Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 11

Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 389_Ch11-402_Ch12).

XI. Crédit public.

En général, ce qu’on nomme crédit n’eſt qu’un délai donné pour payer. L’uſage en fut inconnu dans les premiers âges. Chaque famille ſe contentoit de ce qu’une nature brute, de ce que des travaux groſſiers lui fourniſſoient. Bientôt commencèrent quelques échanges, mais ſeulement entre parens, entre voiſins. Ces liaiſons s’étendirent partout où les progrès de la ſociété multiplioient les beſoins ou les délices. Avec le tems, il ne fut plus poſſible d’avoir des denrées avec des denrées. Les métaux les remplacèrent & devinrent inſenſiblement la meſure commune de toutes choſes. Il arriva que les agens d’un commerce qui devenoit tous les jours plus conſidérable, manquèrent de l’argent néceſſaire pour leurs ſpéculations. Alors les marchandiſes leur furent livrées pour être payées à des époques plus ou moins prochaines ; & cette heureuſe pratique dure encore & durera toujours.

Le crédit ſuppoſe une double confiance ; confiance dans la perſonne qui en a beſoin, & confiance dans ſes facultés. La première eſt la plus néceſſaire. Il eſt trop ordinaire qu’un débiteur de mauvaiſe foi tenniſſe ſes engagemens quoiqu’il ait aſſez de fortune pour les remplir, ou qu’il diſſipe cette fortune par une conduite imprudente ou peu modérée. Mais l’homme intelligent & juſte peut, par des opérations bien combinées, acquérir ou remplacer les moyens qui lui auroient manqué.

Les convenances réciproques de ceux qui vouloient vendre, de ceux qui vouloient acheter, ont donné naiſſance au crédit qui exiſte entre les membres d’une ſociété, ou même de pluſieurs ſociétés. Il diffère du crédit public, en ce que ce dernier eſt le crédit d’une nation conſidérée comme ne formant qu’un ſeul corps.

Entre le crédit particulier & le crédit public, il y a cette différence que l’un a le gain pour but, & l’autre la dépenſe. Il ſuit de-là, que le crédit eſt richeſſe pour les négocians, puiſqu’il devient pour eux un moyen de s’enrichir, & qu’il eſt pour les gouvernemens une cauſe d’appauvriſſement, puiſqu’il ne leur procure que la faculté de ſe ruiner. Un état qui emprunte, aliène une portion de ſon revenu pour un capital qu’il dépenſe. Il eſt donc plus pauvre après ces emprunts qu’il ne l’étoit avant cette opération funeſte.

Malgré la rareté de l’or & de l’argent, les gouvernemens anciens ne connurent pas l’uſage du crédit public, même à l’époque des plus funeſtes criſes. On formoit durant la paix un tréſor qui s’ouvroit dans des tems de troubles. Alors les métaux rentrés dans la circulation excitoient l’induſtrie, & rendoient, en quelque manière, légères les calamités inévitables de la guerre. Depuis que la découverte du Nouveau-Monde a rendu les métaux plus communs, les adminiſtrateurs des empires ſe ſont généralement livrés à des entrepriſes ſupérieures aux facultés des nations qu’ils gouvernoient, & ils n’ont pas craint de charger les générations futures des dettes qu’ils s’étoient permis de contracter. Cette chaîne d’oppreſſion s’eſt prolongée ; elle doit lier nos derniers neveux, & s’appeſantir ſur tous les peuples & ſur tous les ſiècles.

Ce ſont l’Angleterre, la Hollande & la France, c’eſt-à-dire les plus opulentes nations de l’Europe, qui ont donné un ſi mauvais exemple. Ces puiſſances ont trouvé du crédit par la même raiſon que vous ne prêtez pas à l’homme qui vous demande l’aumône, mais à celui dont le brillant équipage vous éblouit. La confiance eſt la mère du prêt, & la confiance naît d’elle-même à l’aſpect d’un pays où la richeſſe du ſol ſe multiplie par l’activité d’un peuple induſtrieux, à la vue de ces ports renommés où ſe réuniſſent toutes les productions de l’univers.

