Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 12

Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 402_Ch12-427_Ch13).

XII. Beaux-arts & belles-lettres.

Après avoir examiné les pivots & les colonnes de toute ſociété policée, jetons un coup-d’œil ſur les ornemens & ſur la décoration de l’édifice. Ce ſont les beaux-arts & les belles-lettres.

La nature eſt le modèle des uns & des autres. La voir & la bien voir ; la choiſir ; la rendre ſcrupuleuſement ; en corriger les défauts ; l’embellir ou en rapprocher les beautés éparſes pour en former un tout merveilleux : ce ſont autant de talens infiniment rares. Quelques-uns peuvent naître avec l’homme de génie ; d’autres ſont le produit de l’étude & des travaux de pluſieurs grands hommes. On eſt ſublime ; mais on manque de goût. On a de l’imagination, de l’invention ; mais on eſt fougueux, incorrect. Il ſe paſſe des ſiècles avant l’apparition d’un orateur, d’un poète, d’un peintre, d’un ſtatuaire en qui le jugement qui compte ſes pas tempère la chaleur qui veut courir.

C’eſt principalement l’utilité qui a donné naiſſance aux lettres, & l’agrément aux beaux-arts.

Dans la Grèce, ils furent enfans du ſol même. Le Grec favorisé du plus heureux climat, avoit ſans ceſſe ſous les yeux le ſpectacle d’une nature merveilleuſe, ſoit par ſes charmes, ſoit par ſon horreur ; des fleuves rapides ; des montagnes eſcarpées ; d’antiques forêts ; des plaines fertiles ; de riantes vallées ; des coteaux délicieux ; la mer tantôt calme, tantôt agitée : tout ce qui échauffe l’âme, tout ce qui émeut & agrandit l’imagination. Imitateur ſcrupuleux, il la rendit d’abord telle qu’il la voyoit. Bientôt il mit du diſcernement entre les modèles. Les principales fonctions des membres lui en indiquèrent les vices les plus groſſiers qu’il corrigea. Il en ſentit enſuite les moindres imperfections, qu’il corrigea encore ; & ce fut ainſi qu’il s’éleva peu-à-peu au beau idéal, c’eſt-à-dire, au concept d’un être qui eſt poſſible peut-être, mais qui n’exiſte pas : car la nature ne fait rien de parfait. Rien n’y eſt régulier, & rien n’y eſt déplacé. Trop de cauſes conſpirent en même tems au développement, je ne dis pas d’un animal entier, mais des moindres parties ſemblables d’un animal, pour qu’on y retrouve de la ſymétrie. Le beau de la nature conſiſte dans un enchaînement rigoureux d’imperfections. On peut accuſer le tout, mais dans ce tout, chaque partie eſt parfaitement ce qu’elle doit être. L’étude d’une fleur, de la branche d’un arbre, d’une feuille, ſuffit pour s’en aſſurer.

Ce fut par cette voie lente & pénible que la peinture & la ſculpture arrivèrent à ce degré qui nous étonne dans le Gladiateur, dans l’Antinoiis, dans la Vénus de Médicis. Ajoutez à ces cauſes heureuſes une langue harmonieuſe dès ſon origine ; avant la naiſſance des arts, un poëte ſublime, un poëte rempli d’images riantes & terribles ; l’eſprit de la liberté ; l’exercice des beaux-arts interdit à l’eſclave ; le commerce des arrières avec les philoſophes : leur émulation ſoutenue par des travaux, des récompenſes & des éloges ; la vue continuelle du corps humain dans les bains & dans les gymnaſes, leçon aſſidue pour l’artiſte, & principe d’un goût délicat dans la nation ; les vêtemens larges & fluents qui ne déformoient aucune partie du corps, en la ſerrant, en la gênant ; des temples ſans nombre à décorer des ſtatues, des dieux & des déeſſes, & en conséquence un prix ineſtimable attaché à la beauté qui devoit ſervir de modèle ; l’uſage de conſacrer par des monumens les actions mémorables & les grands hommes.

