Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 31

XXXI. État malheureux des iſles Danoiſes. Ce qu’il conviendroit au gouvernement de faire pour adoucir leur ſort.

Au premier janvier 1773, on comptoit à Saint-Jean ſoixante-neuf plantations, dont vingt-ſept étoient conſacrées à la culture du ſucre, & quarante-deux à d’autres productions moins importantes. Saint-Thomas en avoit exactement le même nombre & avec la même deſtination, mais beaucoup plus conſidérables. Sur trois cens quarante-cinq qu’on en voyoit à Sainte-Croix, cent cinquante étoient couvertes de cannes. Dans les deux premières iſles, les propriétés acquièrent l’étendue que le colon eſt en état de leur donner. Ce n’eſt que dans la dernière que chaque habitation eſt bornée à trois mille pieds danois de longueur, ſur deux mille de largeur.

Saint-Jean eſt habité par cent dix blancs & deux mille trois cens vingt-quatre eſclaves. Saint-Thomas, par trois cens trente-ſix blancs & quatre mille deux cens quatre-vingt-ſeize eſclaves. Sainte-Croix, par deux mille cent trente-ſix blancs & vingt-deux mille deux cens quarante-quatre eſclaves. Il n’y a point d’affranchis à Saint-Jean ; & il n’y en a que cinquante-deux à Saint-Thomas, que cent cinquante-cinq à Sainte-Croix. Cependant, les formalités néceſſaires pour accorder la liberté, ſe réduiſent à un ſimple enregiſtrement dans une cour de juſtice. Si une ſi grande facilité n’a pas multiplié ces actes de bienfaiſance, c’eſt qu’ils ont été interdits à ceux qui avoient contracté des dettes. On a craint que les débiteurs ne fuſſent tentés d’être généreux aux dépens de leurs créanciers.

Cette loi me paroît très-ſage. Je penſe, qu’en la mitigeant, elle auroit ſon utilité, même dans nos contrées. J’approuverois fort, que tout citoyen, revêtu de fonctions honorifiques, à la cour, dans les armées, dans l’égliſe, dans la magiſtrature, en fût ſuſpendu au moment où il ſeroit légitimement pourſuivi par un créancier, & qu’il en fût irrémiſſiblement dépouillé au moment où les tribunaux l’auroient déclaré inſolvable. Il me ſemble qu’on prêteroit avec plus de confiance & qu’on emprunteroit avec plus de circonſpection. Un autre avantage d’un pareil règlement, c’eſt que bientôt les conditions ſubalternes, imitatrices des uſages & des préjugés des hautes claſſes de citoyens, craindroient la même flétriſſure, & que la fidélité dans les engagemens deviendroit un des caractères des mœurs nationales.

Les productions annuelles des iſles Danoiſes, ſe réduiſent à un peu de café, à beaucoup de coton, à dix-ſept ou dix-huit millions peſant de ſucre brut, & à une quantité proportionnée de rum. Une partie de ces denrées eſt livrée aux Anglois, propriétaires des meilleures plantations, & en poſſeſſion de fournir les eſclaves. Des états très-authentiques, que nous avons ſous les yeux, prouvent que depuis 1756 juſqu’en 1773, cette nation a vendu dans les établiſſemens Danois du nouvel hémiſphère, pour 2 307 686 l. 11 ſols, & enlevé pour 3 197 047 l. 5 ſols 6 deniers. L’Amérique Septentrionale reçoit auſſi quelques-unes de ces productions, en échange de ſes beſtiaux, de ſes bois & de ſes farines. Le reſte eſt porté dans la métropole ſur une quarantaine de bâtimens, du port de cent vingt juſqu’à quatre cens tonneaux. La plus grande partie s’y conſomme, & il n’en eſt guère vendu en Allemagne ou dans la Baltique que pour un million de livres.

