Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 8

VIII. La cour de Verſailles ſe propoſe de rendre la Guyane floriſſante. Ce projet avoit-il été, judicieuſement conçu ? Fut-il ſagement exécuté ?

Tel, & plus foible encore, étoit l’état de Cayenne, lorſqu’on vit avec étonnement la cour de Verſailles chercher, en 1763, à lui donner un grand éclat. On ſortoit des horreurs d’une guerre honteuſe. La ſituation des affaires avoit décidé le miniſtère à acheter la paix par le ſacrifice de pluſieurs poſſeſſions importantes. Il paroiſſoit également néceſſaire de faire oublier à la nation, & ſes calamités, & les fautes qui les avoient amenées. L’eſpérance d’une meilleure fortune pouvoit amuſer ſon oiſiveté, tromper ſa malignité ; & l’on détourna ſes regards des colonies qu’elle avoit perdues, vers la Guyane, qui devoit, diſoit-on, réparer tant de défaſtres.

Ce n’étoit pas l’opinion des citoyens qui paroiſſoient les mieux inſtruits de la ſituation des choſes. Un établiſſement formé depuis un ſiècle & demi & à une époque où les eſprits étoient violemment pouſſés aux grandes entrepriſes : un établiſſement dont les diſcordes civiles ni les guerres étrangères n’avoient pas ruiné les travaux : un établiſſement que des adminiſtrateurs ſages avoient régi avec déſintéreſſement & application : un établiſſement auquel les bienfaits du gouvernement & les ſecours du commerce n’avoient jamais manqué : un établiſſement où le débouché des productions avoit été toujours aſſuré : cette colonie n’étoit rien. On n’y avoit jamais vu de plantation floriſſante. Aucune fortune ne s’y étoit élevée. La misère & l’obſcurité avoient été opiniâtrement ſon partage aux mêmes époques où les autres poſſeſſions Françoiſes de l’Amérique étonnoient l’ancien & le Nouveau-Monde par leur éclat & par leurs richeſſes. Loin que le tems & le progrès des lumières euſſent amélioré ſon ſort, ſa ſituation étoit devenue de jour en jour plus fâcheuſe. Comment eſpérer qu’elle rempliroit les hautes deſtinées qu’on lui préparoit ? Ces conſidérations n’arrêtèrent pas le miniſtère. Voyons ce qu’on a dit pour juſtifier ſes vues.

L’Amérique offroit, dans l’origine à l’invaſion de l’Europe, deux régions entièrement différentes, la Zone Torride & la Zone tempérée du nord. La première préſentoit une vaſte coupe à la ſoif de l’or ; à la cupidité, des appas ; à la molleſſe, le repos ; à la volupté, ſon aliment ; au luxe, ſes reſſources. Celui qui s’en empara le premier dut éblouir par ſon éclat, séduire par l’image de ſon bonheur. Une opulence, auſſi impoſante que rapide, ne pouvoit manquer de lui donner dans le monde ancien une influence d’autant plus étendue, que la nature de la vraie richeſſe y étoit ignorée, & que ſes rivaux ſe trouvèrent tout-à-coup plongés dans une indigence relative, auſſi inſupportable que l’indigence réelle. Son nouveau domaine étoit la patrie du deſpotiſme. La chaleur y briſoit les forces du corps ; l’oiſiveté, ſuite néceſſaire d’une fertilité qui ſatiſfait aux beſoins ſans le travail, y ôtoit à l’âme toute énergie. Cette contrée ſubit ſon déclin. Les peuples, qui l’habitoient, étoient des eſclaves qui attendoient un maître. Il vint. Il dit obéiſſez ; & l’on obéit. L’eſprit des monarchies abſolues étoit une production du ſol qu’il y trouva toute formée ; mais il exiſtoit au-deſſus de ſa tête un ennemi auquel on ne réſiſte point, & qui devoit le ſubjuguer à ſon tour : c’eſt le climat. Dans la première ivreſſe, l’uſurpateur forma les projets les plus vaſtes, & conçut les eſpérances les mieux fondées en apparence. Il regarda le ſigne de l’opulence comme le principe créateur & conſervateur des forces politiques ; & comment ne s’y ſeroit-il pas trompé ? Si nous ſommes déſabusés de ce préjugé, c’eſt peut-être à ſes déſaſtres que nous devons cette grande leçon. Il s’imagina & dut s’imaginer qu’avec de l’or, il auroit à ſa ſolde les nations, comme il avoit les nègres ſous ſa chaîne : ſans prévoir que cet or qui lui donnoit des alliés jaloux, en feroit autant d’adverſaires puiſſans, qui, joignant leurs armes à la richeſſe qu’ils recevoient, tourneroient ce double inſtrument à ſa propre ruine.

