Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 21

XXI. La Martinique jette un grand éclat. Cauſes de cette proſpérité.

Lorſque les guerres longues & cruelles qui portoient la déſolation ſur tous les continens & ſur toutes les mers du monde, furent aſſoupies, & que la France eut abandonné des projets de conquête, & des principes d’adminiſtration qui l’avoient long-tems égarée, la Martinique ſortit de l’eſpèce de langueur où tous ces maux l’avoient laiſſée. Bientôt ſes proſpérités furent éclatantes : elle devint le marché général des établiſſemens nationaux du Vent. C’étoit dans ſes ports que les iſles voiſines vendoient leurs productions ; c’étoit dans ſes ports qu’elles achetoient les marchandiſes de la métropole. Les navigateurs François ne dépoſoient, ne formoient leurs cargaiſons que dans ſes ports. L’Europe ne connoiſſoit que la Martinique. Elle mérita d’occuper les ſpéculateurs, comme agricole, comme agente des autres colonies, comme commerçante avec l’Amérique Eſpagnole & Septentrionale.

Comme agricole, elle occupoit, en 1736, ſoixante-douze mille eſclaves, ſur un ſol nouvellement défriché en grande partie, & qui donnoit par conséquent des récoltes très-abondantes.

Ses rapports avec les autres iſles lui valoient la commiſſion & les frais de tranſport, parce qu’elle ſeule avoit les voitures. Le gain qu’elle faiſoit pouvoit s’élever au dixième de leurs productions, qui devenoient de jour en jour plus conſidérables. Ce fonds de dette rarement perçu, leur étoit laiſſé pour l’accroiſſement de leurs cultures. Il étoit augmenté par des avances en argent, en eſclaves, en autres objets de premier beſoin, qui, rendant de plus en plus la Martinique créancière des colonies, les tenoit toujours dans ſa dépendance, ſans que ce fût à leur préjudice. Elles s’enrichiſſoient toutes par ſon ſecours, & leur profit tournoit à ſon utilité.

Ses liaiſons avec l’iſle Royale, avec le Canada, avec la Louyſiane, lui procuroient le débouché de ſon ſucre commun, de ſon café inférieur, de ſes ſirops & taffias que la France rejettoit. On lui donnoit en échange de la morue, des légumes ſecs, du bois de ſapin, & quelques farines.

Dans ſon commerce interlope aux côtes de l’Amérique Eſpagnole, tout composé de marchandiſes de fabrique nationale, elle gagnoit le prix du riſque auquel le marchand François ne vouloit pas s’expoſer. Ce trafic moins utile que le premier dans ſon objet, étoit d’un bien plus grand rapport dans ſes effets. Il lui rendoit un bénéfice de quatre-vingt ou quatre-vingt-dix pour cent, ſur une valeur de trois à quatre millions, qu’on portoit tous les ans à Caraque, ou dans les colonies voiſines.

Tant d’opérations heureuſes avoient fait entrer dans la Martinique un argent immenſe. Douze millions y circuloient habituellement avec une extrême rapidité. C’eſt peut-être le ſeul pays de la terre où l’on ait vu le numéraire en telle proportion, qu’il fut indifférent d’avoir des métaux ou des denrées.

L’étendue de ſes affaires attiroit annuellement dans ſes ports deux cens bâtimens de France, quatorze ou quinze expédiés par la métropole pour la Guinée, trente du Canada, dix ou douze de la Marguerite & de la Trinité ; ſans compter les navires Anglois & Hollandois qui s’y gliſſoient en fraude. La navigation particulière de l’iſle aux colonies ſeptentrionales, au continent Eſpagnol, aux iſles du Vent, occupoit cent trente bateaux de vingt à ſoixante-dix tonneaux, montés par ſix cens matelots Européens de toutes les nations, & par quinze cens eſclaves formés de longue main à la marine.