Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 14

XIV. Les nations qui ont des colonies en Amérique ſouffriroient-elles que les iſles Eſpagnoles devinſſent floriſſantes ?

Depuis l’origine des ſociétés, il règne entre elles une funeſte jalouſie, qui ſemble devoir être éternelle, à moins que, par quelque révolution inconcevable, de grands intervalles déſerts ne les séparent. Juſqu’à ce jour, elles ſe ſont montrées telles qu’un citoyen de nos villes, qui, perſuadé que plus ſes concitoyens ſeroient indigens & foibles, plus il ſeroit riche & puiſſant ; mieux il arrêteroit leurs entrepriſes, s’oppoſeroit à leur induſtrie, mettroit des bornes à leur culture, & les réduiroit au néceſſaire abſolu pour leur ſubſiſtance.

Mais, dira-t-on, un citoyen jouit de ſon opulence à l’abri des loix. La proſpérité de ſes voiſins peut s’accroître ſans inconvénient pour la ſienne. Il n’en eſt pas ainſi des nations… Et pourquoi n’en eſt-il pas ainſi des nations ?… C’eſt qu’il n’exiſte aucun tribunal devant lequel on puiſſe les citer… Pourquoi ont-elles beſoin de ce tribunal ?… C’eſt qu’elles ſont injuſtes & puſillanimes… Et que leur revient-il de leur injuſtice, de leur puſillanimité ?… Des guerres interminables, une misère qui ne ceſſe de ſe renouveler… Et vous croyez que l’expérience ne les corrigera pas ?… J’en ſuis très-perſuadé… Et pour quelle raiſon ?… Parce qu’il ne faut qu’une tête folle pour déconcerter la ſageſſe de toutes les autres, & qu’il en reſtera toujours ſur les trônes plus d’une à la fois…

Cependant, on entendra de tous côtés les nations, & ſur-tout les nations commerçantes, crier la paix, la paix ; & elles continueront à ſe conduire les unes envers les autres, de manière à n’en jouir jamais. Toutes voudront être heureuſes, & chacune d’elles voudra l’être ſeule. Toutes déteſteront également la tyrannie, & toutes l’exerceront ſur leurs voiſins. Toutes traiteront d’extravagance la monarchie univerſelle, & la plupart agiront comme ſi elles y étoient parvenues, ou comme ſi elles en étoient menacées.

Si je pouvois me promettre quelque fruit de mes diſcours, je m’adreſſerois à la plus inquiète, à la plus ambitieuſe d’entre elles, & je lui dirois :

« Je ſuppoſe que vous avez enfin acquis aſſez de ſupériorité ſur toutes les nations réunies, pour les réduire au degré d’aviliſſement & de pauvreté qui vous convient. Qu’eſpérez-vous de ce deſpotiſme ? combien de tems & à quel prix le conſerverez-vous ? que vous produira-t-il ?… La sécurité avec laquelle on eſt toujours aſſez riche ; la sécurité ſans laquelle on ne l’eſt jamais aſſez… & c’eſt ſincèrement que vous ne vous croyez pas en sûreté. Le tems des invaſions eſt paſſé, & vous le ſavez mieux que moi. Vous couvrez d’un phantôme ridicule une extravagante ambition. Vous préférez le vain éclat de ſa ſplendeur à la jouiſſance d’une félicité réelle, que vous perdez pour en dépouiller les autres. De quel droit preſcrivez-vous des bornes à leur bonheur, vous qui prétendez étendre le vôtre ſans limite ? Vous êtes un peuple injuſte, lorſque vous vous attribuez le droit excluſif de proſpérer. Vous êtes un peuple mauvais calculateur, lorſque vous eſpérez vous enrichir en réduiſant les autres à l’indigence. Vous êtes encore un peuple aveugle, ſi vous ne concevez pas que la puiſſance d’une nation qui s’élève ſur les ruines de toutes celles qui l’environnent eſt un coloſſe d’argile, qui étonne un moment & qui tombe en pouſſière ».

Je dirois enſuite au miniſtère Eſpagnol : Tous les états de l’Europe ſont intéreſſés à la proſpérité de votre continent dans le Nouveau-Monde, parce que plus ces vaſtes états ſeront floriſſans, plus leurs marchandiſes, leurs manufactures auront des débouchés avantageux : mais il n’en eſt pas ainſi des iſles. Les puiſſances, qui ſe ſont approprié la fertilité de quelques-unes, ſuffiſent aux beſoins actuels ; & un nouveau concurrent exciteroit puiſſamment leur jalouſie. Elles l’attaqueroient enſemble ou séparément, & ne dépoſeroient pas les armes ſans l’avoir forcé de renoncer à ſes défrichemens peut-être même ſans lui avoir fait éprouver de plus grands malheurs. C’eſt à vous à juger ſi ces vues font fauſſes, ou ſi vos forces & votre courage vous permettent de braver une pareille conſpiration ». Jamais les colonies Hollandoiſes n’auront rien de ſemblable à craindre.