La Zone tempérée de l’Amérique Septentrionale ne pouvoit attirer que des peuples laborieux & libres. Elle n’a que des productions communes & néceſſaires, mais qui ſont dès-lors une ſource éternelle de richeſſe ou de force. Elle favoriſe la population, en fourniſſant matière à cette culture paiſible & sédentaire qui fixe & multiplie les familles, qui, n’irritant point la cupidité, préſerve des invaſions. Elle s’étend dans un continent immenſe, ſur un front large, & par-tout ouvert à la navigation. Ses côtes ſont baignées d’une mer preſque toujours libre, & couvertes de ports nombreux. Les colons y ſont moins éloignés de la métropole, vivent ſous un climat plus analogue à celui de leur patrie, dans un pays propre à la chaſſe, à la pêche, à l’agriculture, à tous les exercices, & aux travaux qui nourriſſent les forces du corps, & préſervent des vices corrupteurs de l’âme. Ainſi dans l’Amérique comme en Europe, ce ſera le Nord qui ſubjuguera le Midi. L’un ſe couvrira d’habitans & de cultures, tandis que l’autre épuiſera ſes ſucs voluptueux & ſes mines d’or. L’un pourra policer des peuples ſauvages, par ſes liaiſons avec des peuples libres ; l’autre ne ſera jamais qu’un alliage monſtrueux & foible d’une race d’eſclayes avec une nation de tyrans.

Il étoit eſſentiel pour les colonies du Midi qu’elles euſſent des racines de population & de vigueur dans le Nord, pour s’y ménager un commerce des denrées de luxe avec celles de beſoin, une communication qui pût donner des renforts en cas d’attaque, un aſyle dans la défaite, un contrepoids des forces de terre à la foibleſſe des reſſources navales.

Les colonies méridionales Françoiſes jouiſſoient avant la dernière guerre de cette protection. Le Canada, par ſa ſituation, par le génie belliqueux de ſes habitans, par ſes alliances avec des peuplades ſauvages, amies de la franchiſe & de la liberté du caractère François, pouvoit balancer, du moins inquiéter la Nouvelle-Angleterre. La perte de ce grand continent détermina le miniſtère de Verſailles à chercher de l’appui dans un autre ; & il eſpéra le trouver dans la Guyane, en y établiſſant une population nationale & libre, capable de réſiſter par elle-même aux attaques étrangères, & propre à voler avec le tems au ſecours des autres colonies, lorſque les circonſtances pourroient l’exiger.

Tel fut évidemment ſon ſyſtême. Jamais il ne lui tomba dans l’eſprit qu’une région ainſi habitée, pût jamais enrichir la métropole par la production des denrées propres aux colonies méridionales. Les bons principes lui étoient trop familiers, pour ignorer qu’il n’eſt pas poſſible de vendre, ſans ſuivre le cours du marché général ; qu’on ne peut atteindre ce but qu’en cultivant avec auſſi peu de frais que ſes rivaux ; & que des travaux faits par des hommes libres, ſont de toute néceſſité infiniment plus chers que ceux qui ſont abandonnés à des eſclaves.

Les opérations étoient dirigées par un miniſtre actif. En politique ſage, qui ne ſacrifie pas la sûreté aux richeſſes, il ne ſe propoſoit que d’élever un boulevard pour défendre les poſſeſſions Françoiſes. En philoſophe ſenſible, qui connoit les droits de l’humanité & qui les reſpecte, il vouloit peupler d’hommes libres, ces contrées fertiles & déſertes. Mais le génie, ſur-tout le génie impatient de jouir, ne prévoit pas tout. On s’égara, parce qu’on crut que des Européens ſoutiendroient ſous la Zone Torride les fatigues qu’exige le défrichement des terres ; que des hommes qui ne s’expatrioient que dans l’eſpérance d’un meilleur ſort, s’accoutumeroient à la ſubſiſtance précaire d’une vie ſauvage, dans un climat moins ſain que celui qu’ils quittoient.

