Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 20

XX. Quels ſont les peuples qui achètent les eſclaves.

Les nations Européennes ont cru qu’il étoit dans l’utilité de leur commerce d’avoir des établiſſemens dans l’Afrique Occidentale. Les Portugais qui, ſelon l’opinion commune, y étoient arrivés les premiers, firent long-tems ſans concurrence le commerce des eſclaves, parce que ſeuls ils avoient formé des cultures en Amérique. Des circonſtances malheureuſes les fournirent à l’Eſpagne, & ils furent attaqués dans toutes les parties du monde par le Hollandois qui avoit brisé les fers ſous leſquels il gémiſſoit. Les nouveaux républicains triomphèrent ſans de grands efforts d’un peuple aſſervi, & plus facilement qu’ailleurs en Guinée, où l’on n’avoit préparé aucun moyen de défenſe. Mais auſſi-tôt que Liſbonne eut recouvré ſon indépendance, elle voulut reconquérir les poſſeſſions dont on l’avoit dépouillée durant ſon eſclavage. Les ſuccès qu’elle eut dans le Bréſil enhardirent ſes navigateurs à tourner leurs voiles vers l’Afrique. S’ils ne réuſſirent pas à rendre à leur patrie tous ſes anciens droits, du moins firent-ils rentrer en 1648 ſous ſon empire la grande contrée du pays d’Angole, où elle n’a ceſſé depuis de donner des loix. Le Portugal occupe encore dans ces vaſtes mers quelques iſles plus ou moins conſidérables. Tels ſont les débris qui ſont reſtés à la cour de Liſbonne de la domination qu’elle avoit établie & qui s’étendoit depuis Ceuta juſqu’à la mer Rouge.

La jouiſſance de ce que les Hollandois arrachèrent d’une ſi riche dépouille, fut abandonnée par la république à la compagnie des Indes Occidentales qui s’en étoit emparée. Le monopole conſtruiſit des forts ; il leva des tributs ; il s’attribua la connoiſſance de tous les différends ; il oſa punir de mort tout ce qu’il jugeoit contraire à ſes intérêts ; il ſe permit même de traiter en ennemis tous les navigateurs Européens qu’il trouvoit dans les parages dont il s’attribuoit excluſivement le commerce. Cette conduite ruina ſi entièrement le corps privilégié, qu’en 1730 il ſe vit réduit à renoncer aux expéditions qu’il avoit faites ſans concurrent juſqu’à cette époque. Seulement il ſe réſerva la propriété des forts dont la défenſe & l’entretien lui coûtent régulièrement 280 000 florins ou 616 000 livres. Pour leur approviſionnement, il expédie tous les ans un vaiſſeau, à moins que les navires marchands qui fréquentent ces parages ne veuillent ſe charger de voiturer les munitions pour un fret modique. Quelquefois même il uſe du droit qu’il s’eſt réſervé d’envoyer douze ſoldats ſur tout bâtiment, en payant 79 l. 4 ſols pour le paſſage & la nourriture de chacun d’eux.

Les directeurs des différens comptoirs peuvent acheter des eſclaves, en donnant 44 livres par tête à la ſociété dont ils dépendent : mais ils ſont obligés de les vendre en Afrique même, & la loi leur défend de les envoyer pour leur compte dans le Nouveau-Monde.

Ces régions ſont actuellement ouvertes à tous les ſujets de la république. Leurs obligations envers la compagnie ſe réduiſent à lui payer 46 livres 14 ſols, pour chacun des tonneaux que contiennent leurs navires, & trois pour cent de toutes les denrées qu’ils rapportent d’Amérique en Europe.

Dans les premiers tems de la liberté, le commerce de l’or, de l’ivoire, de la cire, du bois rouge, de l’eſpèce de poivre connue ſous le nom de Malaguette occupoit pluſieurs bâtimens. On n’en expédie plus aucun pour ces objets, dont quelques parties ſont chargées ſur les navires envoyés pour acheter des noirs.

Le nombre de ces navires, la plupart de deux cens tonneaux & depuis vingt-huit juſqu’à trente-ſix hommes d’équipage, s’élevoit autrefois chaque année à vingt-cinq ou trente, qui traitoient ſix ou ſept mille eſclaves. Il eſt fort diminué, depuis que la baiſſe du café a mis les colonies hors d’état de payer ces cargaiſons. La province de Hollande prend quelque part à ce honteux trafic : mais c’eſt la Zélande qui le fait principalement.

Les déplorables victimes de cette avidité cruelle ſont diſpersées dans les divers établiſſemens que les Provinces-Unies ont formé aux iſles ou dans le continent de l’Amérique. On devroit les y expoſer publiquement & les débiter en détail : mais ce règlement n’eſt pas toujours obſervé. Il arrive même aſſez ſouvent qu’un armateur, en faiſant ſa vente, convient du prix auquel il livrera les eſclaves, au voyage ſuivant.

