Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 19

XIX. En quel nombre, à quel prix, & avec quelles marchandiſes les eſclaves ſont-ils achetés.

Dans les premiers tems qui ſuivirent la découverte de l’Afrique Occidentale, cette grande partie du globe ne vit pas diminuer d’une manière ſenſible ſa population. On n’avoit alors aucune occupation à donner à ſes habitans. Mais à meſure que les conquêtes & les cultures ſe multiplièrent en Amérique, il fallut plus d’eſclaves. Ce beſoin a augmenté graduellement ; & depuis la pacification de 1763, on a arraché chaque année à la Guinée quatre-vingt mille de ſes malheureux enfans. Tous ces infortunés ne ſont pas arrivés dans le Nouveau-Monde. Dans le cours ordinaire des choſes, il doit en avoir péri un huitième dans la traversée. Les deux tiers de ces déplorables victimes de notre avarice ſont ſortis du Nord, & le reſte du Sud de la ligne.

Originairement on les obtenoit par-tout à fort bon marché. Leur valeur a ſucceſſivement augmenté, & d’une manière plus marquée depuis quinze ans. En 1777, un négociant François en a fait acheter à Molembo 530, qui, ſans compter les frais de l’armement, lui ont coûté, l’un dans l’autre 583 livres 18 ſols 10 deniers. À la même époque, il en a fait prendre à Portonove 521 qu’il a obtenus pour 460 livres 10 deniers.

Cette différence dans les prix, qu’on peut regarder comme habituelle, ne vient pas de l’infériorité des eſclaves du Nord. Ils ſont au contraire plus forts, plus laborieux, plus intelligens que ceux du Sud. Mais la côte où on les prend eſt moins commode & plus dangereuſe : mais on n’y en trouve pas régulièrement, & l’armateur eſt exposé à perdre ſon voyage : mais pour leur fournir des eaux ſalutaires, il faut relâcher aux iſles du Prince & de Saint-Thomas : mais il en périt beaucoup dans une traversée contrariée par les vents, par les calmes & par les courans : mais leur caractère les porte au déſeſpoir ou à la révolte. Par toutes ces raiſons, on doit les payer moins cher, en Afrique, quoiqu’ils ſoient vendus un peu plus dans le Nouveau-Monde.

En ſuppoſant qu’il a été acheté quatre-vingt mille noirs en 1777, & qu’ils ont été tous achetés au prix dont nous avons parlé, ce fera 41 759 333 livres 6 ſols 8 deniers, que les bords Africains auront obtenus pour le plus horrible des ſacrifices.

Le marchand d’eſclaves ne reçoit pas cette ſomme entière. Les impôts établis par les ſouverains des ports où ſe fait la traite, en abſorbent une partie. Un agent du gouvernement, chargé de maintenir l’ordre, a auſſi ſes droits. Il eſt, entre le vendeur & l’acheteur, des intermédiaires dont le miniſtère eſt devenu plus cher, à meſure que la concurrence des navigateurs Européens a augmenté & que le nombre des noirs eſt diminué. Ces dépenſes, étrangères au commerce, ne ſont pas exactement les mêmes dans tous les marchés : mais elles n’éprouvent pas des variations importantes, & ſont par-tout trop conſidérables.

Ce n’eſt pas avec des métaux qu’on paie, mais avec nos productions & nos marchandiſes. À l’exception des Portugais, toutes les nations donnent à-peu-près les mêmes valeurs. Ce ſont des ſabres, des fuſils, de la poudre à canon, du fer, de l’eau-de-vie, des quincailleries, des tapis, de la verroterie, des étoffes de laine, ſur-tout des toiles des Indes Orientales, ou celles que l’Europe fabrique & peint ſur leur modèle. Les peuples du nord de la ligne ont adopté pour monnoie un petit coquillage blanc que nous leur apportons des Maldives. Au ſud de la ligne, le commerce des Européens a de moins cet objet d’échange. On y fabrique pour ſigne de valeur une petite pièce d’étoffe de paille de dix-huit pouces de long ſur douze de large, qui repréſente cinq de nos ſols.