Les terres ſuſceptibles de culture ne ſont pas toutes en valeur dans les iſles Danoiſes ; & celles qu’on y exploite pourroient être améliorées. De l’aveu des hommes les mieux inſtruits, le produit de ces poſſeſſions ſeroit aisément augmenté d’un tiers & peut-être de la moitié.

Un grand obſtacle à cette multiplication de richeſſes, c’eſt la ſituation extrêmement gênée des Colons. Ils doivent 4 500 000 l. au gouvernement ; ils doivent 1 200 000 l. au commerce de la métropole ; ils doivent 26 630 170 l. aux Hollandois, que l’immenſité de leurs capitaux, & l’impoſſibilité de les faire tous valoir par eux-mêmes, rend forcément créanciers de toutes les nations.

L’avidité du fiſc met de nouvelles entraves à l’induſtrie. Les denrées & les marchandiſes, qui ne ſont pas propres au Danemarck ou qui n’y ont pas été portées ſur des vaiſſeaux Danois, doivent quatre pour cent à leur départ d’Europe. Les nationales & les étrangères paient également ſix pour cent à leur entrée aux iſles. On y exige 18 liv. pour chaque nègre qui arrive & une capitation de 4 liv. 10 s. ; des droits aſſez forts ſur le papier timbré ; un impôt de 9 livres par mille pieds quarrés de terre ; le dixième du prix des habitations vendues. Les productions ſont toutes aſſujetties à cinq pour cent à leur ſortie des colonies & à trois pour cent dans tous les ports de la métropole, ſans compter ce que le rum donne dans les détails de la conſommation. Ces tributs réunis, forment à la couronne un revenu de huit à neuf cens mille livres.

Il eſt tems que la cour de Copenhague ſe détache de ces impôts ſi multipliés & ſi accablans. Un intérêt bien raiſonné devroit, ſans doute, inſpirer cette conduite à toutes les puiſſances qui ont des poſſeſſions dans le Nouveau-Monde : mais le Danemarck eſt plus particulièrement obligé à cette généroſité. Ses cultivateurs ſont grevés de ſi énormes dettes, qu’ils n’en pourront jamais rembourſer les capitaux, qu’ils n’en paieront pas même les arrérages, ſans un déſintéreſſement entier de la part du fiſc.

Mai§ peut-on attendre ce trait de ſageſſe, ni en Danemarck, ni ailleurs, tant que les dépenſes publiques excéderont le revenu public ; tant que les événemens fâcheux, qui, dans l’ordre ou plutôt le déſordre actuel des choſes, ſe renouvellent continuellement, forceront l’adminiſtration à doubler, à tripler le fardeau de malheureux ſujets déjà ſurchargés ; tant que les conſeils des ſouverains travailleront ſans vue certaine & ſans plan réfléchi ; tant que les miniſtres ſe conduiront comme ſi l’empire ou leurs fonctions devoient finir le lendemain ; tant que le tréſor national s’épuiſera par des déprédations inouïes, & que ſon indigence ne ſe réparera que par des ſpéculations extravagantes, dont les conséquences ruineuſes ne ſeront point aperçues ou ſeront négligées pour les petits avantages du moment ; & pour me ſervir d’une métaphore énergique mais vraie, effrayante mais ſymbolique, de ce qui ſe pratique dans toutes les contrées, tant que la folie, l’avarice, la diſſipation, l’abrutiſſement ou la tyrannie des maîtres auront rendu le fiſc affamé ou rapace, au point qu’on brûlera les moiſſons pour recueillir promptement le prix des cendres ?

Si le fiſc devenoit par haſard plus ſage & plus généreux en Danemarck qu’il ne l’a été & qu’il ne l’eſt en aucun lieu du globe, les iſles de Saint-Thomas, de Saint-Jean, de Sainte-Croix proſpéreroient peut-être ; & leurs productions pourroient ſuppléer juſqu’à un certain point, au peu de valeur qu’ont celles de la métropole même.