Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 22

XXII. Manière dont ſe faiſoit le commerce à la Martinique.

Dans les premiers tems, les navigateurs qui fréquentoient la Martinique abordoient dans les quartiers où ſe récoltoient les denrées. Cette pratique, qui ſembloit naturelle, étoit remplie de difficultés. Les vents du Nord & du Nord-Eſt qui règnent ſur une partie des côtes, y tiennent habituellement la mer dans une agitation violente. Les bonnes rades, quoique multipliées, y ſont aſſez conſidérablement éloignées, ſoit entre elles, ſoit de la plupart des habitations. Les chaloupes deſtinées à parcourir ces intervalles, étoient ſouvent retenues dans l’inaction par le gros tems, ou réduites à ne prendre que la moitié de ce qu’elles pouvoient porter. Ces contrariétés retardoient le déchargement du vaiſſeau, & prolongeoient le tems de ſon chargement. Il réſultoit de ces lenteurs un grand dépériſſement des équipages, & une augmentation de dépenſes pour le vendeur & pour l’acheteur.

Le commerce qui doit mettre au nombre de ſes plus grands avantages, celui d’accélérer ſes opérations, perdoit de ſon activité par un nouvel inconvénient : c’étoit la néceſſité où ſe trouvoit le marchand, même dans les parages les plus favorables, de vendre ſes cargaiſons par petites parties. Si quelque homme induſtrieux le déchargeoit de ces détails, ſon entrepriſe devenoit chère pour les colons. Le bénéfice du marchand ſe meſure ſur la quantité des marchandiſes qu’il vend. Plus il vend, plus il peut s’écarter du bénéfice qu’un autre qui vend moins eſt obligé de faire.

Un inconvénient plus conſidérable encore, c’eſt que certaines marchandiſes d’Europe ſurabondoient en quelques endroits, tandis qu’elles manquoient en d’autres. L’armateur étoit lui-même dans l’impoſſibilité d’aſſortir convenablement ſes cargaiſons. La plupart des quartiers ne lui offroient pas toutes les denrées, ni toutes les ſortes de la même denrée. Ce vuide l’obligeoit de faire pluſieurs eſcales, ou d’emporter trop ou trop peu de productions convenables au port où il devoit faire ſon retour.

Les vaiſſeaux eux-mêmes éprouvoient de grands embarras. Pluſieurs avoient beſoin de ſe caréner ; la plus grande partie exigeoit au moins quelque réparation. Ces ſecours manquoient dans les rades peu fréquentées, où les ouvriers ne s’établiſſoient point dans la crainte de n’y pas trouver aſſez d’occupation. Il falloit donc aller ſe radouber dans certains ports, & revenir prendre ſon chargement dans celui où l’on avoit fait ſa vente. Toutes ces courſes emportoient au moins trois ou quatre mois.

Ces inconvéniens, & beaucoup d’autres, firent déſirer à quelques habitans & à tous les navigateurs, qu’il ſe formât un entrepôt où les objets d’échange entre la colonie & la métropole, fuſſent réunis. La nature paroiſſoit avoir préparé le fort Royal pour cette deſtination. Son port étoit un des meilleurs des iſles du Vent, & ſa sûreté ſi généralement connue, que lorſqu’il étoit ouvert aux bâtimens Hollandois, la république ordonnoit qu’ils s’y retirâſſent dans les mois de juin, de juillet & d’août, pour ſe mettre à l’abri des ouragans ſi fréquens & ſi furieux dans ces parages. Les terres du Lamentin, qui n’en ſont éloignées que d’une lieue, étoient les plus fertiles, les plus riches de la colonie. Les nombreuſes rivières qui arroſoient ce pays fécond, portoient des canots chargés, juſqu’à une certaine diſtance de leur embouchure. La protection des fortifications, aſſuroit la jouiſſance paiſible de tant d’avantages. Mais ils étoient contrebalancés par un territoire marécageux & mal-ſain. D’ailleurs cette capitale de la Martinique étoit l’aſyle de la marine militaire, qui dédaignoit alors, qui même opprimoit la marine marchande. Ainſi le fort Royal ne pouvant devenir le centre des affaires, elles ſe portèrent à Saint-Pierre.