Homère avoit donné le ton à la poéſie épique. Les jeux olympiques hâtèrent les progrès de la poéſie lyrique, de la muſique & de la tragédie. L’enchaînement des arts les uns avec les autres, influa ſur l’architecture. L’éloquence prit de la grandeur & du nerf au milieu des intérêts publics.

Le Romain, imitateur des Grecs en tout genre, reſta au-deſſous de ſes modèles : il n’en eut ni la grâce, ni l’originalité. À côté de ſes beautés réelles, on remarqua ſouvent l’effort d’un copiſte habile, & c’étoit preſque une néceſſité. Si les chefs-d’œuvre qu’il avoit ſous les yeux euſſent été anéantis, ſon génie abandonné à ſon propre élan & à ſon énergie naturelle, auroit, après quelques eſſais, après quelques écarts, pouſſé très-loin ſa carrière ; & ſes ouvrages auroient eu un caractère de vérité qu’ils ne pouvoient avoir, exécutés moitié d’après nature, moitié d’après les productions d’une école dont l’eſprit lui étoit inconnu. Il étoit devant ces originaux comme devant l’œuvre du créateur. On ignore comment il s’eſt fait.

Cependant un goût sévère préſidoit à toutes les compoſitions de Rome. Il guidoit également les artiſtes & les écrivains. Leurs ouvrages étoient l’image ou la copie de la vérité. Le génie de l’invention, le génie de l’exécution ne franchiſſoient jamais les bornes convenables. Au milieu de l’abondance & des richeſſes, les grâces étoient diſpensées avec ſageſſe. Tout ce qui étoit au-delà du beau étoit habilement retranché.

C’eſt une expérience de toutes les nations & de tous les âges, que ce qui eſt arrivé à ſa perfection ne tarde pas à dégénérer. La révolution eſt plus ou moins rapide, mais toujours infaillible. Chez les Romains, elle fut l’ouvrage de quelques écrivains ambitieux qui ne voyant point de jour à ſurpaſſer ou même à égaler leurs prédéceſſeurs, imaginèrent de s’ouvrir une nouvelle carrière. À des plans fortement conçus, à des idées lumineuſes & profondes, à des images pleines de nobleſſe, à des tours d’une grande énergie, à des expreſſions aſſorties à tous les ſujets, on ſubſtitua l’eſprit de ſaillie, des rapports plus ſinguliers que vrais, un contraſte continuel de mots ou de pensées, un ſtyle rompu, découſu, plus piquant que naturel ; les défauts que produit le déſir habituel de briller & de plaire. Les arts furent entraînés dans le même tourbillon ; ils furent outrés, maniérés, affectés comme l’éloquence & la poéſie. Toutes les productions du génie portèrent le même caractère de dégradation.

Elles en ſortirent, mais pour tomber dans une plus fâcheuſe encore. Les premiers hommes auxquels il fut donné de cultiver les arts, ſe propoſoient de faire des impreſſions vives & durables. Pour atteindre plus sûrement leur but, ils crurent devoir agrandir tous les objets. Cette erreur, qui étoit une ſuite preſque néceſſaire de leur inexpérience, les pouſſa à l’exagération. Ce qu’on avoit fait d’abord par ignorance, fut renouvellé depuis par flatterie. Les empereurs qui avoient élevé une puiſſance illimitée ſur les ruines de la liberté romaine, ne voulurent plus être de ſimples mortels. Pour ſatiſfaire cet extravagant orgueil, il fallut leur donner les attributs de la divinité. Leurs images, leurs ſtatues, leurs palais, tout s’éloigna des vraies proportions, tout devint coloſſal. Les nations ſe proſternèrent devant ces idoles, & l’encens brûla ſur leurs autels. Les peuples & les artiſtes entraînèrent les poëtes, les orateurs & les hiſtoriens, dont la perſonne eût été exposée, dont les écrits auroient paru des ſatyres, s’ils ſe fuſſent renfermés dans les bornes du vrai, du goût & de la décence.

