Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 30

XXX. Les Danois s’établiſſent dans les iſles de S. Thomas, de S. Jean & de Sainte-Croix.

Cette dernière des Antilles du côté de l’Oueſt étoit tout-à fait déſerte, lorſque les Danois entreprirent de s’y établir. Ils furent d’abord traversés par les Anglois, ſous prétexte que quelques vagabonds de cette nation y avoient commencé autrefois des défrichemens. Le miniſtère Britannique arrêta le cours de ces vexations ; & la colonie vit s’établir plus rapidement qu’on n’avoit eſpéré toutes les plantations que comportoit un terrein ſablonneux, qui n’avoit que cinq lieues de long ſur deux & demie de large. Ces progrès qui étoient alors fort rares dans l’archipel Américain, eurent une cauſe particulière.

L’électeur de Brandebourg avoit formé, en 1681, une compagnie pour l’Afrique Occidentale. L’objet de cette aſſociation étoit d’acheter des eſclaves : mais il falloit les vendre ; & le débit ne pouvoit s’en faire que dans le Nouveau-Monde. On propoſa à la cour de Verſailles de les recevoir dans ſes poſſeſſions, ou de céder Sainte-Croix. Les deux ouvertures ayant été également rejetées, Frédéric Guillaume tourna ſes vues vers Saint-Thomas. Le Danemarck conſentit, en 1685, que les ſujets de ce prince entreprenant établiſſent un comptoir dans l’iſle, & qu’ils y fiſſent librement leur commerce, en payant les droits établis, & en s’engageant à une redevance annuelle. Alors, on eſpéroit de fournir aux colonies Eſpagnoles, mécontentes de l’Angleterre & de la Hollande, les noirs dont ces provinces avoient continuellement beſoin. Le traité n’ayant pas eu lieu, & les vexations ſe multipliant ſans ceſſe dans Saint-Thomas même, les opérations des Brandebourgeois furent toujours plus ou moins malheureuſes. Leur contract, qui n’avoit été d’abord que pour trente ans, fut cependant renouvelé. Quelques-uns même d’entre eux y étoient encore, en 1731, mais ſans action & ſans privilège.

Toutefois, ce ne fut ni à ſes productions, ni aux entrepriſes des Brandebourgeois que Saint-Thomas dut l’éclat qu’il jeta. La mer y a creusé un port excellent, qui peut mettre en sûreté cinquante vaiſſeaux. Cet avantage le fit fréquenter par les Flibuſtiers Anglois, François, Hollandois qui vouloient ſouſtraire le fruit de leurs rapines, aux droits qu’on exigeoit d’eux, dans leurs propres établiſſemens. Les corſaires qui avoient fait des priſes trop bas, pour les faire remonter aux iſles de leur nation, les venoient vendre à celle de Saint-Thomas. Il étoit l’aſyle de tous les bâtimens marchands qui, pourſuivis en tems de guerre, y trouvoient un port neutre. C’étoit l’entrepôt de tous les échanges que les peuples voiſins n’auroient pu faire ailleurs avec autant d’aiſance & de sûreté. C’eſt de-là qu’on expédioit tous les jours des bateaux richement chargés, pour un commerce clandeſtin avec les côtes Eſpagnoles, d’où l’on apportoit beaucoup de métaux & de marchandiſes précieuſes. Saint-Thomas étoit enfin une place où ſe faiſoient des marchés très-importans.

Mais le Danemarck ne profitoit pas de cette circulation rapide. C’étoient des étrangers qui s’enrichiſſoient & qui diſparoiſſoient avec leurs richeſſes. Un vaiſſeau expédié tous les ans pour l’Afrique, allant vendre ſes eſclaves en Amérique, & revenant en Europe avec une cargaiſon qu’il avoit reçue en échange, étoit la ſeule eſpèce de liaiſon que la métropole eût avec ſa colonie. Elles augmentèrent en 1719 par le défrichement de l’iſle de Saint-Jean, voiſine de Saint-Thomas, mais encore plus petite de la moitié. Ces foibles commencemens auroient eu beſoin de l’iſle des Crabes ou de Borriquen, où l’on avoit tenté deux ans auparavant de s’établir.