Ce mauvais ſyſtême, où le gouvernement ſe laiſſa entraîner par des hommes audacieux que leur préſomption égaroit, ou qui ſacrifioient la fortune, publique à leurs intérêts particuliers, fut auſſi follement exécuté qu’il avoit été légèrement adopté. Tout y fut combiné ſans principe de légiſlation, ſans intelligence des rapports que la nature a mis entre les terres & les hommes. Ceux-ci furent diſtribués en deux claſſes, l’une de propriétaires, & l’autre de mercenaires. On ne vit pas que cette diſtribution, qui ſe trouve établie en Europe, & preſque chez toutes les nations civilisées, eſt l’ouvrage de la guerre, des révolutions & des haſards infinis que le tems amène ; que c’eſt la ſuite des progrès de la ſociabilité, mais non la baſe & le fondement de la ſociété, qui, dans l’origine, veut que tous ſes membres participent à la propriété. Les colonies qui ſont de nouvelles populations & de nouvelles ſociétés, doivent ſuivre cette règle fondamentale. On s’en écarta dès le premier pas, en ne deſtinant des terres dans la Guyane, qu’à ceux qui pourroient y paſſer avec des fonds & des avances pour les cultiver. Les autres, dont on tenta la cupidité par des eſpérances vagues ou équivoques, furent exclus de ce partage des terres. Ce fut une faute de politique contre l’humanité. Si l’on eût donné une portion de terrein à défricher à tous les nouveaux colons qu’on portoit dans cette région nue & déſerte, chacun l’eût cultivée d’une manière proportionnée à ſes forces & à ſes moyens, l’un avec ſon argent, l’autre avec ſes bras. Il ne falloit ni rebuter ceux qui avoient des capitaux, parce que c’étoient des hommes très-précieux pour une colonie naiſſante, ni leur donner une préférence excluſive, de peur qu’ils ne trouvâſſent pas des coopérateurs qui vouluſſent ſe mettre dans leur dépendance. Il étoit indiſpenſable d’offrir à tous les membres de la nouvelle tranſmigration, une propriété où ils puſſent faire valoir leur travail, leur induſtrie, leur argent, en un mot, leurs facultés plus ou moins étendues. On devoit prévoir que des Européens, quelle que fût leur ſituation, ne quitteroient pas leur patrie ſans l’eſpérance d’un meilleur ſort ; & que tromper leur eſpoir & leur confiance à cet égard, ſeroit ruiner la colonie, dont on projettoit les fondemens.

Des hommes tranſportés dans des régions incultes n’y trouvent que des beſoins ; & les travaux les mieux ordonnés, les plus ſuivis ne ſauroient empêcher que ceux qui paſſeront dans ces déſerts pour défricher les terres, ne reſtent dénués de tout juſqu’à l’époque, plus ou moins éloignée, des récoltes. Auſſi la cour de Verſailles, à qui une vérité ſi frappante ne pouvoit échapper, s’engagea-t-elle à nourrir indiſtinctement, durant deux années, tous les Allemands, tous les François qu’elle deſtinoit à la population de la Guyane. Mais cet acte de juſtice n’étoit pas une action de prudence. Il falloit prévoir que les vivres ſeroient mal choiſis par les agens du gouvernement. Il falloit prévoir que, quand même les approviſionnemens auroient été faits avec zèle, avec prudence, avec déſintéreſſement, c’étoit une néceſſité que la plupart ſe gâtâſſent, ſoit dans le trajet, ſoit au terme. Il falloit prévoir que les viandes ſalées, bien ou mal conſervées, ne ſeroient jamais une nourriture convenable pour de malheureux réfugiés qui quittoient un climat ſain & tempéré pour occuper les ſables brûlans de la Zone Torride, pour reſpirer l’air humide & pluvieux des tropiques.

Une politique judicieuſe ſe ſeroit occupée de la multiplication des troupeaux, avant de ſonger à l’établiſſement des hommes. Cette précaution n’auroit pas ſeulement aſſuré une ſubſiſtance ſaine aux premiers colons, elle leur auroit encore fourni des inſtrumens commodes pour les entrepriſes qu’exige la formation d’une peuplade nouvelle. Avec ce ſecours, ils auroient bravé des fatigues que le miniſtère ſe ſeroit chargé de payer libéralement, & auroient préparé des logemens & des denrées à ceux qui devoient les ſuivre. Par cette combinaiſon, qui n’exigeoit pas des méditations bien profondes, l’établiſſement qu’il s’agiſſoit de former, auroit acquis, en peu de tems, la conſiſtance dont il étoit ſuſceptible.

