Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 11

XI. Conduite des Eſpagnols à la Louyſiane.

Cette averſion des habitans de la Louyſiane pour la domination Eſpagnole, ne fit rien changer aux arrangemens des cours de Madrid & de Verſailles. Le 28 Février 1766, M. Ulloa arriva dans la colonie avec quatre-vingts hommes de ſa nation. La priſe de poſſeſſion devoit, dans les règles ordinaires, ſuivre ſon débarquement. Il n’en fut pas ainſi. Les ordres continuèrent à être donnés au nom du roi de France ; la juſtice fut rendue par ſes magiſtrats ; & les troupes ne ceſſèrent point de faire le ſervice ſous ſes enſeignes. C’étoit le repréſentant de Louis XV qui avoit toujours le commandement. Toutes ces raiſons perſuadèrent aux habitans que Charles III faiſoit étudier le pays, & qu’il ſe détermineroit à l’accepter ou à le rejeter, ſelon qu’il le croiroit utile ou nuiſible à ſa puiſſance. Cet examen étoit fait par un agent, qui paroiſſoit prendre une idée peu favorable de la région qu’il étoit venu reconnoître ; & il étoit raiſonnable d’eſpérer qu’il en dégoûteroit ſon maître.

On étoit aſſez généralement dans cette illuſion, lorſqu’une loi arrivée d’Eſpagne, défendit à la Louyſiane toute liaiſon de commerce avec les marchés qui avoient ſervi juſqu’alors au débouché de ſes productions. Ce funeſte décret fut ſuivi, ſelon tous les témoignages, d’une hauteur intolérable, d’odieux monopoles, d’actes répétés d’une autorité arbitraire : maux d’autant plus fâcheux qu’ils paroiſſoient l’ouvrage du commandant François qu’Ulloa avoit ſubjugué au point de le rendre le ſervile inſtrument de tous ſes caprices. Peut-être les accuſations étoient-elles exagérées ? mais il ne falloit pas dédaigner toutes les meſures qui auroient pu détromper les eſprits prévenus, qui auroient pu ramener des cœurs aigris.

Ce mépris qui fut regardé comme le plus grand des outrages, comme le comble de la tyrannie, pouſſa les peuples au déſeſpoir. Un moyen infaillible d’arriver au bonheur & au repos ſe préſentoit à, eux ; Ils n’avoient que le fleuve à traverſer pour le trouver. Le gouvernement Anglois les preſſoit d’accepter un excellent territoire, des encouragemens à la culture, toutes les prérogatives de la liberté : mais un lien cher & ſacré les attachoit à leur patrie. Ils aimèrent mieux demander au conſeil, qu’Ulloa fut obligé de ſe retirer & que la priſe de poſſeſſion, qu’il avoit différée juſqu’alors, ne lui fût pas permiſe, avant que la cour de Verſailles eût écouté les repréſentations de la colonie. Le tribunal prononça le 28 octobre 1768, l’arrêt qu’on lui demandoit ; & les Eſpagnols s’embarquèrent paiſiblement ſur la frégate qui les avoit amenés. Durant trois jours que dura cette grande criſe, il n’y eut pas le plus léger tumulte, il n’y eut pas la moindre indécence à la Nouvelle-Orléans. Lorſqu’elle fut finie, les habitans de la ville & ceux de la baſſe Louyſiane, qui avoient uni leurs reſſentimens, pour opérer la révolution, reprirent leurs travaux avec l’eſpoir conſolant que la conduite qu’ils avoient tenue ſeroit approuvée par la cour de France.

Le ſuccès ne répondit pas à leur attente. Les députés de la colonie n’arrivèrent en Europe que ſix ſemaines après Ulloa ; & ils trouvèrent le miniſtère de Verſailles très-mécontent de ce qui s’étoit paſſé, ou affectant de l’être. Ces diſpoſitions furent hautement blâmées par la nation, qui ne voyoit dans les colons de la Louyſiane que des hommes généreux, dont tout le crime étoit d’avoir eu un attachement ſans bornes pour leur métropole. Il s’éleva en leur faveur un cri ſi unanime & ſi éclatant, que le gouvernement ne put ſe diſpenſer avec bienséance de montrer quelque intérêt pour ces malheureux. Cette compaſſion tardive ne produiſit rien. La cour de Madrid, qui l’avoit prévue, avoit fait partir rapidement Moniteur Orelly pour l’iſle de Cuba. La, ce général avoit pris trois mille hommes de troupes réglées ou de malices qu’il embarqua ſur vingtcinq bâtimens de tranſport ; & le 25 juillet 1769, il fit voir ſon pavillon à l’embouchure du Miſſiſſipi.

À cette nouvelle, tous les cœurs ſe livrent à une rage inexprimable, contre une patrie qui ſacrifie librement une colonie affectionnée, contre une puiſſance qui prétend régner ſur un peuple qui repouſſe ſon joug inhumain. On ſe diſpoſe à empêcher le débarquement des troupes & à brûler les navires qui les portent. Rien n’étoit plus facile, s’il en faut croire, ceux qui ont bien connu la diſpoſition des lieux. Les ſuites de cette réſolution hardie n’étoient pas auſſi dangereuſes qu’elles le pourroient paroître au premier coup-d’œil. Les habitans de la Louyſiane pouvoient eſpérer de former une république indépendante. Si l’Eſpagne & la France les attaquoient avec de trop grandes forces, ils ſe mettoient ſous la protection de l’Angleterre ; & ſi enfin la Grande-Bretagne ſe trouvoit dans une poſition qui ne lui permît pas de leur accorder ſon appui, il leur reſtoit pour dernière reſſource de paſſer ſur la rive orientale du fleuve, avec leurs eſclaves, leurs troupeaux & leur mobilier.