Cette iſle qui peut avoir huit ou dix lieues de circonférence, a un aſſez grand nombre de montagnes : mais elles ne ſont ni arides, ni eſcarpées, ni fort élevées. Le ſol des plaines & des vallées qui les séparent paroît très-fertile ; & il eſt arrosé par de nombreuſes ſources dont l’eau paſſe pour excellente. La nature, en lui refuſant un port, lui a prodigué les meilleures rades que l’on connoiſſe. On trouve à chaque pas des reſtes d’habitations, des allées d’orangers & de citronniers qui prouvent que les Eſpagnols de Porto-Rico, qui n’en ſont éloignés que de cinq ou ſix lieues, y ont été fixés autrefois.

Les Anglois voyant qu’une iſle ſi bonne étoit déſerte, y commencèrent quelques plantations vers la fin du dernier ſiècle. On ne leur laiſſa pas le tems de recueillir le fruit de leur travail. Ils furent ſurpris par les Eſpagnols, qui maſſacrèrent impitoyablement tous les hommes faits, & qui en amenèrent les femmes & les enfans à Porto-Rico. Cet événement n’empêcha pas les Danois de faire quelques arrangemens pour s’y établir en 1717. Mais les ſujets de la Grande-Bretagne réclamant leurs anciens droits, y envoyèrent quelques aventuriers qui furent d’abord pillés, & bientôt après chaſſés par les Eſpagnols. La jalouſie de ces tyrans du Nouveau-Monde va juſqu’à défendre à des barques, même de pêcheurs, l’approche d’un rivage où ils n’ont qu’un droit de poſſeſſion ſans exercice. Condamnant l’iſle des Crabes à une ſolitude éternelle, ils ne veulent ni l’habiter, ni qu’on l’habite ; trop pareſſeux pour la cultiver, trop inquiets pour y ſouffrit des voiſins actifs. Un tel caractère de domination excluſive a obligé le Danemarck de détourner ſes regards de l’iſle des Crabes, pour les porter vers Sainte-Croix.

Celle-ci méritoit à plus juſte titre d’exciter l’ambition des peuples. Elle a dix-huit lieues de long, ſur trois & quatre de largeur. Elle fut occupée en 1643 par les Hollandois & par les Anglois. Leur rivalité ne tarda pas à les brouiller. Les premiers ayant été battus en 1646 dans un combat opiniâtre & ſanglant, ſe virent réduits à abandonner un terrein ſur lequel ils avoient fondé de grandes eſpérances. Le vainqueur travailloit à s’affermir dans ſa conquête ; lorſqu’en 1650, il fut attaqué & chaſſé à ſon tour par douze cens Eſpagnols arrivés ſur cinq vaiſſeaux. Leur triomphe ne dura que quelques mois. Ce qui étoit reſté de ce corps nombreux pour la défenſe de l’iſle la céda ſans réſiſtance à cent ſoixante François, partis en 1651 de Saint-Chriſtophe, pour s’en mettre en poſſeſſion.

Ces nouveaux habitans ſe hâtèrent de reconnoître un terrein ſi diſputé. Sur un ſol, d’ailleurs excellent, ils ne trouvèrent qu’une rivière médiocre, qui, coulant lentement preſqu’au niveau de la mer, dans un terrein ſans pente, n’offroit qu’une eau faumâtre. Deux ou trois fontaines qu’on découvrit dans l’intérieur de l’iſle, ſuppléoient foiblement à ce défaut. Les puits ne fourniſſoient que rarement de l’eau. Il falloit du tems pour conſtruire des citernes. L’air n’étoit pas plus attrayant pour les nouveaux colons. Une iſle plate, & couverte de vieux arbres, ne permettoit guère aux vents de balayer les exhalaiſons infectes, dont ſes marais épaiſſiſſoient l’atmoſphère. Il n’y avoit qu’un moyen de remédier à cet inconvénient : c’étoit de brûler les forêts. Auſſi-tôt les François y mettent le feu, & s’embarquant ſur leurs vaiſſeaux, contemplent de la mer, durant des mois entiers, l’incendie qu’ils avoient allumé dans l’iſle. Dès qu’il eſt éteint, ils redeſcendent à terre.