Tel étoit au midi de l’Europe, le déplorable état des arts & des lettres, lorſque des hordes barbares ſorties des régions du Nord, anéantirent ce qui n’étoit que corrompu. Ces peuples, après avoir couvert les campagnes d’oſſemens, après avoir jonché les provinces de cadavres, ſe jetèrent avec la fureur qui leur étoit naturelle ſur les villes. Ils renversèrent de fond en comble pluſieurs de ces ſuperbes cités où étoit réuni ce que l’induſtrie, ce que le génie de l’homme avoit enfanté de plus parfait, les livres, les tableaux, les ſtatues. Ceux de ces précieux monumens qu’on n’avoit pas détruits ou incendiés, étoient mutilés ou conſacrés aux plus vils uſages. Des ruines ou des cendres couvroient obſcurément le peu qui avoit échappé à la dévaſtation. Rome même, pluſieurs fois ſaccagée par des brigands féroces, étoit à la fin devenue leur repaire. Cette maîtreſſe des nations, ſi long-tems la terreur & l’admiration de l’univers, n’étoit plus qu’un objet de mépris ou de pitié. Au milieu des décombres de l’empire, quelques malheureux échappés au glaive ou à la famine, languiſſoient honteuſement, eſclaves de ces ſauvages, dont ils avoient ignoré juſqu’au nom, ou qu’ils avoient enchaînés & foulés aux pieds.

L’hiſtoire a conſervé le ſouvenir de pluſieurs peuples belliqueux, qui ayant ſubjugué des nations éclairées, en avoient adopté les mœurs, les loix & les connoiſſances. À la trop funeſte époque qui nous occupe, ce furent les vaincus qui s’aſſimilèrent baſſement à leurs barbares vainqueurs. C’eſt que les lâches qui ſubiſſoient un joug étranger avoient beaucoup perdu des lumières & du goût de leurs aïeux : c’eſt que le peu qui leur en reſtoit, n’étoit pas ſuffiſant pour éclairer un conquérant, plongé dans l’ignorance la plus groſſière, & que des ſuccès faciles avoient accoutumé à regarder les arts comme une occupation frivole, comme un inſtrument de ſervitude.

Avant ce ſiècle de ténèbres, le chriſtianiſme avoit détruit en Europe les idoles de l’antiquité païenne, & n’avoit conſervé quelques arts que pour ſervir de ſoutien à l’empire de la perſuaſion, & pour ſeconder la prédication de l’évangile. À la place d’une religion embellie, égayée par les divinités riantes de la Grèce & de Rome, il avoit ſubſtitué des images de terreur & de triſteſſe, conformes aux tragiques événemens qui avoient ſignalé ſa naiſſance & ſes progrès. Les ſiècles gothiques nous ont laiſſé des monumens, où la hardieſſe & la majeſté reſpirent à travers les ruines du goût & de l’élégance. Tous ces temples furent bâtis en croix, couverts de croix, remplis de croix, décorés de ſcènes horribles & funèbres, d’échafauds, de ſupplices, de martyrs, de bourreaux.

Que devinrent les arts, condamnés à effaroucher continuellement l’imagination par des ſpectacles de ſang, de mort & d’enfer ? Hideux comme leurs modèles ; féroces comme les princes & les pontifes qui les employoient ; bas & rampans comme les adorateurs de leurs ouvrages, ils épouvantèrent les enfans dès le berceau ; ils aggravèrent les horreurs du tombeau par une perſpective éternelle d’ombres effrayantes ; ils attriſtèrent la face de la terre.

Enfin le tems vint de diminuer ces échafaudages de la religion, de la police ſociale ; & c’eſt la Grèce qui nous l’apprit.

