Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 17

XVII. Obſtacles qui ſe ſont opposés aux progrès de Sainte-Lucie.

C’eſt que, dès l’origine, on donna précipitamment des propriétés à des vagabonds qui n’avoient, ni l’habitude du travail, ni aucun moyen d’exploitation : c’eſt qu’on accorda un ſol immenſe à des ſpéculateurs avides qui n’étoient en état de mettre en valeur que quelques arpens : c’eſt que les terres intérieures furent diſtribuées, avant que les bords euſſent été défrichés : c’eſt que les fourmis qui déſoloient ſi cruellement la Martinique, ont porté le même ravage dans les ſucreries naiſſantes de Sainte-Lucie : c’eſt que le café y a éprouvé la même diminution que par-tout ailleurs : c’eſt enfin que l’adminiſtration n’y a été ni aſſez régulière, ni aſſez ſuivie, ni aſſez éclairée. Quels remèdes employer contre tant d’erreurs, contre tant de calamités ?

Il faudra établir un gouvernement plus ferme, une police plus exacte. Il faudra dépouiller de leur territoire, ceux qui n’auront pas au moins rempli en partie l’engagement qu’ils avoient contracté de le rendre utile. Il faudra, par des réunions ſagement réglées, rapprocher, le plus qu’on pourra, des plantations séparées par des diſtances qui leur ôtent la volonté & la facilité de s’entr’aider. Il faudra contraindre légalement tous les débiteurs à reſpecter des créances dont ils ſe ſont habituellement joués. Il faudra aſſurer pour une longue ſuite d’années & par des actes authentiques aux navigateurs de toutes les nations la liberté de leurs liaiſons avec cette iſle. On devroit aller plus loin.

Les François de la métropole ne veulent pas & ceux des iſles ne peuvent pas mettre en valeur Sainte-Lucie. Beaucoup d’étrangers, au contraire, ont offert d’y porter leur induſtrie & leurs capitaux, ſi on vouloit ſupprimer le barbare droit d’aubaine : droit qui s’oppoſe au commerce réciproque des nations ; qui repouſſe le vivant & dépouille le mort ; qui déſhérite l’enfant de l’étranger ; qui condamne celui-ci à laiſſer ſon opulence dans ſa patrie, & qui lui interdit ailleurs toute acquiſition, ſoit mobiliaire, ſoit foncière : droit qu’un peuple, qui aura les premières notions de bonne politique, abolira chez lui, & dont il ſe gardera bien de ſolliciter l’extinction dans les autres contrées. Il faut eſpérer que la cour de Verſailles ne s’opiniâtrera pas plus long-tems à rejeter le ſeul moyen de tirer une colonie intéreſſante de l’état de langueur où des fléaux qu’il n’étoit pas poſſible de détourner & les vices d’une mauvaiſe adminiſtration l’ont plongée.