les malheurs de la France épuisée, déterminèrent à ce ſacrifice. Cette puiſſance ſe réſerva pourtant le droit de pêcher dans une partie de l’iſle, & même ſur tout le grand banc qui en étoit une dépendance.