Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 6

VI. Notions ſur la Guyane. Motif qu’avoient les Européens pour la fréquenter & la parcourir.

Les peuples qui erroient dans ce grand eſpace, avant l’arrivée des Européens, étoient divisés en pluſieurs nations, toutes peu nombreuſes. Elles n’avoient pas d’autres mœurs que celles des ſauvages du continent méridional. Les Caraïbes ſeuls, que leur nombre & leur courage rendoient les plus inquiets, ſe diſtinguoient par un uſage remarquable dans le choix de leurs chefs. Il falloit avoir pour conduire un tel peuple, plus de vigueur, d’intrépidité, de lumières que perſonne, & montrer ces qualités par des épreuves ſenſibles & publiques.

L’homme qui ſe deſtinoit à marcher le premier devant des hommes, devoit connoître d’avance tous les lieux propres à la chaſſe, à la pêche, toutes les fontaines & toutes les routes. Il ſoutenoit d’abord des jeûnes longs & rigoureux. On lui faiſoit porter enſuite des fardeaux d’une peſanteur énorme. Il paſſoit la plupart des nuits en ſentinelle, à l’entrée du carbet. On l’enterroit juſqu’à la ceinture dans une fourmilière, où il reſtoit exposé un tems conſidérable à des piqûres vives & ſanglantes. S’il montroit dans toutes ces ſituations, une force de corps & d’âme à l’épreuve des dangers & des fléaux où la nature expoſe la vie des ſauvages ; s’il étoit l’homme qui devoit tout endurer & ne rien craindre, les ſuffrages s’arrêtoient ſur lui. Cependant, comme s’il eût ſenti ce qu’impoſe l’honneur de commander à des hommes, il ſe déroboit ſous d’épais feuillages, La nation alloit le chercher dans une retraite qui le rendoit plus digne du poſte qu’il fuyoit. Chacun des aſſiſtans lui mettoit le pied ſur la tête, pour lui faire connoître qu’étant tiré de la pouſſière par ſes égaux, ils pouvoient l’y faire rentrer, s’il oublioit les devoirs de ſa place. C’étoit la cérémonie de ſon couronnement. Voilà des ſauvages qui avoient des notions plus juſtes de la ſouveraineté, & qui connoiſſoient mieux leurs prérogatives que la plupart des peuples civilisés. Après cette leçon politique, tous les arcs, toutes les flèches tomboient à ſes pieds, & la nation obéiſſoit à ſes loix, ou plutôt à ſes exemples.

Tels étoient ces habitans de la Guyane, quand l’Eſpagnol Alphonſe Oſeda y aborda le premier en 1499, avec Améric Veſpuce & Jean de la Coſa. Il en parcourut une partie. Ce voyage ne donna que des connoiſſances ſuperficielles d’un ſi vaſte pays. On en fît beaucoup d’autres, qui, entrepris à plus grands frais, n’en furent que plus malheureux. Cependant on les multiplia par un motif qui a toujours trompé, qui trompera toujours les hommes.

Un bruit s’étoit répandu ſans qu’on en ſache l’origine, qu’il y avoit dans l’intérieur de la Guyane, un pays déſigné ſous le nom del Daurado, qui renfermoit des richeſſes immenſes en or & en pierreries, plus de mines & de tréſors que Cortès & Pizarre n’en avoient jamais trouvé. Cette fable n’enflammoit pas ſeulement l’imagination naturellement ardente des Eſpagnols : elle échauffoit tous les peuples de l’Europe.

Cet enthouſiaſme ſaiſit particulièrement Walter Raleigh, un des hommes les plus extraordinaires qu’ait produits la région la plus féconde en caractères ſinguliers. Il avoit une paſſion extrême pour tout ce qui avoit de l’éclat ; une réputation qui éclipſoit les plus grands noms ; plus de lumières que ceux que leur état attachoit uniquement aux lettres ; une liberté de penſer qui n’étoit pas de ſon ſiècle ; quelque choſe de romaneſque dans les ſentimens & dans la conduite. Ce tour d’eſprit le détermina en 1595, au voyage de la Guyane : mais il la quitta ſans avoir rien trouvé de ce qu’il cherchoit. Il publia cependant à ſon retour en Angleterre une relation remplie des plus brillantes impoſtures dont on ait amusé la crédulité humaine.

Un témoignage ſi éclatant détermina quelques François en 1604 à tourner leurs voiles vers ces contrées, ſous la direction de la Ravardière. D’autres aventuriers de leur nation ne tardèrent pas à ſuivre leurs traces. Tous ſe livrèrent à des fatigues incroyables. Enfin quelques-uns plutôt rebutés de tant de travaux que déſabusés de leurs eſpérances, ſe fixèrent à Cayenne.