Cette contrée eſt aujourd’hui barbare & très-barbare. Elle gémit dans les fers & dans l’ignorance. Son climat & des ruines ſont ce qui lui reſte. Nul veſtige d’urbanité, d’émulation, d’induſtrie. Plus d’entrepriſes pour le bien public, plus d’activité pour les productions du génie, plus de ferveur pour la reſtauration des arts, plus de zèle pour le recouvrement de la liberté. On ne ſonge ni à la gloire de Thémiſtocle & d’Alcibiade, ni aux talens de Sophocle & de Démoſthène, ni aux lumières de Licurgue & de Platon, ni à la politique de Piſiſtrate & de Périclès, ni aux travaux de Phidias & d’Apelle. Tout a ſubi le joug du deſpotiſme, tout a péri ; & une nuit profonde couvre cette région, autrefois ſi féconde en merveilles.

Les eſclaves qui marchent ſur les débris des ſtatues, des colonnes, des palais, des temples, des amphithéâtres, & qui foulent aveuglément tant de richeſſes, ont perdu juſqu’au ſouvenir des grandes choſes dont leur patrie fut le théâtre. Ils ont dénaturé juſqu’aux noms des villes & des provinces. On les voit ſurpris que le déſir d’acquérir des connoiſſances ramène dans leurs foyers des ſavans ou des artiſtes. Devenus inſenſibles aux reſtes inappréciables de leur ſplendeur anéantie, ils déſireroient au monde entier la même indifférence. Pour viſiter ces lieux intéreſſans, il faut en acheter chèrement la permiſſion, courir de grands riſques, & s’appuyer encore de l’autorité.

Ces peuples, quoiqu’en proie durant dix ou douze ſiècles, dans l’intérieur de leur empire, à des guerres civiles, à des guerres religieuſes, à des guerres ſcholaſtiques, & au-dehors exposés à des combats ſanglans, à des invaſions deſtructives, à des pertes continuelles, conſervoient encore quelque goût & quelques lumières ; lorſque les diſciples de Mahomet, qui armés du glaive & de l’alcoran avoient rapidement ſubjugué toutes les parties d’une ſi grande domination, s’emparèrent de la capitale même.

À cette époque, les beaux-arts tournèrent avec les lettres de la Grèce en Italie, par la Méditerranée, qui faiſoit commercer l’Aſie avec l’Europe. Les Huns, ſous le nom de Goths, les avoient chaſſés de Rome à Conſtantinople ; ces mêmes Huns, ſous le nom de Turcs, les repouſſèrent de Conſtantinople à Rome. Cette ville, dont le deſtin étoit de dominer par la force ou par la ruſe, accueillit & reſſuſcita les arts enſevelis ſous des tombeaux antiques.

Des murailles, des colonnes, des ſtatues, des vaſes, ſortirent de la pouſſière des ſiècles & des ruines de l’Italie, pour ſervir de modèle à la régénération des beaux-arts. Le génie, qui préſide au deſſin, éleva trois arts à la fois ; je veux dire l’architecture, où la commodité même ordonna les proportions de la ſymétrie, qui contribue au plaiſir des yeux ; la ſculpture, qui flatte les rois & récompenſe les grands hommes ; la peinture, qui perpétue le ſouvenir des belles actions & les ſoupirs des âmes tendres. L’Italie ſeule eut plus de villes ſuperbes, plus de magnifiques édifices, que tout le reſte de l’Europe enſemble. Rome, Florence & Veniſe enfantèrent trois écoles de peintres originaux. Tant le génie appartient à l’imagination, & l’imagination au climat. Si l’Italie eût poſſédé les tréſors du Mexique & les productions de l’Aſie, combien les arts ſe ſeroient encore plus enrichis de la découverte des deux Indes !

