Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 3

III. Découverte du Miſſiſſipi par les François

Cette grande & belle contrée, que les Eſpagnols comprenoient autrefois dans la Floride, reſta long-tems inconnue aux habitans du Canada. Ce ne fut qu’en 1660 qu’ils en ſoupçonnèrent l’exigence. Avertis, à cette époque, par les ſauvages qu’il y avoit à l’Occident de la colonie un grand fleuve, qui ne couloit ni à l’Eſt, ni au Nord, ils en conclurent qu’il devoit ſe rendre au golfe du Mexique, s’il couloit au Sud, ou dans l’Océan Pacifique, s’il ſe déchargeoit à l’Oueſt. Le ſoin d’éclaircir ces faits importans, fut confié, en 1673, à Jolier, habitant de Québec, homme très-intelligent, & au jéſuite Marquette, dont les mœurs douces & compatiſſantes, étoient généralement chéries.

Auſſi-tôt, ces deux hommes, également déſintéreſſés, également actifs, également paſſionnés pour leur patrie, partent enſemble du lac Michigan, entrent dans la rivière des Renards, qui s’y décharge, & la remontent juſque vers ſa ſource, malgré les courans, qui en rendent la navigation difficile. Après quelques jours de marche, ils ſe rembarquent ſur le Ouiſconſing, & navigant toujours à l’Oueſt, ils ſe trouvent ſur le Miſſiſſipi, qu’ils deſcendent juſqu’aux Akanfas, vers les trente-trois degrés de latitude. Leur zèle les pouſſoit plus loin : mais ils manquoient de ſubſiſtances ; mais ils ſe trouvoient dans des régions inconnues ; mais ils n’avoient que trois ou quatre hommes avec eux ; mais l’objet de leur voyage étoit rempli, puiſqu’ils avoient découvert le fleuve qu’on cherchoit, & qu’ils étoient aſſurés de ſa direction. Ces conſidérations les déterminèrent à reprendre la route du Canada à travers le pays des Illinois, peuple aſſez nombreux & très-diſposé à s’allier avec leur nation. Sans rien cacher, ſans rien exagérer, ils communiquèrent au chef de la colonie les lumières qu’ils avoient acquiſes.

La Nouvelle-France comptoit alors au nombre de ſes habitans, un Normand nommé Laſale, poſſédé de la double paſſion de faire une grande fortune, & de parvenir à une réputation brillante. Ce perſonnage avoit acquis dans la ſociété des jéſuites, où il avoit paſſé ſa jeuneſſe, l’activité, l’enthouſiaſme, le courage d’eſprit & de cœur, que ce corps célèbre ſavoit ſi bien inſpirer aux âmes ardentes, dont il aimoit à ſe recruter. Laſale, prêt à ſaiſir toutes les occaſions de ſe ſignaler, impatient de les faire naître, audacieux & entreprenant, voit enfin dans la découverte qui vient d’être faite, une vaſte carrière ouverte à ſon ambition & à ſon génie. De concert avec Frontenac, gouverneur du Canada, il s’embarque pour l’Europe, ſe préſente à la cour de Verſailles, s’y fait écouter, preſque admirer dans un tems où la paſſion des grandes choſes échauffait à la fois le monarque & la nation. Il en revient comblé de faveurs & avec l’ordre d’achever ce qu’on avoit ſi heureuſement commencé.

C’étoit un beau projet. Pour en rendre l’exécution utile & ſolide, il falloit, par des forts placés de diſtance en diſtance, s’aſſurer des contrées qui séparoient le Miſſiſſipi des établiſſemens François ; il falloit gagner l’affection des peuplades errantes ou sédentaires, dans ce vaſte eſpace. Ces opérations, lentes de leur nature, furent encore retardées par des accidens inattendus, par la malveillance des Iroquois, par les émeutes répétées des ſoldats, que le deſpotiſme & l’inquiétude de leur chef aigriſſoient continuellement. Auſſi Laſale, qui avoit commencé ſes préparatifs au mois de ſeptembre 1678, ne put-il naviguer que le 2 février 1682 ſur le grand fleuve, qui fixoit ſes vœux & ſes eſpérances. Le 9 avril, il en reconnut l’embouchure, qui, comme on l’avoit prévu, ſe trouva dans le golfe du Mexique ; & il étoit de retour à Québec, au printemps de l’année ſuivante.