On ne fit pas ces réflexions ſi ſimples, ſi naturelles. Douze mille hommes furent débarqués, après une longue navigation, ſur des côtes déſertes & impraticables. On ſait que dans preſque toute la Zone Torride, l’année eſt partagée en deux ſaiſons, l’une sèche & l’autre pluvieuſe. À la Guyane, les pluies ſont ſi abondantes, depuis le commencement de novembre juſqu’à la fin de mai, que les terres ſont ſubmergées ou hors d’état d’être cultivées. Si les nouveaux colons y étoient arrivés au commencement de la ſaiſon sèche, diſtribués ſur les terreins qu’on leur deſtinoit, ils auroient eu le tems d’arranger leurs habitations, de couper les forêts ou de les brûler, de labourer ou d’enſemencer leurs champs.

Faute de ces combinaiſons, on ne ſut où placer cette foule d’hommes qui arrivoient coup ſur coup dans la ſaiſon des pluies. L’iſle de Cayenne auroit pu ſervir d’entrepôt & de rafraîchiſſement aux nouveaux débarqués. On y auroit trouvé du logement & des ſecours. Mais la fauſſe idée dont on étoit prévenu, de ne pas mêler la nouvelle colonie avec l’ancienne, fit rejeter cette reſſource. Par une ſuite de cet entêtement, on dépoſa dans les iſles du Salut ou ſur les bords du Kourou, ſous la toile & dans de mauvais angars, douze mille malheureux. C’eſt-là que, condamnés à l’inaction, à l’ennui, à la privation des premiers beſoins, aux maladies contagieuſes qu’enfantent toujours des ſubſiſtances corrompues, à tous les déſordres que produit l’oiſiveté dans une populace tranſportée de loin ſous un nouveau ciel, ils finirent leur triſte deſtinée dans les horreurs du déſeſpoir. Leurs cendres crieront à jamais vengeance contre les inventeurs, contre les fauteurs d’un projet funeſte qui a fait tant de victimes : comme ſi la guerre dont elles étoient deſtinées à combler les vuides, n’en avoit pas aſſez moiſſonné dans le cours de huit années.

Pour qu’il ne manquât rien au déſaſtre, & que les 25 000 000 employés au ſuccès d’un ſyſtême abſurde fuſſent entièrement perdus, l’homme chargé de mettre fin à tant de calamités, crut devoir ramener en Europe deux mille hommes, dont la conſtitution robuſte avoit réſiſté à l’intempérie du climat, à plus de misères qu’on ne ſauroit dire.

L’état s’eſt trouvé heureuſement aſſez puiſſant, pour pouvoir ſoutenir de ſi grandes pertes. Mais qu’il eſt douloureux pour la patrie, pour les ſujets, pour toutes les âmes avares du ſang François, de le voir ainſi prodiguer dans des entrepriſes ruineuſes, par une folle jalouſie d’autorité qui commande un ſilence rigoureux ſur les opérations publiques ! Eh ! n’eſt-ce pas l’intérêt de la nation entière, que ſes chefs ſoient éclairés ! Mais peuvent-ils l’être autrement que par des lumières générales ? Pourquoi lui cacher des projets dont elle doit être l’objet & l’inſtrument ? Eſpère-t-on commander aux volontés ſans l’opinion, & inſpirer le courage ſans la confiance ? Les vraies lumières ſont dans les écrits publics, où la vérité ſe montre à découvert, où le menſonge craint d’être ſurpris. Les mémoires ſecrets, les projets particuliers, ne ſont guère que l’ouvrage des eſprits adroits & intéreſſés, qui s’inſinuent dans les cabinets des adminiſtrateurs, par des routes obſcures, obliques & détournées. Quand un prince, un miniſtre, s’eſt conduit par l’opinion publique des gens éclairés, s’il éprouve des malheurs, ni le ciel, ni la terre ne peuvent les lui reprocher. Mais des entrepriſes faites ſans le conſeil & le vœu de la nation, des événemens amenés à l’inſu de tous ceux dont on expoſe la vie & la fortune ; qu’eſt-ce autre choſe qu’une ligue ſecrète, une conjuration de quelques individus contre la ſociété entière ? Juſqu’à quand l’autorité ſe croira-t-elle humiliée, en s’entretenant avec les citoyens ? Juſqu’à quand témoignera-t-elle aux hommes allez de mépris, pour ne pas chercher même à ſe faire pardonner ſes fautes ?

Qu’eſt-il arrivé de la cataſtrophe, où tant de ſujets, tant d’étrangers ont été ſacrifiés à l’illuſion du miniſtère François ſur la Guyane ? C’eſt qu’on a décrié cette malheureuſe région avec tout l’excès que le reſſentiment du malheur ajoute à la réalité de ſes cauſes. Heureuſement les obſervations de quelques hommes éclairés nous mettent en état de débrouiller le cahos.