Le ſite de ces trois états a auſſi encouragé le prêteur. Son gage, ce ne ſont pas ſeulement les revenus publics, mais encore les revenus particuliers dans leſquels le fiſc trouve au beſoin, ſon aliment & ſes reſſources. Dans les contrées qui, comme l’Allemagne, ſont ouvertes de tous côtés, & n’ont ni barrières, ni défenſes naturelles, ſi l’ennemi qui peut y entrer librement vient à s’y établir ou ſeulement à y séjourner, auſſitôt il lève, à ſon profit les revenus publics & s’applique même, par des contributions, une partie des revenus particuliers. Qu’arrive-t-il alors aux créanciers du gouvernement ? Ce qui eſt arrivé à ceux qui ont des rentes dans les Pays-Bas Autrichiens & auxquels il eſt dû plus de trente années d’arrérages. Avec l’Angleterre, avec la France, avec la Hollande, toutes trois un peu plus ou un peu moins à l’abri de l’invaſion, il n’y a à redouter que les cauſes d’épuiſement, dont l’effet eſt plus lent & par conséquent plus éloigné.

Mais ne ſeroit-ce pas à l’indigent d’emprunter & au riche de prêter ? Pourquoi donc les états qui ont le plus de reſſources ſont-ils les plus endettés ? C’eſt que la folie des nations eſt la même que celle des particuliers : c’eſt que plus ambitieuſes, elles ſe forment plus de beſoins : c’eſt que la confiance qu’elles ont dans leurs facultés, les aveugle ſur les dépenſes qu’elles peuvent faire : c’eſt qu’il n’y a point d’action contre elles, & qu’elles ſe ſont liquidées, lorſqu’elles ont le front de dire, je ne dois plus rien : c’eſt que les ſujets ne peuvent pas traduire en juſtice leur ſouverain : c’eſt qu’on n’a point vu & qu’on ne verra peut-être jamais une puiſſance prendre les armes en faveur de ſes citoyens volés, ſpoliés par une puiſſance étrangère : c’eſt qu’un état s’aſſujettit pour ainſi dire ſes voiſins par des emprunts : c’eſt que la Hollande craint, à chaque inſtant, que le premier coup de canon qui crèvera le flanc d’un de ſes vaiſſeaux, n’acquitte l’Angleterre avec elle : c’eſt qu’un édit daté de Verſailles peut du ſoir au matin acquitter ſans conséquence la France avec Genève : c’eſt que ces motifs qu’il ſeroit honteux de s’avouer, agiſſent ſourdement dans l’âme & les conſeils des rois puiſſans.

L’uſage du crédit public, quoique ruineux pour tous les états, ne l’eſt pas pour tous au même point. Une nation qui a beaucoup de riches productions, dont le revenu entier eſt libre ; qui a toujours reſpecté ſes engagemens ; qui n’a pas l’ambition des conquêtes ; qui ſe gouverne elle-même : une telle nation trouvera de l’argent à meilleur marché, qu’un empire dont le ſol n’eſt pas abondant ; qui eſt ſurchargé de dettes ; qui entreprend au-delà de ſes forces ; qui a trompé ſes créanciers ; qui gémit ſous un gouvernement arbitraire. Le prêteur qui dictera néceſſairement la loi, en proportionnera toujours la rigueur aux riſques qu’il lui faudra courir. Ainſi, un peuple dont les finances ſont en déſordre, tombera rapidement dans les derniers malheurs, par le crédit public : mais le gouvernement le mieux ordonné, y trouvera auſſi le terme de ſa proſpérité.

Mais, diſent quelques arithméticiens politiques, n’eſt-il pas utile aux états d’appeler dans leur ſein l’argent des autres nations, & les emprunts publics ne produiſent-ils pas cet effet important ? Oui, ſans doute, on attire les métaux des étrangers par cette voie, comme on l’attireroit en leur vendant une ou pluſieurs provinces de l’empire. Peut-être même ſeroit-il moins déraiſonnable de leur livrer le ſol, que de cultiver uniquement pour eux.