Il part auſſi-tôt pour aller propoſer en France la découverte du Miſſiſſipi par mer, & l’établiſſement d’une grande Colonie ſur les fertiles rives qu’arroſe ce fleuve. La cour ſe rend à ſon éloquence ou à ſes raiſons. On lui donne quatre petits bâtimens avec leſquels il vogue vers le golfe du Mexique.

Pour avoir trop pris à l’oueſt, la petite flotte manque ſon terme, & ſe trouve au mois de février 1685 dans la baie Saint-Bernard, à cent lieues de l’embouchure où l’on s’étoit proposé d’entrer. La haine irréconciliable qui s’eſt formée entre le chef de l’entrepriſe & Beaujeu, commandant des vaiſſeaux, rend cette erreur infiniment plus funeſte qu’elle ne devoit l’être. Impatiens de ſe séparer, ces deux hommes altiers ſe décident à tout débarquer ſur la côte même où le haſard les a conduits. Après cette opération ; déſeſpérée, les navires s’éloignent ; & il ne reſte ſur ces plages inconnues que cent ſoixante-dix hommes, la plupart très-corrompus, & tous mécontens avec raiſon de leur ſituation. Ils n’ont que peu d’outils, peu de vivres, peu de munitions. Le reſte de ce qui devoit ſervir à la fondation du nouvel état, a été englouti dans les flots par la perfidie ou la mal-adreſſe des officiers de mer y chargés de le mettre à terre.

Cependant l’âme fière & inébranlable de Laſale n’eſt pas abattue par ces revers. Soupçonnant que les rivières qui ſe déchargent dans la baie où l’on eſt entré peuvent être des branches du Miſſiſſipi, il emploie pluſieurs mois à éclaircir ſes doutes. Déſabusé de ces eſpérances, il perd ſa miſſion de vue. Au lieu de chercher parmi les ſauvages des guides qui le conduiroient à ſa deſtination, il veut pénétrer dans l’intérieur des terres, & prendre connoiſſance des fabuleuſes mines de Sainte-Barbe. Cette idée folle l’occupoit uniquement, lorſqu’au commencement de 1687 il eſt maſſacré par quelques-uns de ſes compagnons, irrités de ſes hauteurs & de ſes violences.

La mort du chef diſperſe la troupe. Les ſcélérats qui l’ont aſſaſſiné périſſent par les mains les uns des autres. Pluſieurs s’incorporent aux tribus Indiennes. La faim & les fatigues en conſument un aſſez grand nombre. Les Eſpagnols voiſins chargent de fers quelques-uns de ces aventuriers qui finiſſent leurs jours dans les mines. Les ſauvages ſurprennent le fort qu’on avoit conſtruit, & immolent à leur rage ce qui s’y trouve. Il n’échappe à tant de déſaſtres que ſept hommes qui, ayant erré juſqu’au Miſſiſſipi, ſe rendent au Canada par les Illinois. Ces malheurs font oublier en France une région encore peu connue.

D’Iberville, gentil’homme Canadien, qui avoit fait à la baie d’Hudfon, en Acadie & à Terre-Neuve des coups de main très-hardis & non moins heureux, réveille, en 1697, l’attention du miniſtère. On le fait partir de Rochefort, avec deux vaiſſeaux. Il découvre le Miſſiſſipi, en 1699, le remonte juſqu’aux Natchez, & après s’être aſſuré par lui-même de tout ce qu’on avoit publié d’avantageux, il conſtruit à ſon embouchure un petit fort qui ne ſubſiſte que quatre ou cinq ans. Cependant il va établir ailleurs ſa colonie.