Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 15

XV. La France eſt forcée de céder la Nouvelle-Écoſſe à l’Angleterre

La chaleur, que les Anglois avoient montrée à s’emparer de ce territoire, ne ſe ſoutint pas dans les ſoins qu’on prit de le garder ou de le faire valoir. Après avoir légèrement fortifié Port-Royal, qui prit le nom d’Annapolis, en l’honneur de la reine Anne, on ſe contenta d’y envoyer une garniſon médiocre. L’indifférence du gouvernement paſſa dans la nation ; ce qui n’eſt pas ordinaire aux pays où règne la liberté. Il ne ſe tranſporta que cinq ou ſix familles Angloiſes dans l’Acadie. Elle reſta toujours habitée par ſes premiers colons. On ne réuſſit même à les y retenir, qu’en leur promettant de ne les jamais forcer à prendre les armes contre leur ancienne patrie. Tel étoit l’amour que l’honneur & la gloire de la France inſpiroient alors à tous ſes enfans. Chéris de leur gouvernement, honorés des nations étrangères, attachés à leur roi par une ſuite de proſpérités qui les avoit illuſtrés & agrandis ; ils avoient ce patriotiſme qui naît des ſuccès. Il étoit beau de porter le nom François, il eût été trop affligeant de le quitter. Auſſi, les Acadiens, qui avoient juré, en ſubiſſant un nouveau joug, de ne jamais combattre contre leurs premiers drapeaux, furent-ils appelés les François neutres.

Quelle puiſſante exhortation que cet exemple d’attachement & mille autres qui l’ont précédé, qui l’ont ſuivi, au monarque de la France de travailler ſans ceſſe au bonheur d’une pareille nation ; d’une nation ſi douce, ſi fière & ſi généreuſe. Un forfait fut quelquefois le crime d’un individu ou d’une ſociété particulière, mais jamais il ne fut celui des ſujets. Ce ſont les François qui ſavent ſouffrir avec une patience infinie les plus longues, les plus cruelles vexations, & montrent les plus ſincères, les plus éclatans tranſports de la reconnoiſſance, au moindre ſigne de la clémence de leur ſouverain. Ils l’aiment, ils le chériſſent ; il ne tient qu’à lui d’en être adoré. Le ſouverain qu’ils mépriſeroient ſeroit le plus mépriſable des hommes ; le ſouverain qu’ils haïroient ſeroit le plus méchant des ſouverains. Malgré tous les efforts que l’on a faits, pendant des ſiècles, pour éteindre dans nos âmes le ſentiment patriotique, il n’exiſte peut-être chez aucune nation plus vif & plus énergique. J’en atteſte notre allégreſſe dans les événemens glorieux qui ne ſoulageront point notre misère. Que ne ferions-nous point, ſi la félicité publique devoit ſuccéder à la gloire de nos armes ?

Il y avoit douze à treize cens Acadiens dans la capitale ; les autres étoient répandus dans les campagnes. On ne leur donna point de magiſtrat pour les conduire. Ils ne connurent pas les loix Angloiſes. Jamais il ne leur fut demandé ni cens, ni tribut, ni corvée. Leur nouveau ſouverain paroiſſoit les avoir oubliés, & lui-même, il leur étoit tout-à-fait étranger.