Cette région, autrefois féconde en héros, & depuis en artiſtes, vit refleurir les lettres, compagnes inséparables des arts. Elles étoient étouffées par le barbariſme continuel d’une latinité corrompue & défigurée par la religion. Un mélange de théologie Égyptienne, de philoſophie Grecque, de poéſie Hébraïque : telle étoit la langue latine dans la bouche des moines qui chantoient la nuit, enſeignoient le jour des choſes & des paroles qu’ils n’entendoient pas.

La mythologie des Romains fit renaître dans la littérature les grâces de l’antiquité. L’eſprit d’imitation les emprunta d’abord ſans choix. L’uſage amena le goût, dans l’emploi de ces richeſſes. Le génie Italien, trop fécond pour ne pas créer, mêla ſes hardieſſes, ſes caprices même aux règles & aux exemples de ſes anciens maîtres ; les fictions de la féerie à celles de la fable. Les mœurs du ſiècle & le caractère national imprimèrent leur teinte aux ouvrages de l’imagination. Pétrarque avoit peint cette beauté virginale & céleſte qui ſervoit de modèle aux héroïnes de la chevalerie. Armide fut l’emblème de la coquetterie qui régnoit alors en Italie. L’Arioſte confondit tous les genres dans un ouvrage qu’on peut appeler un labyrinthe de poéſie, plutôt qu’un poëme. Cet auteur ſera dans l’hiſtoire de la littérature, iſolé, comme les palais enchantés qu’il a bâtis dans les déſerts.

Les lettres & les arts, après avoir traversé les mers, franchirent les Alpes. De même que les croiſades avoient apporté les romans Orientaux en Italie, les guerres de Charles VIII & de Louis XII tranſportèrent en France quelques germes de bonne littérature. François I, s’il ne fût pas allé diſputer le Milanez à Charles-Quint, n’auroit peut-être jamais recherché le nom de père des lettres : mais ces germes de culture & de lumière, furent noyés dans des guerres de religion. On les recueillit, pour ainſi dire, dans le ſang & le carnage ; & le tems vint où ils devoient éclore & fructifier. Le ſeizième ſiècle avoit été celui de l’Italie ; le ſuivant fut celui de la France, qui, par les victoires de Louis XIV, ou plutôt par le génie des grands hommes qui ſe rencontrèrent en foule ſous ſon règne, mérita de faire une époque dans l’hiſtoire des beaux-arts.

Ainſi qu’en Italie, on vit en France le génie s’emparer à la fois de toutes les facultés de l’homme. Il reſpira dans le marbre & ſur la toile ; dans les édifices & les jardins publics, comme dans l’éloquence & la poéſie. Tout lui fut ſoumis, & les arts ingénieux qui dépendent de la main, & ceux qui ſont uniquement du domaine de la pensée. Tout ſentit ſon empreinte. Les couleurs viſibles de la nature, vinrent animer les ouvrages de l’imagination, & les paſſions humaines vivifièrent les deſſins du crayon. L’homme donna de l’eſprit à la matière, & du corps à l’eſprit. Mais, qu’on l’obſerve bien, ce fut dans un moment où l’amour de la gloire échauffoit une nation grande & puiſſante par la ſituation & l’étendue de ſon empire. L’honneur qui l’élevoit à ſes propres yeux, qui la caractériſoit alors aux yeux de toute l’Europe, l’honneur étoit ſon âme, ſon inſtinct, & lui tenoit lieu de cette liberté qui avoit créé tous les arts du génie dans les républiques d’Athènes & de Rome ; qui les avoit fait revivre dans celle de Florence ; qui les forçoit de germer ſur les bords nébuleux & froids de la Tamiſe.

