Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 15

XV. Marche politique de la république des Provinces-Unies à ſa naiſſance.

JUSQU’À la découverte des côtes occidentales de l’Afrique, d’une route aux Indes par le cap de Bonne-Eſpérance, & ſur-tout juſqu’à la découverte de l’Amérique, les peuples de l’Europe ne ſe connoiſſoient, ne ſe viſitoient guère, que par quelques incurſions barbares, dont le pillage étoit le but, & la dévaſtation tout le fruit. À l’exception d’un petit nombre de tyrans armés, qui trouvoient dans l’oppreſſion des foibles, les moyens de ſoutenir un luxe extraordinairement cher, tous les habitans des différens états étoient réduits à ſe contenter de ce que leur fourniſſoient un territoire mal cultivé, une induſtrie arrêtée aux barrières de chaque province. Les grands événemens qui fixent, à la fin du quinzième ſiècle, une des plus brillantes époques de l’hiſtoire du monde, n’opérèrent pas dans les mœurs une révolution auſſi rapide, qu’on eſt prompt à l’imaginer. Quelques villes anséatiques, quelques républiques d’Italie alloient, il eſt vrai, chercher à Cadix & à Liſbonne, devenus de grands entrepôts, ce que les deux Indes envoyoient de rare & de précieux : mais la conſommation en étoit tout-à-fait bornée, par l’impuiſſance où étoient les nations de le payer. Elles languiſſoient la plupart dans une léthargie entière ; la plupart ignoroient les avantages & les reſſources de leur territoire.

Il falloit pour mettre fin à cet engourdiſſement, un peuple qui, ſorti du néant, répandît la vie & la lumière dans tous les eſprits, l’abondance dans tous les marchés ; qui pût offrir toutes les productions à plus bas prix, échanger le ſuperflu de chaque nation avec ce qu’elle n’avoit pas ; qui donnât une grande activité à la circulation des denrées, des marchandiſes, de l’argent ; qui en facilitant, en étendant la conſommation, encourageât la population, l’agriculture, tous les genres d’induſtrie. L’Europe dut aux Hollandois tous ces avantages. On pardonne à l’aveugle multitude de ſe borner à jouir, ſans connoître les ſources de la proſpérité qu’elle goûte : mais la philoſophie & la politique doivent perpétuer la gloire des bienfaiteurs de l’humanité ; ſuivre, s’il eſt poſſible, la marche de leur bienfaiſance.

Lorſque les généreux habitans des Provinces-Unies levèrent la tête au-deſſus de la mer & de la tyrannie, ils virent qu’ils ne pouvoient aſſeoir les fondemens de leur liberté, ſur un ſol qui ne leur offroit pas même les ſoutiens de la vie. Ils ſentirent que le commerce, qui, pour la plupart des nations, n’eſt qu’un intérêt acceſſoire, qu’un moyen d’accroître la maſſe & le revenu des productions territoriales, étoit la ſeule baſe de leur exiſtence. Sans terre & ſans productions, ils réſolurent de faire valoir celles des autres peuples ; aſſurés que de la proſpérité univerſelle, ſortiroit leur proſpérité particulière. L’événement juſtifia leur politique.

Leur premier pas établit, entre les peuples de l’Europe, l’échange des productions du Nord avec celles du Midi. Bientôt toutes les mers ſe couvrirent des vaiſſeaux de la Hollande. C’étoit dans ſes ports que tous les effets commerçables venoient ſe réunir ; c’étoit de ſes ports qu’ils étoient expédiés pour leurs deſtinations reſpectives. On régloit la valeur de tout ; & c’étoit avec une modération qui écartoit toute concurrence.

L’ambition de donner plus de ſtabilité, plus d’étendue à ſes entrepriſes, rendit avec le tems la république conquérante. Sa domination s’étendit ſur une partie du continent des Indes, & ſur toutes les iſles importantes de l’océan qui l’environne. Elle tenoit affervies, par ſes fortereſſes ou par ſes eſcadres, les côtes d’Afrique, où elle avoit porté le coup-d’œil attentif & prévoyant de ſon utile ambition. Les ſeules contrées de l’Amérique où la culture eût jeté les germes des vraies richeſſes, reconnoiſſoient ſes loix. L’immenſité de ſes combinaiſons embraſſoit l’univers, dont elle étoit l’âme par le travail & l’induſtrie. Elle étoit parvenue à la monarchie univerſelle du commerce.

Tel étoit l’état des Provinces-Unies, lorſque les Portugais, ſe relevant de la langueur & de l’inaction où la tyrannie Eſpagnole les avoit plongés, réuſſirent à leur arracher en 1661 la partie du Bréſil qu’elles avoient conquiſe ſur eux. Dès ce premier ébranlement de leur puiſſance, les Hollandois auroient été chaſſés entièrement du Nouveau-Monde, s’il ne leur fût reſté quelques petites iſles ; en particulier celle de Curaçao, qu’en 1634 ils avoient enlevée aux Caſtillans qui la poſſédoient depuis 1527.