Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 18

XVIII. Moyens que la cour de Verſailles ſe propoſe pour mettre Sainte-Lucie à l’abri de l’invaſion.

Lorſqu’on aura pris les meſures convenables pour rendre Sainte-Lucie floriſſante, le miniſtère de France pourra ſe livrer au ſyſtême qu’il paroît avoir adopté de défendre ſes colonies par des fortereſſes. Pour garder cette iſle, il ſuffira de garantir de toute inſulte le port du Carenage.

Ce port, le meilleur des Antilles, réunit pluſieurs avantages. On y trouve par-tout beaucoup d’eau ; la qualité de ſon fonds eſt excellente ; la nature y a formé trois carénages parfaits, l’un pour les plus grands bâtimens, les deux autres pour des frégates. Trente vaiſſeaux de ligne y ſeroient à l’abri des ouragans les plus terribles. Les vers ne l’infeſtent pas encore. Les vents ſont toujours bons pour en ſortir ; & l’eſcadre la plus nombreuſe ſeroit au large en moins d’une heure.

Une poſition ſi favorable, peut non-ſeulement défendre toutes les poſſeſſions nationales, mais menacer encore celles de l’ennemi, dans toute l’étendue de l’Amérique.

Les forces maritimes de l’Angleterre, ne ſauroient couvrir tous les lieux. La plus foible eſcadre, partie de Sainte-Lucie, porteroit, en peu de jours, la déſolation dans les colonies, qui, paroiſſant les moins exposées, ſeroient dans la plus grande sécurité. Pour l’empêcher de nuire, il faudroit bloquer le port du Carénage ; & cette croiſière, auſſi diſpendieuſe que fatigante, pourroit encore être bravée impunément par un homme hardi, qui oſeroit tout ce qu’on peut oſer en mer.

Le Carénage, qui a l’inconvénient d’expoſer au danger d’être pris, les vaiſſeaux qui ſont à ſa vue, n’a jamais paru digne d’attention à la Grande-Bretagne, aſſez puiſſante, aſſez éclairée, pour penſer que c’eſt aux vaiſſeaux à protéger les rades, & non aux rades à protéger les vaiſſeaux. Pour la France, ce port poſſède la plus grande défenſe maritime ; c’eſt-à-dire, une poſition qui empêche les vaiſſeaux d’y entrer ſous voile. Il faut alonger pluſieurs touées, pour y pénétrer. On ne peut louvoyer entre ſes deux pointes. Le fond augmentant tout d’un coup, & paſſant près de terre de vingt-cinq à cent braſſes, ne permettroit pas aux attaquans de s’y emboſſer. Il ne peut y entrer qu’un navire à la fois ; & il ſeroit battu en même tems de l’avant & des deux bords par des feux maſqués. Si l’ennemi vouloit inſulter le port, il ſeroit réduit à faire ſa deſcente à l’ance du Choc ; plage d’une lieue qui n’eſt séparée du Carénage, que par la pointe de la Vigie qui forme cette ance. Maître de la Vigie, il couleroit bas ou forceroit d’amener tous les vaiſſeaux qui ſe trouveroient dans la rade ; & ce ſeroit ſans perte, de ſon côté, parce que cette péninſule, quoique dominée par une citadelle bâtie de l’autre côté du port, couvriroit l’aſſaillant par ſon revers. Celui-ci n’auroit beſoin que de mortiers : il ne tireroit pas un coup de canon ; il ne haſarderoit pas la vie d’un homme.

S’il ſuffiſoit de fermer à l’ennemi l’entrée du port, il ſeroit inutile de fortifier la Vigie.

Sans cette précaution, on l’empêcheroit bien d’y pénétrer : mais il faut protéger les vaiſſeaux de la nation. Il faut qu’une petite eſcadre y puiſſe braver les forces ennemies, les réduire à la bloquer, profiter de leur abſence ou d’une faute, ce qui ne ſe peut faire ſans fortifier le ſommet de la péninſule. On ne doit pas ſe diſſimuler, qu’en multipliant ainſi les points de défenſe, on augmentera le beſoin d’hommes : mais s’il y a des vaiſſeaux dans le port, leurs matelots & leurs canonniers ſeront chargés de la défenſe de la Vigie, & ils s’y porteront avec d’autant plus de vigueur, que le ſalut de l’eſcadre en dépendra. Si le port eſt ſans bâtimens, la Vigie ſera abandonnée ou peu défendue ; & voici pourquoi.

De l’autre côté de la rade, eſt une hauteur nommée le Morne fortuné. Le plateau de cette hauteur offre une de ces poſitions heureuſes, qu’on trouve rarement, pour y conſtruire une citadelle dont l’attaque n’exigera guère moins d’appareil que les meilleures places de l’Europe. Cette fortification actuellement projetée, & qui ſera ſans doute un jour exécutée, aura l’avantage de défendre l’ance du Carénage dans tous ſes points ; de commander à toutes les élévations qui l’entourent ; de rendre à l’ennemi le port impraticable ; de mettre en sûreté la ville qu’on doit conſtruire ſur la croupe de la montagne ; d’empêcher, enfin, l’aſſaillant de pénétrer dans l’iſle, quand même il auroit fait ſa deſcente au choc & qu’il ſe ſeroit emparé de la Vigie. Des combinaiſons plus approfondies ſur les précautions qu’exigeroit la conſervation de Sainte-Lucie, doivent être réſervées aux gens de l’art.

Certes, ce n’eſt pas une orgueilleuſe prétention qui nous a engagés dans une matière, qui eſt ſi contraire à notre profeſſion, & qui ſuppoſe tant d’études qui nous ſont étrangères, & une ſi longue expérience dans ceux qui l’exercent. Mais le zèle, mais l’amour du bien, mais le patriotiſme répandent ſur tout les regards de l’homme & du citoyen. Son cœur s’échauffe. Il réfléchit. S’eſt-il perſuadé qu’il entrevoyoit le bien ? Il faut qu’il parle. Il ſe reprocheroit ſon ſilence. « Si mes idées ſont juſtes, ſe dit-il à lui-même, peut-être qu’on en profitera ; ſi elles ſont fauſſes, le pis qu’il puiſſe en arriver, c’eſt qu’on en ſourie, en m’accordant le nom de bon-homme, dont le vénérable abbé de Saint-Pierre ſe glorifioit. J’aime mieux riſquer d’être ridicule que de manquer l’occaſion d’être utile ». Ce devoir, bien ou mal rempli, fixons l’attention du lecteur ſur la Martinique.