Que n’eût pas fait le génie en France ſous la ſeule influence des loix, s’il oſa de ſi grandes choſes ſous l’empire du plus abſolu des rois ? En voyant ce que le patriotiſme a donné d’énergie aux Anglois, malgré l’inactivité du climat ; jugez de ce qu’il auroit produit chez les François, où le ciel le plus doux invite un peuple vif & ſenſible, à créer, à jouir ? Un pays où l’on trouve, comme autrefois en Grèce, des eſprits ardens & propres à l’invention ſous un ciel qui les échauffe de ſes plus beaux rayons : des bras nerveux, ſous un climat où le froid même excite au travail : des provinces tempérées, entre le nord & le midi : des ports de mer ſecondés par des fleuves navigables ; de vaſtes plaines abondantes en grains : des coteaux chargés de pampres & de fruits de toutes les eſpèces : des ſalines qu’on peut multiplier à ſon gré : des prairies couvertes de chevaux : des montagnes où croiſſent les plus beaux bois : par-tout une terre peuplée d’hommes laborieux, les premières reſſources pour la ſubſiſtance, les matières communes des arts, & les ſuperfluités du luxe : en un mot, le commerce d’Athènes, l’induſtrie de Corinthe, les ſoldats de Sparte, & les troupeaux d’Arcadie ? Avec tous ces avantages de la Grèce, la France auroit porté les beaux-arts auſſi loin que cette mère du génie, ſi elle avoit eu les mêmes loix, le même exercice de la raiſon & de la liberté, créatrices des grands hommes, ſouveraines des grands peuples.

Après la ſupériorité de la légiſlation, il n’a manqué peut-être aux nations modernes, pour égaler les anciennes dans les travaux de l’eſprit humain, que des langues plus heureuſes. Les Romains qui, comme les Grecs, connoiſſoient l’influence du dialecte ſur les mœurs, avoient recherché à étendre le leur avec leurs armes ; & ils étoient parvenus à le faire adopter par-tout où ils avoient établi leur domination. À l’exception de quelques hommes obſcurs qui s’étoient réfugiés dans des montagnes inacceſſibles, l’Europe, preſque entière parloit latin. Mais l’invaſion des Barbares ne tarda pas à le dénaturer. Aux ſons tendres & harmonieux d’un idiome poli par le génie & par des organes délicats, ces peuples guerrière & chaſſeurs mêlèrent les accens rudes, les expreſſions groſſières qu’ils apportoient de leurs ſombres forêts, de leur âpre climat. Bientôt il y eut autant de jargons divers qu’il y avoit de gouvernemens. À la renaiſſance des lettres, ces jargons devoient prendre naturellement un ton plus élevé, une prononciation plus agréable. Cette amélioration ne ſe fit que très-lentement, parce que tous ceux qui ſe ſentoient quelque talent pour écrire, dédaignant un langage ſans grâce, ſans force, ſans aménité, employèrent bien ou mal dans leurs productions le langage des anciens Romains.

Ce furent les Italiens qui ſecouèrent les premiers ce joug humiliant. Leur langue, avec du ſon, de l’accent & du nombre, a pris tous les caractères de la poéſie & tous les charmes de la muſique. Ces deux arts l’ont conſacrée aux délices de l’harmonie comme ſon plus doux organe.

La langue Françoiſe règne dans la proſe. Si ce n’eſt pas le langage des dieux, c’eſt celui de la raiſon & de la vérité. La proſe parle ſur-tout à l’eſprit dans la philoſophie, l’étude confiante de ces âmes privilégiées de la nature, qui ſemblent placées entre les rois & les peuples pour inſtruire & diriger les hommes. Dans un tems où la liberté n’a plus de tribunes ni d’amphithéâtres pour agiter de vaſtes aſſemblées, une langue qui ſe multiplie dans les livres, qui ſe fait lire chez toutes les nations, qui ſert d’interprète commun à toutes les autres langues, & d’inſtrumens à toutes ſortes d’idées : une langue anoblie, épurée, adoucie, & ſur-tout fixée par le génie des écrivains & la politeſſe des courtiſans, devient enfin univerſelle & dominante.

