Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 7

VII. Les François s’établiſſent dans la Guyane, & y languiſſent pendant un ſiècle.

Des négocians de Rouen, qui penſoient qu’on pourroit tirer parti de cet établiſſement naiſſant, unirent leurs fonds en 1643. Ils chargèrent de leurs intérêts un homme féroce, nommé Poncet de Bretigny, qui, ayant également déclaré la guerre aux colons & aux ſauvages, fut maſſacré.

Cet événement tragique ayant refroidi les aſſociés, on vit ſe former en 1651 une nouvelle compagnie, qui paroiſſoit devoir prendre un plus grand eſſor. L’étendue de ſes capitaux la mit en état d’aſſembler dans Paris même ſept à huit cens colons. Ils furent embarqués ſur la Seine pour deſcendre au Havre. Le malheur voulut que le vertueux abbé de Marivault, qui étoit l’âme de l’entrepriſe, & qui devoit la conduire en qualité de directeur général, ſe noyât en entrant dans ſon bateau. Roiville, gentil’homme de Normandie, envoyé à Cayenne comme général, fut aſſaſſiné dans la traversée. Douze des principaux intéreſſés, auteurs de cet attentat, ſe conduiſirent dans la colonie qu’ils s’étoient chargés de faire fleurir, avec toute l’atrocité qu’annonçoit cet affreux prélude. Ils firent pendre un d’entre eux. Deux moururent. Il y en eut trois de relégués dans une iſle déſerte. Les autres ſe livrèrent aux plus grands excès. Le commandant de la citadelle déſerta chez les Hollandois, avec une partie de ſa garniſon. Ce qui avoit échappé à la faim, à la misère, à la fureur des ſauvages du continent qu’on avoit provoquée de cent manières, s’eſtima trop heureux de pouvoir gagner les iſles du Vent ſur un bateau & ſur deux canots. Ils abandonnèrent le fort, les munitions, les armes, les marchandiſes, cinq ou ſix cens cadavres de leurs malheureux compagnons, quinze mois après avoir débarqué dans l’iſle.

Il ſe forma en 1663 une nouvelle ſociété ſous la direction de la Barre, maître des requêtes. Elle n’avoit que deux cens mille francs de fonds : mais les ſecours du gouvernement la mirent en état d’expulſer de la conceſſion les Hollandois qui s’y étoient établis ſous la conduite de Spanger, lorſqu’ils l’avoient vue évacuée par ſes premiers poſſeſſeurs. Un an après, ce foible corps fit partie de la grande compagnie où l’on fondoit toutes celles que la nation avoit formées pour l’Afrique & pour le Nouveau-Monde. En 1667, Cayenne fut inſultée, pillée, abandonnée par les Anglois ; & les fugitifs en reprirent poſſeſſion, pour ſe la voir encore arracher en 1672 par les ſujets des Provinces-Unies, qui ne la purent retenir que juſqu’en 1676. À cette époque, ils en furent chaſſés par le maréchal d’Etrées. Depuis la colonie n’a pas été attaquée.

Cet établiſſement tant de fois bouleversé, reſpiroit à peine. À peine il jouiſſoit d’un commencement de tranquilité, qu’on eſpéra favorablement de ſa fortune. Quelques Flibuſtiers qui revenoient chargés des dépouilles de la mer du Sud, s’y fixèrent ; &, ce qui étoit plus important, ſe déterminèrent à confier leurs tréſors à la culture. Ils paroiſſoient la devoir pouſſer avec vigueur, lorſque Ducaſſe leur propoſa en 1688 le pillage de Surinam. Leur goût naturel ſe réveille ; les nouveaux colons redeviennent corſaires, & leur exemple entraîne preſque tous les habitans.

L’expédition fut malheureuſe. Une partie des combattans périt dans l’attaque ; & les autres faits priſonniers furent envoyés aux Antilles, où ils s’établirent. La colonie ne ſe releva jamais de cette perte. Bien loin de pouvoir s’étendre dans la Guyane, elle ne fit que languir à Cayenne même.

Cette iſle qui n’eſt séparée du continent que par les eaux d’une rivière qui ſe diviſe en deux branches, peut avoir quatorze à quinze lieues de circonférence. Par une conformation que la nature donne rarement aux iſles, élevée ſur les côtés & baſſe au milieu, elle eſt entrecoupée de tant de marais, que les communications n’y ſont guère praticables. Dans une plaine de deux lieues, qui pouvoit être aisément percée de canaux navigables, & dont on n’a pas ſu même égoutter les eaux, a été bâti le ſeul bourg qui ſoit dans la colonie. C’eſt un amas de baraques entaſſées ſans ordre ni commodités, & où régnent durant l’été d’aſſez fréquentes fièvres, quoiqu’on n’ait ceſſe d’en vanter la ſalubrité. Il eſt défendu par un chemin couvert, un large foſſé, un rempart en terre, & par cinq baſtions. Au milieu du bourg eſt une butte allez élevée, dont on a fait une redoute appelée le fort, où quarante hommes pourraient encore capituler après la priſe de la place. L’entrée du port n’a guère que treize pieds d’eau. Les navires pourraient toucher à quatorze : mais heureuſement la vaſe eſt molle, & l’on peut la labourer ſans danger.

Les premières productions de Cayenne furent le rocou, le coton & le ſucre. Ce fut la première des colonies Françoiſes qui cultiva le café. On y a toujours cru, & peut-être on y croit encore, que ce furent quelques déſerteurs qui, en 1721, rachetèrent leur grâce, en l’apportant de Surinam où ils s’étoient réfugiés. Un hiſtorien exact a écrit depuis peu, vraiſemblablement ſur de bons mémoires, que ce fut un bienfait de la Motte-Aigron qui, en 1722, eut l’art d’emporter de cet établiſſement Hollandois des ſemences fraîches de café, malgré la défenſe rigoureuſe d’en laiſſer ſortir en coſſes. Dix ou douze ans après, on planta du cacao.

En 1752, il ſortit de la colonie deux cens ſoixante mille cinq cens quarante-une livres peſant de rocou, quatre-vingt mille trois cens ſoixante-trois livres de ſucre, dix-ſept mille neuf cens dix-neuf livres de coton, vingt-ſix mille huit cens quatre-vingt-une livres de café, quatre-vingt-onze mille neuf cens ſeize livres de cacao, & ſix cens dix-huit pieds de bois. Ces produits réunis étoient le fruit du travail de quatre-vingt-dix familles Françoiſes, de cent vingt-cinq Indiens, de quinze cens noirs, qui formoient la colonie entière.