Les champs ſe trouvèrent d’une fertilité incroyable. Le tabac, le coton, le rocou, l’indigo, le ſucre, y réuſſiſſoient également. Tels, furent les progrès de cette colonie, que onze ans après la fondation, elle comptoit huit cens vingt-deux blancs, avec un nombre d’eſclaves proportionné. Elle marchoit d’un pas rapide à la proſpérité, lorſqu’on mit à ſon activité des entraves qui la firent rétrograder. Sa décadence fut auſſi prompte que ſon élévation. Il ne lui reſſort plus que cent quarante-ſept hommes avec leurs femmes & leurs enfans, & ſix cens vingt-trois nous, quand on tranſporta, en 1696, cette population à Saint-Domingue.

Des particuliers obſcurs, des écrivains étrangers aux vues des gouvernemens, à leurs négociations ſecrètes, au caractère des miniſtres, aux intérêts des protecteurs & des protégés ; qui ſe flattent de trouver la raiſon d’un événement entre une multitude de cauſes importantes ou frivoles qui peuvent toutes également l’avoir amené ; qui ne ſe doutent pas qu’entre ces cauſes, la plus naturelle eſt ſouvent la plus fauſſe ; qui prononcent d’après la lecture réfléchie d’une gazette ou d’un journal, comme s’ils avoient été placés toute leur vie au timon de l’état, & qu’ils euſſent aſſiſté au conſeil des rois ; qui ne ſont jamais plus loin de la vérité que dans les circonſtances où ils montrent quelque pénétration ; auſſi abſurdes dans le bien que dans le mal qu’ils diſent des nations, dans l’opinion favorable qu’ils ont des opérations miniſtérielles que dans le jugement défavorable qu’ils en portent : ces eſpèces de rêveurs qui ſe prennent pour des perſonnages, parce qu’ils ont la manie de s’occuper de grandes choſes, perſuadés que les cours ſe décident toujours par les vues ſublimes d’une profonde politique, imaginèrent que celle de Verſailles n’avoit méprisé Sainte-Croix que parce qu’elle vouloit abandonner les petites iſles, pour concentrer toutes les forces, toute l’induſtrie, toute la population dans les grandes : ils ſe ſont trompés. Cette réſolution fut l’ouvrage des fermiers, qui trouvoient que le commerce clandeſtin de Sainte-Croix avec Saint-Thomas, étoit nuiſible à leurs intérêts. De tout tems la finance fut nuiſible au commerce, & dévora le ſein qui la nourrit. L’iſle fut ſans colons & ſans culture juſqu’en 1733. À cette époque, la France en céda pour 738 000 l. la propriété au Danemarck, qui ne tarda pas à y bâtir le bourg & la fortereſſe de Chriſtianſtadt.

Ce fut alors que cette puiſſance du Nord ſembla devoir pouſſer de fortes racines en Amérique. Malheureuſement elle fit gémir ſes cultures ſous la tyrannie d’un privilège excluſif. Des hommes induſtrieux de toutes les ſectes, & ſur-tout des frères Moraves, ne purent jamais vaincre ce grand obſtacle. On eſſaya pluſieurs fois de concilier les intérêts du colon & celui de ſes oppreſſeurs : ces tempéramens furent inutiles. Les deux partis ſe firent toujours une guerre d’animoſité, jamais d’induſtrie. Enfin, le gouvernement plus modéré que ſa conſtitution ne permettoit de l’eſpérer, acheta en 1754 les droits & les effets de la compagnie. Le prix fut réglé à 9 900 000 liv. Une partie fut payée en argent comptant, & le reſte en obligations ſur le tréſor public, portant intérêt. La navigation dans les iſles fut alors ouverte à tous les ſujets de la domination Danoiſe.