La langue Angloiſe a produit auſſi ſes poètes & ſes proſateurs qui lui ont donné un caractère d’énergie & d’audace propre à l’immortaliſer. Qu’on l’apprenne chez tous les peuples qui aſpirent à n’être pas eſclaves. Ils oſeront penſer, agir, & ſe gouverner eux-mêmes. Elle n’eſt pas la langue des mots, mais celle des idées ; & les Anglois n’en ont eu que de fortes. Ce ſont eux qui ont dit les premiers, la majeſté du peuple ; & ce ſeul mot conſacre une langue.

L’Eſpagnol n’a proprement eu juſqu’à préſent ni poéſie, ni proſe, avec une langue organisée pour exceller dans l’une & dans l’autre. Éclatante comme l’or pur, & ſonore comme l’argent, ſa marche eſt grave & meſurée comme la danſe de ſa nation ; elle eſt noble & décente comme les mœurs de l’antique chevalerie. Cette langue pourra ſoutenir un rang, acquérir même de la ſupériorité lorſqu’elle aura beaucoup d’écrivains, tels que Cervantez & Mariana. Quand ſon académie aura fait taire l’inquiſition avec ſes univerſités, cette langue s’élèvera d’elle-même aux grandes idées, aux ſublimes vérités où l’appelle la fierté naturelle du peuple qui la parle.

Avant toutes les autres langues vivantes, eſt l’Allemand, cette langue mère, originelle eſt indigène de l’Europe. C’eſt elle qui a formé l’Anglois & même le François par ſon mélange avec la langue latine. Mais peu faite, ce ſemble, pour les yeux & pour des organes polis, elle eſt reſtée dans la bouche du peuple ſans oſer entrer que bien tard dans les livres. Sa diſette d’écrivains annonçoit un pays où les beaux-arts, la poéſie & l’éloquence ne devoient pas fleurir. Mais tout-à-coup le génie y a pris ſon eſſor ; & des poètes originaux en plus d’un genre y ſont éclos en aſſez grand nombre, pour entrer en rivalité avec les autres nations.

Les langues ne pouvoient ſe cultiver & ſe polir juſqu’à un certain degré, ſans que les arts de toute eſpèce ne ſuiviſſent ce degré de perfection. Auſſi leurs monumens ſont-ils tellement multipliés en Europe, que la barbarie des ſiècles & des peuples à venir aura de la peine à les détruire entièrement.

Cependant comme l’eſpèce humaine n’eſt qu’une matière de fermentations & de révolutions, il ne faut qu’un génie ardent, un enthouſiaſte, pour mettre de nouveau la terre en combuſtion. Les peuples de l’Orient ou du Nord, ſoumis au deſpotiſme, ſont encore tout prêts à répandre leurs ténèbres & leurs chaînes dans toute l’Europe. Ne ſuffiroit-il pas d’une irruption des Turcs ou des Africains en Italie, pour y renverſer les temples & les palais, pour y confondre dans une ruine générale les idoles de la religion avec les chefs-d’œuvre des arts ? Et nous aurions d’autant moins de courage pour défendre ces ouvrages de notre luxe, que nous y ſommes plus attachés. Une ville qui a coûté deux ſiècles à décorer, eſt brûlée & ſaccagée en un jour. Un Tartare briſera peut-être, d’un ſeul coup de hache, cette ſtatue de Voltaire que Pigalle n’aura pas achevée en dix ans : & nous travaillons encore pour l’immortalité, vains atomes pouſſés les uns par les autres dans la nuit d’où nous venons ! Peuples, artiſtes ou ſoldats, qu’êtes-vous entre les mains de la nature, que le jouet de ſes loix, deſtinés tour-à-tour à mettre de la pouſſière en œuvre, & cette œuvre en pouſſière ?

