Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 23

XXIII. La Martinique décheoit. Cauſe de cette décadence.

Il n’y avoit pas deux ans que les hoſtilités avoient ceſſé, lorſque la colonie perdit le commerce frauduleux qu’elle faiſoit avec les Américains Eſpagnols. Cette révolution ne fut point l’effet de la vigilance des garde-côtes. Comme on a toujours plus d’intérêt à les braver qu’eux à ſe défendre, on mépriſe des gens foiblement payés pour protéger des droits ou des prohibitions ſouvent injuſtes. Ce fut la ſubſtitution des vaiſſeaux de regiſtre aux flottes, qui mit des bornes très-étroites aux entrepriſes des interlopes. Dans le nouveau ſyſtème, le nombre des bâtimens étoit indéterminé, & le tems de leur arrivée incertain ; ce qui jeta dans le prix des marchandiſes une variation qui n’y avoit pas été. Dès-lors, le contrebandier, qui n’étoit engagé dans ſon opération que par la certitude d’un gain fixe & confiant, ceſſa de ſuivre une carrière qui ne lui aſſuroit plus le dédommagement du riſque où il s’expoſoit.

Mais cette perte fut moins ſenſible pour la colonie, que les traverſes qui lui vinrent de ſa métropole. Une adminiſtration peu éclairée embarraſſa de tant de formalités, la liaiſon réciproque & néceſſaire des iſles avec l’Amérique Septentrionale, que la Martinique n’envoyoit plus en 1755 que quatre bateaux au Canada. La direction des colonies en proie à des commis avides & ſans talent, fut promptement dégradée, avilie, & proſtituée à la vénalité.

Cependant, le commerce de France ne s’apercevoit pas de la décadence de la Martinique. Il trouvoit à la rade de Saint-Pierre, des négocians qui lui achetoient bien ſes cargaiſons, qui lui renvoyoient avec célérité ſes vaiſſeaux richement chargés ; & il ne s’informoit pas ſi c’étoit cette colonie ou les autres, qui conſommoient & qui produiſoient. Les nègres même qu’il y portoit, étoient vendus à un fort bon prix : mais il y en reſtoit peu. La plus grande partie paſſoit à la Grenade, à la Guadeloupe, même aux iſles neutres ; qui, malgré la liberté illimitée dont elles jouiſſoient, préféroit les eſclaves de traite Françoiſe, à ceux que les Anglois leur offroient à des conditions en apparence plus favorables. On s’étoit convaincu par une aſſez longue expérience, que les nègres choiſis, qui coûtoient le plus cher, enrichiſſoient les terres, tandis que les cultures dépériſſoient dans les mains des nègres achetés à bas prix. Mais ces profits de la métropole étoient étrangers & preſque nuiſibles à la Martinique.

Elle n’avoit pas encore réparé ſes pertes durant la paix, ni comblé le vuide des dettes qu’une fuite de calamités l’avoit forcée à contracter ; lorſqu’elle vit renaître le plus grand de tous les fléaux, la guerre. Ce fut pour la France une chaîne de malheurs, qui, d’échec en échec, de perte en perte, fit tomber la Martinique ſous le joug des Anglois. Elle fut reſtituée au mois de juillet 1763, ſeize mois après avoir été conquiſe : mais on la rendit dépouillée de tous les moyens acceſſoires de proſpérité qui lui avoient donné tant d’éclat. Depuis quelques années, elle avoit perdu la plus grande partie de ſon commerce interlope aux côtes Eſpagnoles. La ceſſion du Canada & de la Louyſiane lui ôtoit tout eſpoir de rouvrir une communication qui n’avoit langui que par des erreurs paſſagères. Elle ne pouvoit plus voir arriver dans ſes ports les productions de la Grenade, de Saint-Vincent, de la Dominique, qui étoient devenues des poſſeſſions Britanniques. Un nouvel arrangement de la métropole qui lui interdiſoit toute liaiſon avec la Guadeloupe, ne lui permettoit plus d’en rien eſpérer.

La colonie réduite à elle-même, ne devoit donc compter que ſur ſes cultures. Malheureuſement, à l’époque où ſes habitans pouvoient commencer à s’en occuper utilement, parut dans ſon ſein une eſpèce de fourmi inconnue en Amérique, avant qu’elle eût ravagé la Barbade au point d’y faire délibérer s’il ne convenoit pas d’abandonner une colonie autrefois ſi floriſſante. On ignore ſi ce fut du continent ou de cette iſle que l’inſecte passa à la Martinique. Ce qui est sûr, c’est qu’il causa des ravages inexprimables dans toutes les plantations-de sucre où il se montra. Cette calamité, trop mollement combattue, duroit depuis onze ans, lorsque les colons assemblés arrêtèrent, le 9 mars 1775, une récompense de 666 000 liv. pour celui qui trouveroit un remède contre un fléau si destructeur.

