Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 16

XVI. État actuel de la colonie de Sainte-Lucie.

Déjà ſe ſont formées, dans la colonie, onze paroiſſes, preſque toutes ſous le vent. Cette préférence, donnée à une partie de l’iſle ſur l’autre, ne vient pas de la ſupériorité du ſol : mais du plus ou du moins de facilité à recevoir, à expédier des navires. Avec le tems, l’eſpace, qu’on a d’abord négligé, ſera occupé à ſon tour ; parce qu’on découvre tous les jours des ances où il fera poſſible d’embarquer ſur des canots toutes ſortes de productions.

Un chemin qui fait le tour de l’iſle, & deux chemins qui la traverſent de l’eſt à l’oueſt, donnent les facilités qu’on pouvoit déſirer pour porter les denrées des plantations aux embarcadaires. Avec du tems & des richeſſes, ces routes parviendront à un degré de ſolidité qu’on ne pouvoit leur donner d’abord, ſans des dépenſes trop conſidérables pour un établiſſement naiſſant. Les corvées, dont ces chemins ſont l’ouvrage, ont retardé les cultures & excité bien des murmures : mais les colons commencent à bénir la main ſage & ferme, qui a ordonné, qui a conduit cette opération pour leur utilité. Leur fardeau a été un peu allégé, dans les derniers tems, par l’attention qu’ont eue les adminiſtrateurs d’appliquer à ces travaux les taxes exigées pour les affranchiſſemens.

Au premier janvier 1777, la population blanche de Sainte-Lucie s’élevoit à deux mille trois cens perſonnes de tout âge & de tout ſexe. Il y avoit mille cinquante noirs ou mulâtres libres, & ſeize mille eſclaves. La colonie comptoit parmi ſes troupeaux onze cens trente mulets ou chevaux, deux mille cinquante-trois bêtes à cornes, trois mille ſept cens dix-neuf moutons ou chèvres.

Cinquante-trois ſucreries qui occupoient quinze cens quarante-un quarrés de terre ; cinq millions quarante mille neuf cens ſoixante-deux pieds de café ; un million neuf cens quarante-cinq mille ſept cens douze pieds de cacao ; cinq cens quatre-vingt-dix-ſept quarrés de coton formoient ſes cultures.

Ces produits réunis étoient vendus dans l’iſle même un peu plus de 3 000 000 livres. Les deux tiers étoient livrés aux Américains, aux Anglois & aux Hollandois, en poſſeſſion de fournir librement aux beſoins de la colonie. Le reſte étoit porté à la Martinique, dont on dépendoit, & d’où on tiroit quelques marchandiſes, quelques boiſſons arrivées de la métropole.

Appuyés ſur le caractère & les lumières du comte d’Ennery, fondateur de cet établiſſement, nous avions aſſuré que lorſque Sainte-Lucie, qui a quarante lieues de retrait, ſeroit parvenue à toute ſa culture, elle pourroit occuper cinquante à ſoixante mille eſclaves, & donner pour neuf ou dix millions de denrées. D’autres adminiſtrateurs ont depuis confirmé ce grand témoignage. Par quelle fatalité cet établiſſement a-t-il donc fait ſi peu de progrès, malgré tous les encouragemens qu’il a reçus ?