Ce bourg qui, malgré les incendies qui l’ont réduit quatre fois en cendres, contient encore dix-huit cens maiſons, eſt ſitué ſur la côte occidentale de l’iſle, dans une anſe ou enfoncement, à-peu-près circulaire. Une partie eſt bâtie le long de la mer ſur le rivage même ; on l’appelle le mouillage : c’eſt-là où ſont les vaiſſeaux & les magaſins. L’autre partie du bourg eſt bâtie ſur une petite colline peu élevée : on l’appelle le fort, parce que c’eſt-là qu’eſt placée une petite fortification, qui fut conſtruite en 1665, pour réprimer les séditions des habitans contre la tyrannie du monopole, mais qui ſert aujourd’hui à protéger la rade contre les ennemis étrangers. Ces deux parties du bourg ſont réparées par un ruiſſeau, ou par une rivière guéable.

Le mouillage eſt adoſſé à un coteau aſſez élevé, & coupé à pic. Enfermé, pour ainſi dire, par cette colline, qui lui intercepte les vents de l’eſt, les plus conſtans & les plus ſalutaires dans ces contrées ; exposé ſans aucun ſouffle rafraîchiſſant aux rayons du ſoleil qui lui ſont réfléchis par le coteau, par la mer, & par le ſable noir du rivage, ce séjour eſt brûlant & toujours mal-ſain. D’ailleurs, il n’a point de port ; & les bâtimens qui ne peuvent tenir ſur ſes côtes durant l’hivernage, ſont forcés de ſe réfugier au fort Royal. Mais ces déſavantages ſont compensés ; ſoit par les facilités que préſente la rade de Saint-Pierre pour le débarquement & l’embarquement des marchandiſes ; ſoit par la liberté que donne ſa poſition de partir par tous les vents, tous les jours, & à toutes les heures.

Ce bourg fut le premier qu’on édifia dans l’iſle, & le premier qui vit ſon territoire cultivé. Il dut moins cependant à ſon ancienneté qu’à ſes commodités, l’avantage de devenir le point de communication entre la colonie & la métropole. Saint-Pierre reçut d’abord les denrées de certains cantons, dont les habitans ſitués ſur des côtes orageuſes & conſtamment impraticables, ne pouvoient faire commodément leurs achats & leurs ventes ſans ſe déplacer. Les agens de ces colons n’étoient dans les premiers tems que des maîtres de bateau, qui s’étant fait connoître par leur navigation continuelle autour de l’iſle, furent déterminés par l’appât du gain, à prendre une demeure fixe. La bonne-foi ſeule étoit l’âme de ces liaiſons. La plupart de ces commiſſionnaires ne ſavoient pas lire. Aucun d’eux n’avoit ni livres, ni regiſtres. Ils tenoient dans un coffre, un ſac pour chaque habitant dont ils géroient les affaires. Ils y mettoient le produit des ventes ; ils en tiroient l’argent néceſſaire pour les achats. Quand le ſac étoit épuisé, le commiſſionnaire ne fourniſſoit plus ; & le compte ſe trouvoit rendu. Cette confiance, qui doit paroître une fable dans nos mœurs & dans nos jours de fraude & de corruption, étoit encore en uſage au commencement du ſiècle. Il exiſte des hommes qui ont pratiqué ce commerce, où la fidélité n’avoit pour garant que ſon utilité même.