Mais ſi l’état n’empruntoit que de ſes ſujets, on ne livreroit pas le revenu national à des étrangers ? Non ; mais la république énerveroit pluſieurs de ſes membres pour en engraiſſer un ſeul. Ne faut-il pas augmenter les impoſitions, en raiſon des intérêts qu’il faut payer, des capitaux qu’il faut rembourſer ? Les propriétaires des terres, les cultivateurs, tous les citoyens ne ſe trouveront-ils pas plus chargés, que ſi on leur eût demandé directement & tout d’un coup, les ſommes empruntées par le gouvernement ? Leur poſition eſt la même que s’ils euſſent emprunté eux-mêmes, au lieu de faire des économies ſur leurs dépenſes ordinaires, pour ſubvenir à une dépenſe accidentelle.

Mais les papiers publics qui réſultent des emprunts faits par le gouvernement, augmentent la maſſe des richeſſes circulantes, donnent une grande extenſion aux affaires, facilitent toutes les opérations. Hommes aveugles ! voulez-vous voir tout le vice de votre politique ? Pouſſez-la auſſi loin qu’elle peut aller ; faites emprunter par l’état tout ce qu’il peut emprunter ; accablez-le d’intérêts à payer ; mettez-le ainſi dans la néceſſité de forcer tous les impôts : vous verrez qu’avec vos richeſſes circulantes, bientôt vous n’aurez plus de richeſſes renaiſſantes pour vos conſommations & pour le commerce. L’argent & les papiers qui le repréſentent, ne circulent pas d’eux-mêmes, & ſans les mobiles qui les mettent en mouvement. Tous ces différens ſignes ne figurent qu’à raiſon des ventes & des achats qui ſe font. Couvrez d’or, ſi vous voulez, l’Europe entière. Si elle n’a point de marchandiſes dans le commerce, cet or ſera ſans activité. Multipliez ſeulement les effets commerçables, & ne vous embarraſſez pas des ſignes ; la confiance & la néceſſité les ſauront bien établir ſans vous. Gardez-vous, ſur-tout, de vouloir les multiplier par des moyens qui diminueroient néceſſairement la maſſe de vos productions renaiſſantes.

Mais l’uſage du crédit public met une puiſſance en état de faire la loi aux autres puiſſances. Ne verra-t-on jamais que cette reſſource eſt commune à toutes les nations ? Si c’eſt une eſpèce de grand chemin dont vous puiſſiez vous ſervir pour aller à votre ennemi, ne pourra-t-il pas s’en ſervir pour venir à vous ? Le crédit des deux peuples ne ſera-t-il pas proportionné à leurs richeſſes reſpectives ? & ne ſe trouveront-ils pas ruinés, ſans avoir eu l’un ſur l’autre d’autres avantages que ceux dont ils jouiſſoient indépendamment de tout emprunt ? Quand je vois des monarques & des empires ſe battre & s’acharner les uns ſur les autres, au milieu de leurs dettes, de leurs fonds publics, & de leurs revenus engagés ; il me ſemble voir, dit un écrivain philoſophe, des gens qui s’eſcriment avec des bâtons dans la boutique d’un fayancier au milieu des porcelaines.

Il y auroit peut-être de la témérité à aſſurer que, dans aucune circonſtance, le ſervice public ne pourra exiger l’aliénation d’une portion des revenus publics. Les ſcènes qui agitent la terre ſont ſi variées ; les empires ſont exposés à de ſi étranges révolutions ; le champ des événemens eſt ſi étendu ; la politique frappe des coups ſi ſurprenans, qu’il n’eſt pas donné à la ſageſſe humaine de tout prévoir, de tout calculer. Mais ici, c’eſt la conduite pratique des gouvernemens qui nous occupe, & non une ſituation bizarre, qui vraiſemblablement ne ſe préſentera jamais.

Tout état qui ne ſera pas détourné de la voie ruineuſe des emprunts par les conſidérations que nous venons de peſer, creuſera lui-même ſa tombe. La facilité d’avoir beaucoup d’argent à la fois, jettera un gouvernement dans toutes ſortes d’entrepriſes injuſtes, téméraires, diſpendieuſes ; lui fera hypothéquer l’avenir pour le préſent, & jouer le préſent pour l’avenir. Un emprunt en attirera un autre ; & pour accélérer le dernier, on groſſira de plus en plus l’intérêt.