On étoit dans l’attente d’événemens terribles, lorſque les promeſſes du général Eſpagnol ; les ſupplications d’Aubry, ce foible commandant François, dont l’imbécilité avoit tout perdu ; les diſcours pleins de véhémence d’un magiſtrat éloquent, calmèrent la fermentation. Perſonne ne s’oppoſa à la marche de la petite flotte, qui arriva devant la Nouvelle-Orléans le 17 août. Le lendemain, tous les citoyens furent déchargés de l’obéiſſance qu’ils devoient à leur première patrie. On prit poſſeſſion de la colonie au nom de ſon nouveau maître ; & les jours ſuivans, ceux des habitans qui conſentoient à porter le joug de la Caſtille, prêtèrent leur ſerment.

Tout étoit conſommé, tout, excepté les vengeances. On vouloit des victimes. Il en fut choiſi douze dans ce que le militaire, la magiſtrature & le commerce avoient de plus diſtingué. Six de ces hommes généreux payèrent de leur tête la conſidération dont ils jouiſſoient. Les autres, plus infortunés peut-être, allèrent languir dans les cachots de la Havane ; & le miniſtère Eſpagnol avoit ordonné cette horrible tragédie ! & le miniſtère François n’en conçut aucune indignation !

Maîtres inhumains, maîtres cruels, qui ſera tenté de vous appartenir ? qui ſera tenté de s’appeler votre ſujet ? qui voudra vous ſervir ? contre le droit de la nature, contre le droit des gens, vous diſpoſez de vos colons comme d’un troupeau de bêtes, vous les cédez ſans leur conſentement. Et s’ils étoient accourus, la torche dans une main & le poignard dans l’autre ; s’ils avoient brûlé les vaiſſeaux Eſpagnols ; s’ils avoient aſſaſſiné le porteur des ordres de la cour de Madrid, quelle eſt la bouche aſſez vile pour oſer les blâmer ? Le gouvernement François auroit-il pu s’offenſer d’un ſoulevement dont la violence n’auroit été que la meſure de l’attachement qu’on avoit pour lui ? Le gouvernement Eſpagnol n’auroit-il pas reçu le châtiment qu’il méritoit ? mais ils ſont demeurés tranquilles : mais ils ſe ſont préſentés avec réſignation au nouveau joug qu’on leur impoſoit : mais ils ont étouffé le murmure de leur cœur pour prêter le ferment qu’on leur demandoit. Barbares, ſanguinaires, perfides Eſpagnols, ils juroient de vous être fidèles ; & c’eſt dans ce moment que vos yeux déſignoient dans la foule les premières victimes de votre autorité. Colons ſtupides, colons lâches, où êtes-vous ? que faites-vous ? On entraîne à l’échafaud, on va précipiter dans des foſſes obſcures, vos amis, vos parens, vos chefs, vos défenſeurs, les objets de votre tendreſſe, de votre vénération ; & vous êtes immobiles ! quand & pourquoi, vous expoſerez-vous donc à mourir ? Venez du moins apprendre à connoître la puiſſance ſous laquelle vous avez à vivre. Vile canaille, venez vous inſtruire du ſort qui vous attend, par celui de vos citoyens qui valent mieux que vous.

Effrayés de ces atrocités, ceux des habitans que les intérêts de leur négoce avoient appelés dans la colonie, portèrent ailleurs leur activité. Le déſeſpoir fit abandonner pluſieurs riches plantations par leurs propriétaires. Le reſte vécut ſous l’oppreſſion & dans la misère. Sans quelques liaiſons furtives avec l’Anglois qui navigue ſur le Miſſiſſipi, dont il poſſède & enrichit une des deux rives, ces malheureux habitans n’auroient connu aucun débouché pour leurs productions ; ils n’auroient eu aucune voie pour ſe procurer les premiers beſoins. Leur deſtinée doit, avec le tems, devenir un peu moins fâcheuſe, & parce que les communications de l’Eſpagne avec ſes colonies ont été débarraſſées de beaucoup d’entraves, & parce qu’il a été accordé aux iſles Françoiſes la liberté de tirer de cette grande province, ſur leurs propres navires, des bois & des ſubſiſtances. Cependant la cour de Madrid a dans le nouvel hémiſphère tant d’autres intérêts plus grands, qu’on peut prédire qu’elle ne s’occupera jamais bien sérieuſement des proſpérités de la Louyſiane.

Mais peut-on plaindre bien vivement la triſte ſituation de ces colons qui ont laiſſé égorger leurs compatriotes ? Leur misère n’eſt-elle pas le vrai châtiment qu’ils ont mérité ? La conſcience, ce juge sévère de tous les devoirs, ne leur crie-t-elle pas, ſans interruption : « Tu avois des magiſtrats honnêtes & vertueux qui veilloient le jour à ton bonheur, la nuit à ta sécurité, pendant tout le cours de l’année à tes intérêts ; tu avois à tes côtés des concitoyens qui t’aimoient & te ſecouroient : ils t’étoient la plupart attachés par les liens les plus ſacrés. C’étoient ton père, ton frère, ton enfant ; & tu les as vus tranquillement conduire à l’échafaud ou charger de chaînes ! & tu marches froidement ſur la pierre qu’ils ont teinte de leur ſang ! & tu t’inclines devant leurs bourreaux ! & tu obéis à leurs ordres ! Lâche, il faut que tu ſubiſſes le ſort du lâche, & que tu le ſubiſſes juſqu’à ce qu’un noble reſſentiment t’abſolve à tes yeux & aux nôtres »……

Voyons quel a été le ſort du Canada, qui a auſſi changé de métropole.