Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 2

II. Établiſſement des François dans l’iſle de Saint-Jean. But de cette entrepriſe.

Toutes les parties de la Nouvelle-France n’étoient pas prédeſtinées, des leur origine, au même état de langueur. Plus heureuſe que l’Iſle-Rovale, l’iſle de Saint-Jean traita mieux ſes habitans. Plus avancé dans le golfe Saint-Laurent elle a vingt-deux lieues de long, mais n’en a guère qu’une dans ſa plus grande largeur. Sa courbure naturelle, qui ſe termine en pointe aux deux extrémités, lui donne la figure d’un croiſſant. Quoique la propriété n’en eût jamais été diſputée à la France, cette couronne ſembloit l’avoir dédaignée avant la pacification d’Utrecht. La perte de l’Acadie & de Terre-Neuve, lui ouvrit les yeux ſur ce foible reſte ; & le gouvernement voulut ſavoir ce qu’on pourroit en faire.

On trouva que l’hiver y étoit long, le froid exceſſif, la neige abondante, la quantité d’inſectes prodigieuſe : mais qu’une côte ſaine, un port excellent, & des havres commodes, rachetoient ces déſagrémens. On y vit un pays uni, que la nature avoit enrichi & coupé de prairies abondantes, par une infinité de petites ſources qui le traverſoient ; un ſol extrêmement varié, ouvert à la culture de toutes les eſpèces de grains ; du gibier & des bêtes fauves ſans nombre ; un grand abord des meilleures ſortes de poiſſon ; une population de ſauvages plus conſidérable que dans les autres iſles. Ce dernier fait confirmoit ſeul tant d’avantages.

Le bruit qui s’en répandit en France, y fit naître, en 1619, une compagnie qui forma le double projet de défricher une iſle ſi productive, & d’y établir une grande pêche de morue. Malheureuſement, l’intérêt qui avoit uni les aſſociés les diviſa, avant même qu’ils euſſent mis la main à l’exécution de leur entrepriſe. Saint-Jean étoit retombé dans l’oubli, lorſque les Acadiens commencèrent à paſſer dans cette iſle en 1749. Avec le tems, ils s’y réunirent juſqu’au nombre de trois mille cent cinquante-quatre. Comme ils étoient la plupart cultivateurs, & ſurtout habitués à élever des troupeaux, le gouvernement crut devoir les fixer à ce genre d’occupation. Ainſi, la pêche de la morue ne fut permiſe qu’à ceux qui s’établirent à la Tracadie & à Saint-Pierre.

Borner l’induſtrie par des prohibitions ou des privilèges excluſifs, c’eſt nuire tout-à-la-fois au travail que l’on permet, & à celui que l’on défend. Quoique l’iſle de Saint-Jean n’offre pas aſſez de grèves pour sécher la grande quantité de poiſſon qui ſe porte ſur ſes côtes, & que ce poiſſon ſoit trop gros pour être aiſement séché, une puiſſance, dont les pêcheries ne ſuffiſoient pas à la conſommation de ſes nombreux ſujets, devoit encourager ce genre d’exploitation. Si elle avoit moins de sécheries que de pêche, on pouvoit préparer de la morue verte, qui auroit fait ſeule une excellente branche de commerce.

En bornant les colons de Saint-Jean à l’agriculture, on les privoit de toute reſſource dans les années, trop fréquentes, où la moiſſon étoit dévorée ſur pied par les mulots & les ſauterelles. On réduiſoit à rien les échanges que la métropole pouvoit & devoit faire avec ſa colonie. Enfin on arrêtoit la culture même qu’on vouloit favoriſer, par l’impoſſibilité où l’on mettoit les habitans d’acquérir les moyens de l’étendre.

L’iſle ne recevoit annuellement d’Europe, qu’un ou deux petits bâtimens qui abordoient au port la Joie. C’eſt Louiſbourg qui fourniſſoit à ſes beſoins. Elle les payoit avec ſon froment, ſon orge, ſon avoine, ſes légumes, ſes bœufs & ſes moutons. Un détachement de cinquante hommes veilloit à ſa police, plutôt qu’à ſa sûreté. Celui qui étoit à leur tête dépendoit de l’Iſle-Royale, qui relevoit elle-même du gouverneur du Canada. Cet adminiſtrateur commandoit au loin ſur un vaſte continent, dont la Louyſiane formoit la portion la plus intéreſſante.