Mais c’eſt par les arts que l’homme jouit de ſon exiſtence, & qu’il ſe ſurvit à lui-même. Les ſiècles d’ignorance ne ſortent jamais du néant. Il n’en reſte pas plus de trace après qu’avant leur époque. On ne peut dire le lieu & le tems où ils s’écoulèrent, ni graver ſur la terre d’un peuple barbare : c’eſt ici qu’il fut ; puiſqu’il ne laiſſe pas même des ruines pour annales. L’invention ſeule donne à l’homme de la puiſſance ſur la matière & ſur le tems. Le génie d’Homère a rendu les caractères de la langue Grecque ineffaçables. L’harmonie & la raiſon ont mis l’éloquence de Cicéron au-deſſus de tous les orateurs ſacrés. Les pontifes eux-mêmes, amollis, éclairés par la lumière & le charme des arts, en les admirant & les protégeant, ont aidé l’eſprit humain à briſer les chaînes de la ſuperſtition. Le commerce a hâté les progrès de l’art par le luxe des richeſſes. Tous les efforts de l’eſprit & de la main ſe ſont réunis pour embellir & perfectionner la condition de l’eſpèce humaine. L’induſtrie & l’invention, avec les jouiſſances du Nouveau-Monde, ont pénétré juſqu’au cercle polaire, & les beaux-arts tâchent de forcer la nature à Péterſbourg.

Les orateurs, les poëtes, les hiſtoriens, les peintres, les ſtatuaires ſont faits pour être les amis des grands hommes. Hérauts de leur renommée pendant qu’ils vivent, ils en ſont les conſervateurs éternels quand ils ne ſont plus. En les portant à l’immortalité, ils y vont eux-mêmes. C’eſt par les uns & par les autres que les nations ſe diſtinguent entre les nations contemporaines. Après les avoir illuſtrées, les arts les enrichiſſent encore quand elles ſont devenues indigentes. C’eſt Rome l’ancienne qui nourrit aujourd’hui la moderne Rome. Peuples qu’ils honorent dans le préſent & dans l’avenir, honorez-les ſi vous n’êtes pas des ingrats. Vous paſſerez, mais leurs productions ne paſſeront pas. Le flambeau qui vous éclaire, le génie s’éteindra parmi vous ſi vous le négligez ; & après avoir marché pendant quelques ſiècles dans les ténèbres, vous tomberez dans l’abyme de l’oubli qui a englouti tant de nations qui vous ont précédés, non parce qu’elles ont manqué de vertus, mais d’une voix ſacrée qui les célébrât.

Gardez-vous ſur-tout d’ajouter la persécution à l’indifférence. C’eſt bien aſſez qu’un écrivain brave le reſſentiment du magiſtrat intolérant, du prêtre fanatique, du grand ſeigneur ombrageux, de toutes les conditions entêtées de leurs prérogatives, ſans être encore exposé aux sévérités du gouvernement. Infliger au philoſophe une peine infamante & capitale, c’eſt le condamner à la puſillanimité ou au ſilence ; c’eſt étouffer le génie ou le bannir ; c’eſt arrêter l’inſtruction nationale & le progrès des lumières.

Ces réflexions ſont, dira-t-on, d’un homme qui a bien réſolu de parler ſans ménagement des perſonnes & des choſes ; des perſonnes, à qui l’on n’oſe guère s’adreſſer avec franchiſe ; des choſes, ſur leſquelles un écrivain, doué d’un peu de ſens, ne penſe ni ne s’exprime comme le vulgaire, & qui ne ſeroit pas fâché d’échapper à la proſcription. Cela ſe peut ; & quel mal y auroit-il à cela ? Cependant, quoi qu’il en puiſſe arriver, jamais je ne trahirai l’honorable cauſe de la liberté. Si je n’en recueillois que des malheurs, ce que je ne crois, ni ne redoute, tant pis pour l’auteur de mon infortune. Pour un inſtant de ma durée dont il auroit diſposé avec injuſtice & avec violence, il reſteroit déteſté pendant ſa vie. Son nom paſſeroit aux ſiècles à venir couvert d’ignominie ; & cette ſentence cruelle ſeroit indépendante du peu de valeur, du peu de mérite de mes productions.