Ce déſordre fera paſſer le fruit du travail dans quelques mains oiſives. La facilité de jouir ſans rien faire, attirera tous les gens riches, tous les hommes vicieux, tous les intriguans dans une capitale, avec un cortège de valets dérobés à la charrue ; des filles ravies à l’innocence & au mariage ; des ſujets de tout ſexe voués au luxe ; inſtrumens, victimes, objets ou jouets de la molleſſe & des voluptés.

La séduction des dettes publiques ſe communiquera de plus en plus. Dès qu’on peut moiſſonner ſans labourer, tout le monde ſe jette dans cette eſpèce de négoce, qui eſt, tout-à-la-fois, lucratif & facile. Les propriétaires & les négocians veulent devenir rentiers. On change ſon argent en papier d’état, parce que c’eſt le ſigne le plus portatif, le moins ſujet à l’altération du tems, à l’injure des ſaiſons, à l’avidité des traitans. L’agriculture, le commerce & l’induſtrie, ſouffrent de la préférence qu’on donne aux ſignes ſur les choſes. Comme l’état dépenſe toujours mal ce qu’il a mal acquis, à meſure que ſes dettes s’accumulent, il augmente les impôts pour payer les intérêts. Ainſi toutes les claſſes actives & fécondes de la ſociété ſont dépouillées, épuisées par la claſſe pareſſeuſe & ſtérile des rentiers. L’augmentation des impôts fait hauſſer le prix des denrées, & par-là celui de l’induſtrie. Dès-lors la conſommation diminue, parce que l’exportation ceſſe auſſi-tôt que la marchandiſe eſt trop chère pour ſoutenir la concurrence. Les terres & les manufactures languiſſent également.

L’impuiſſance où ſe trouve l’empire de faire face à ſes engagemens, le réduit à s’en libérer par la voie la plus deſtructive de la liberté des citoyens & de la puiſſance du ſouverain, par la banqueroute. Alors les édits d’emprunts ſont payés en édits de réduction. Alors ſont trahis les ſermens du monarque & les droits des peuples. Alors eſt perdue ſans retour la baſe de tous les gouvernemens, la confiance publique. Alors eſt renversée la fortune de l’homme riche, eſt arraché au pauvre le fruit de ſes longues veilles, qu’il avoit confié au fiſc pour avoir une ſubſiſtance dans ſa vieilleſſe. Alors ſont ſuſpendus les travaux, les ſalaires, & tombent dans une eſpèce de paralyſie une multitude de bras laborieux, auxquels il ne reſte des mains que pour mendier. Alors les ateliers ſe vuident, les hôpitaux ſe rempliſſent comme dans une épidémie. Alors les cœurs ſont remplis de rage contre le prince, & tout retentit d’imprécations contre ſes agens. Alors eſt condamné aux larmes le foible qui peut ſe réſoudre à une vie misérable ; eſt armé d’un poignard, qu’il tourne contre lui-même ou contre ſon concitoyen, celui à qui la nature a donné une âme impatiente & forte. Alors ſont anéantis l’eſprit, les mœurs, la ſanté d’une nation ; l’eſprit, par l’abattement & la douleur ; les mœurs, par la néceſſité des reſſources urgentes, toujours criminelles ou malhonnêtes ; la ſanté, par les mêmes ſuites qui naîtroient d’une diſette générale & ſubite. Miniſtres ſouverains, comment l’image d’une pareille calamité pourroit-elle vous laiſſer tranquilles & ſans remords ? S’il eſt un grand juge qui vous attende, comment oſerez-vous paroître devant lui ? Quelle ſentence en pourrez-vous eſpérer ? N’en doutez pas, ce ſera celle que les malheureux que vous avez faits, & dont il étoit l’unique vengeur, auront invoquée ſur vous. Maudits dans ce monde, vous le ſerez encore dans l’autre. Telle eſt la fin des emprunts ; jugez par-là de leur principe.