Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 19

XIX. Les François s’établiſſent à la Martinique ſur les ruines des Caraïbes.

Cette iſle a ſeize lieues de longueur & quarante-cinq de retrait, ſans y comprendre les caps qui avancent quelquefois deux & trois lieues dans la mer. Elle eſt extrêmement hachée, & par-tout entrecoupée de monticules, qui ont, le plus ſouvent, la forme d’un cône. Trois montagnes dominent ſur ces petits ſommets. La plus élevée porte l’empreinte ineffaçable d’un ancien volcan. Les bois dont elle eſt couverte, y arrêtent ſans ceſſe les nuages, y entretiennent une humidité malſaine, qui achève de la rendre affreuſe, inacceſſible, tandis que les deux autres ſont preſque entièrement cultivées. De ces montagnes, mais ſur-tout de la première, ſortent les nombreuſes ſources dont l’iſle eſt arrosée. Leurs eaux, qui couleur en foibles ruiſſeaux, ſe changent en torrens au moindre orage. Elles tirent leur qualité du terrein qu’elles traverſent : excellentes en quelques endroits, & ſi mauvaiſes en d’autres, qu’il faut leur ſubſtituer pour la boiſſon, celles qu’on ramaſſe dans les faiſons pluvieuſes.

Denambuc, qui avoit fait reconnoître la Martinique, partit, en 1635, de Saint-Chriſtophe, pour y établir ſa nation. Ce ne fut pas de l’Europe qu’il voulut tirer ſa population. Il prévoyoit que des hommes fatigués par une longue navigation, périroient la plupart en arrivant, ou par les intempéries d’un nouveau climat, ou par la misère, qui ſuit preſque toutes les émigrations. Cent hommes qui habitoient depuis long-tems dans ſon gouvernement de Saint-Chriſtophe, braves, actifs, accoutumés au travail & à la fatigue ; habiles à défricher la terre, à former des habitations ; abondamment pourvus de plants de patates & de toutes les graines convenables, furent les ſeuls fondateurs de la nouvelle colonie.

Leur premier établiſſement ſe fit ſans trouble. Les naturels du pays, intimidés par les armes à feu, ou séduits par des proteſtations, abandonnèrent aux François la partie de l’iſle qui regarde au couchant & au midi, pour ſe retirer dans l’autre. Cette tranquilité fut courte. Le Caraïbe, voyant ſe multiplier de jour en jour ces étrangers entreprenans, ſentit qu’il ne pouvoit éviter ſa ruine, qu’en les exterminant eux-mêmes ; & il aſſocia les ſauvages des iſles voiſines à ſa politique. Tous enſemble, ils fondirent ſur un mauvais fort, qu’à tout événement on avoit conſtruit : mais ils furent reçus avec tant de vigueur qu’ils ſe replièrent, en laiſſant ſept ou huit cens de leurs meilleurs guerrière ſur la place. Cet échec les fit diſparoître pour long-tems ; & ils ne revinrent qu’avec des préſens, & des diſcours pleins de repentir. On les accueillit amicalement ; & la réconciliation fut ſcellée de quelques pots d’eau-de-vie qu’on leur fit boire.

Les travaux avoient été difficiles, juſqu’à cette époque. La crainte d’être ſurpris obligeoit les colons de trois habitations, à ſe réunir toutes les nuits dans celle du milieu qu’on tenoit toujours en état de défenſe. C’eſt-là qu’ils dormoient ſans inquiétude, ſous la garde de leurs chiens & d’une ſentinelle. Durant le jour, aucun d’eux ne marchoit qu’avec ſon fuſil, & deux piſtolets à ſa ceinture. Ces précautions ceſſèrent, lorſque les deux nations ſe furent rapprochées : mais celle dont l’amitié & la bienveillance avoient été implorées, abuſa ſi fort de ſa ſupériorité, pour étendre ſes uſurpations, qu’elle ne tarda pas à rallumer dans le cœur de l’autre une haine mal éteinte. Les ſauvages, dont le genre de vie exige un territoire vaſte, ſe trouvant chaque jour plus reſſerrés, eurent recours à la ruſe, pour affoiblir un ennemi, contre lequel ils n’oſoient plus employer la force. Ils ſe partageoient en petites bandes ; ils épioient les François qui fréquentoient les bois ; ils attendoient que le chaſſeur eût tiré ſon coup ; & ſans lui donner le tems de recharger ſon fuſil, ils fondoient ſur lui bruſquement & l’aſſommoient. Une vingtaine d’hommes avoient diſparu, avant qu’on eût ſu comment. Dès qu’on en fut inſtruit, on marcha contre les agreſſeurs ; on les battit ; on brûla leurs carbets ; on maſſacra leurs femmes, leurs enfans ; & ce qui avoit échappé à ce carnage, quitta la Martinique en 1658, pour n’y plus reparoître.