Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 29

XXIX. Révolutions qui ont changé la face du Danemarck.

LE Danemarck & la Norwege, réunis aujourd’hui ſous les mêmes loix, formoient deux états différens au huitième ſiècle. Tandis que le premier ſe diſtinguoit par la conquête de l’Angleterre & par d’autres entrepriſes hardies, le ſecond peuploit les Orcades, les iſles de Feroé & l’Iſlande. Ses actifs habitans, preſſés par cette inquiétude qui avoit toujours agité les Scandinaves, leurs ancêtres, s’établirent même dès le neuvième ſiècle dans le Groenland, qu’on a de fortes raiſons d’attacher au continent de l’Amérique. On croit même entrevoir à travers les ténèbres hiſtoriques répandues ſur les monumens du Nord, que ces hardis navigateurs pouſſèrent dans le onzième ſiècle leurs courſes juſqu’aux côtes du Labrador & de Terre-Neuve, & qu’ils y jetèrent quelques foibles peuplades. Il eſt donc vraiſemblable que les Norwégiens peuvent diſputer à Chriſtophe Colomb la gloire d’avoir découvert le Nouveau-Monde. Mais ils y étoient ſans le ſavoir.

Les guerres qu’eſſuya la Norvwège juſqu’à ce qu’elle fut réunie au Danemarck ; les obſtacles que le gouvernement oppoſa à ſa navigation ; l’oubli & l’inaction où tomba cette nation entreprenante, lui firent perdre avec ſes colonies du Groenland, les établiſſemens ou les relations qu’elle pouvoit avoir aux côtes de l’Amérique.

Il y avoit plus d’un ſiècle que le navigateur Génois avoit commencé la conquête de cette région au nom de l’Eſpagne, lorſque les Danois & les Norvégiens qui ne formoient alors qu’une même nation, jetèrent les yeux ſur cet autre hémiſphère, dont ils étoient plus voiſins que tous les peuples qui s’en étoient emparés. Mais voulant y pénétrer par la route la plus courte, ils envoyèrent en 1619 le capitaine Munk pour chercher un paſſage par le Nord-oueſt dans la mer Pacifique. Ses travaux furent auſſi inutiles que ceux de tant d’autres navigateurs qui l’avoient précédé & qui l’ont ſuivi.

On doit préſumer que l’inutilité d’une première tentative n’auroit pas rebuté le Danemarck. Il auroit vraiſemblablement continué ſes expéditions pour l’Amérique, juſqu’à ce qu’il fût parvenu à y former des établiſſemens avantageux. S’il perdit de vue ces régions éloignées, il y fut forcé par une guerre opiniâtrement malheureuſe, qui l’humilia, le tourmenta & l’occupa juſqu’en 1660.

Le gouvernement employa le premier inſtant de tranquilité à ſonder ſes plaies. Semblable à tous les gouvernemens gothiques, il étoit partagé entre un chef électif, les grands de la nation ou le sénat, & les états. Le roi n’avoit d’autre droit que celui de préſider au ſénat & de commander l’armée. Le ſénat gouvernoit dans l’intervalle d’une diète à l’autre. Celle-ci composée du clergé, de la nobleſſe & du tiers-état, décidoit de toutes les grandes affaires.

Quoique cette conſtitution offre l’image de la liberté, rien n’étoit moins libre que le Danemarck. Le clergé avoit perdu toute influence depuis la réformation. Les bourgeois n’avoient pas encore acquis aſſez de richeſſes pour ſe donner de la conſidération. Ces deux ordres étoient écrasés par celui de la nobleſſe, toujours rempli de cet eſprit féodal qui ramène tout à la force. La criſe où l’on ſe trouvoit n’inſpira à ce corps ni la juſtice, ni la modération dont il avoit beſoin. Le refus qu’il fit de contribuer aux charges publiques en raiſon de ſes poſſeſſions, aigrit les autres membres de la confédération. Mais au lieu d’exterminer une race orgueilleuſe, qui prétendoit jouir des avantages de la ſociété ſans en partager le fardeau, ils ſe réſolurent à une ſervitude illimitée, & allèrent eux-mêmes préſenter leurs mains à des chaînes dont on n’auroit jamais osé, dont on eût peut-être inutilement tenté de les charger par la violence.

À cet étrange & humiliant ſpectacle, qui eſt-ce qui ne ſe demande pas : Qu’eſt-ce donc qu’un homme ? qu’eſt-ce que ce ſentiment originel & profond de dignité qu’on lui ſuppoſe ? Eſt-il né pour l’indépendance ou pour l’eſclavage ? Qu’eſt-ce que cet imbécile troupeau, qu’on appelle une nation ? Et lorſqu’en parcourant le globe, le même phénomène & la même baſſeſſe ſe montrent plus ou moins marqués de l’un à l’autre pôle, eſt-il poſſible que la commisération ne s’éteigne pas, & que dans le mépris qui lui ſuccède, on ne ſoit tenté de s’écrier : Peuples lâches ! peuples ſtupides ! puiſque la continuité de l’oppreſſion ne vous rend aucune énergie ; puiſque vous vous en tenez à d’inutiles gémiſſemens, lorſque vous pourriez rugir ; puiſque vous êtes par millions & que vous ſouffrez qu’une douzaine d’enfans, armés de petits bâtons, vous mènent à leur gré, obéiſſez. Marchez, ſans nous importuner de vos plaintes ; & ſachez du moins être malheureux, ſi vous ne ſavez pas être libres.

À peine les Danois furent devenus la propriété d’un chef unique, qu’ils tombèrent dans une eſpèce de léthargie. Aux grandes agitations, que cauſent toujours des droits importans à diſputer, ſuccéda la fauſſe tranquilité de l’eſclavage. Un peuple qui avoit occupé la ſcène pendant pluſieurs ſiècles, ne joua plus de rôle ſur le théâtre du monde. Il ne ſortit de l’anéantiſſement où le deſpotiſme l’avoit plongé, que pour aller occuper, en 1671, une petite iſle d’Amérique, connue ſous le nom de Saint-Thomas.