Ce secret important avoit déjà été imaginé & mis en pratique par un officier nommé Desvouves, sur un des terreins le plus infestés de fourmis. Cet excellent cultivateur avoit obtenu d’abondantes récoltes, en multipliant les labours, les engrais & les sarclages ; en brûlant les pailles où cet insecte se réfugie ; en replantant les cannes à chaque récolte & en les disposant de manière à faciliter la circulation de l’air. Cet exemple a été enfin suivi par les colons riches. Les autres l’imiteront, selon leurs moyens, & on peut espérer, qu’avec le tems, il ne restera que le souvenir de ce grand désastre.

Cette calamité étoit dans sa plus grande force, lorsque l’ouragan de 1766, le plus furieux de ceux qui ont ravagé la Martinique, vint y détruire les vivres, moiſſonner les récoltes, déraciner les arbres, renverſer même les bâtimens. La deſtruction fut ſi générale, qu’à peine reſta-t-il quelques habitans en état de conſoler tant de malheureux, de ſoulager tant de misères.

Le haut prix où, depuis quelques-tems, étoit monté le café, aidoit à ſupporter tant d’infortunes. Cette production, trop multipliée, tomba dans l’aviliſſement ; & il ne reſta à ſes cultivateurs que le regret d’avoir conſacré leurs terres à une denrée dont la valeur ne ſuffiſoit plus à leur ſubſiſtance.

Pour comble de malheur, la métropole laiſſoit manquer ſa colonie des bras néceſſaires à ſon exploitation ; depuis 1764 juſqu’en 1774, le commerce de France n’introduiſit à la Martinique que trois cens quarante-cinq eſclaves année commune. Les habitans étoient réduits à repeupler leurs ateliers du rebut des cargaiſons Angloiſes introduit en fraude.

Un miniſtère éclairé, & dont les ſoins vigilans ſe ſeroient étendus ſur toutes les parties de l’empire, auroit adouci le ſort d’un grand établiſſement, ſi cruellement affligé. Il n’en fut pas ainſi. De nouvelles charges prirent dans la colonie la place des ſecours qu’elle avoit droit d’attendre.

Dans les établiſſemens François du Noveau-Monde, & dans ceux des autres nations ſans doute, les Africains ſe corrompoient beaucoup : c’eſt qu’ils étoient aſſurés de l’impunité. Leurs maîtres, séduits par un intérêt aveugle, ne déféroient jamais les criminels à la juſtice. Pour faire ceſſer un ſi grand déſordre, le code noir régla que le prix de tout eſclave qui ſeroit condamné à mort, après avoir été dénoncé au magiſtrat par le propriétaire, ſeroit payé par la colonie.

Des caiſſes furent auſſi-tôt formées pour cet objet utile : mais on ne tarda pas à y puiſer pour des dépenſes étrangères à leur inſtitution. Celle de la Martinique étoit encore plus grevée que les autres de ces injuſtices, lorſqu’en 1771, elle ſe vit chargée des frais que faiſoit la chambre d’agriculture de la colonie, des honoraires d’un député que ſon conſeil entretient inutilement dans la métropole.

L’oppreſſion fut pouſſée plus loin. Les droits que le gouvernement faiſoit percevoir, à la Martinique, étoient originairement très-légers & ſe payoient en denrées. Elles furent converties en métaux, lorſque ces agens univerſels du commerce ſe furent multipliés dans l’iſle. Cependant l’impoſition fut modérée juſqu’en 1765. Elle fut alors portée à 800 000 livres. Trois ans après, il fallut la réduire : mais cette diminution, arrachée par le malheur des circonſtances, finit en 1772. Le tribut fut de nouveau baiſſé en 1778 à la ſomme de 666 000 livres, formant un million des iſles. Il eſt payé avec une capitation ſur les blancs & ſur les noirs, avec un droit de cinq pour cent ſur le prix du loyer des maiſons, avec le droit d’un pour cent ſur toutes les marchandiſes de poids qui entrent dans la colonie & un droit égal ſur toutes les denrées qui en ſortent, à l’exception du café qui doit trois pour cent.