Ces hommes ſimples furent remplacés ſucceſſivement par des gens plus éclairés qui arrivoient d’Europe. On en avoit vu paſſer quelques-uns dans la colonie, lorſqu’elle étoit ſortie des mains des compagnies excluſives. Leur nombre s’accrut à meſure que les denrées ſe multiplioient ; & ils contribuèrent eux-mêmes beaucoup à étendre la culture, par les avances qu’ils firent à l’habitant, dont les travaux avoient langui juſqu’alors faute de moyens. Cette conduite les rendit les agens néceſſaires de leurs débiteurs dans la colonie, comme ils l’étoient déjà de leurs commettans de la métropole. Le colon même qui ne leur devoit rien, tomba, pour ainſi dire, dans leur dépendance, par le beſoin qu’il pouvoit avoir de leur ſecours. Que le tems de la récolte ſoit retardé ; que le feu prenne à une pièce de cannes ; qu’un moulin ſoit démonté : que des édifices croulent ; que la mortalité ſe meſſe dans les beſtiaux ou parmi les eſclaves ; que les séchereſſes ou les pluies ruinent tout : où trouver les moyens de ſoutenir l’habitation pendant ces ravages, & de remédier à la perte qu’ils cauſent ? Ces moyens ſont en vingt mains différentes. Qu’une ſeule refuſe du ſecours ; le cahos, loin de ſe débrouiller, augmente. Ces conſidérations déterminèrent ceux qui n’avoient pas encore demandé du crédit, à confier leurs intérêts aux commiſſionnaires de Saint-Pierre, pour être, en cas de malheur, aſſurés d’une reſſource.

Le petit nombre d’habitans riches qui ſembloient, par leur fortune, être à l’abri de ces beſoins, furent comme forcés de s’adreſſer à ce comptoir. Les capitaines marchands trouvant un port, où, ſans ſortir de leurs magaſins & même de leurs vaiſſeaux, ils pouvoient terminer avantageuſement leurs affaires, déſertèrent le fort Royal, la Trinité, tous les autres lieux, où le prix des productions leur étoit preſque arbitrairement imposé, où les paiemens étoient incertains & lents. Par cette révolution, les colons fixés dans leurs ateliers, qui exigent une préſence continuelle & des ſoins journaliers, ne pouvoient plus ſuivre leurs denrées. Ils furent donc obligés de les confier à des hommes intelligens, qui, s’étant établis dans le ſeul port fréquenté, ſe trouvoient à portée de ſaiſir les occaſions les plus favorables pour vendre & pour acheter : avantage inappréciable dans un pays où le commerce éprouve des viciſſitudes continuelles. La Guadeloupe, la Grenade, ſuivirent l’exemple de la Martinique. Les mêmes beſoins les y déterminèrent.

La guerre de 1744 arrêta le cours de ces proſpérités. Ce n’eſt pas que la Martinique ſe manquât à elle-même. Sa marine continuellement exercée, accoutumée aux avions de vigueur qu’exigeoit le maintien d’un commerce interlope, ſe trouva toute formée pour les combats. En moins de ſix mois, quarante corſaires armés à Saint-Pierre, ſe répandirent dans les parages des Antilles. Ils firent des exploits dignes des anciens Flibuſtiers. Chaque jour, on les voyoit rentrer en triomphe, chargés d’un butin immenſe. Cependant au milieu de ces avantages, la colonie vit ſa navigation, ſoit au Canada, ſoit aux côtes Eſpagnoles, entièrement interrompue, & ſon propre cabotage journellement inquiété. Le peu de vaiſſeaux qui arrivoient de France, pour ſe dédommager des pertes dont ils couroient les riſques, vendoient fort cher, achetoient à bas prix. Ainſi les productions tombèrent dans l’aviliſſement. Les terres furent mal cultivées. On négligea l’entretien des ateliers. Les eſclaves périſſoient faute de nourriture. Tout languiſſoit, tout s’écrouloit. Enfin la paix ramena, avec la liberté du commerce, l’eſpoir de recouvrer l’ancienne proſpérité. Les événemens trompèrent les premiers efforts que l’on fit.