Ce fut en 1552 que le pavillon Anglois parut pour la première fois ſur les côtes occidentales de l’Afrique. Les négocians qui y trafiquoient, formèrent trente-huit ans après une aſſociation que, ſuivant un uſage alors général, on gratifia d’un privilège excluſif. Cette ſociété & celles qui la ſuivirent virent leurs vaiſſeaux ſouvent confiſqués par les Portugais & enſuite par les Hollandois qui ſe prétendoient ſouverains de ces contrées : mais, à la fin, la paix de Breda mit pour toujours un terme à ces tyranniques persécutions.

Les iſles Angloiſes du Nouveau-Monde commençoient alors à demander un grand nombre d’eſclaves pour l’exploitation de leurs terres. C’étoit un moyen infaillible de proſpérité pour les corps chargés de fournir ces cultivateurs. Cependant ces compagnies qui ſe ſuccédoient avec une extrême rapidité ſe ruinoient toutes & retardoient par leur indolence ou par leurs infidélités le progrès des colonies dont la nation s’étoit promis de ſi grands avantages.

L’indignation publique contre un pareil déſordre ſe manifeſta en 1697, d’une manière ſi violente, que le gouvernement ſe vit forcé d’autoriſer les particuliers à fréquenter l’Afrique Occidentale, mais ſous la condition qu’ils donneroient dix pour cent au monopole pour l’entretien des forts élevés dans cette région. Le privilège lui-même fut anéanti dans la ſuite. Depuis 1749, ce commerce eſt ouvert ſans frais à tous les navigateurs Anglois ; & c’eſt le fiſc qui s’eſt chargé lui-même des dépenſes de ſouveraineté.

Après la paix de 1763, la Grande-Bretagne a envoyé aſſez régulièrement tous les ans aux côtes de Guinée 195 navires, formant enſemble vingt-trois mille tonneaux, & montés de ſept ou huit mille hommes. Liverpol en a expédié un peu plus de la moitié ; le reſte eſt parti de Londres, de Briſtol & de Lancaſtre. Ils ont traité quarante mille eſclaves. La plus grande partie a été vendue aux iſles Angloiſes des Indes Occidentales & dans l’Amérique Septentrionale. Ce qui n’a pas trouvé un débouché dans ces marchés, a été introduit en fraude ou publiquement dans les colonies des autres nations.

Ce grand commerce n’a pas été conduit ſur des principes uniformes. La partie de la côte qui commence au cap Blanc & finit au cap Rouge, fut miſe en 1765 ſous l’inſpection immédiate du miniſtère. Depuis cette époque juſqu’en 1778, les dépenſes civiles & militaires de cet établiſſement, ont monté à 4 050 000 livres : ſomme que la nation a jugée trop forte pour les avantages qu’elle a retirés.

C’eſt un comité, choiſi par les négocians eux-mêmes & formé par neuf députés, trois de Liverpol, trois de Londres & trois de Briſtol, qui doit prendre ſoin des loges répandues depuis le cap Rouge juſqu’à la ligne. Quoique le parlement ait annuellement accordé quatre ou cinq cens mille livres pour l’entretien de ces petits forts, ils ſont la plupart en ruine : mais ils ſont défendus par la difficulté du débarquement.

Il n’y a point de comptoir Anglois ſur le reſte de l’Afrique Occidentale. Chaque armateur s’y conduit de la manière qu’il juge la plus convenable à ſes intérêts, ſans gêne & ſans protection particulière. Comme la concurrence eſt plus grande dans ces ports que dans les autres, les navigateurs de la nation, s’en ſont éloignés peu-à-peu ; & à peine traitent-ils annuellement deux mille eſclaves dans des marchés où autrefois ils en achetoient douze ou quinze mille.

On ne peut guère douter que les François n’aient paru avant leurs rivaux ſur ces plages ſauvages : mais ils les perdirent entièrement de vue. Ce ne fut qu’en 1621 qu’ils recommencèrent à y faire voir leur pavillon. L’établiſſement qu’ils formèrent, à cette époque, dans le Sénégal dut en 1678 quelque accroiſſement à la terreur qu’imprimoient alors les armes victorieuſes de Louis XIV. Ce commencement de puiſſance devint la proie d’un ennemi redoutable ſous le règne de ſon ſucceſſeur. D’autres comptoirs, élevés ſucceſſivement & devenus inutiles dans les mains du monopole, avoient déjà été abandonnés. Auſſi, faute de loges, la traite de cette nation a-t-elle toujours été inſuffiſante pour ſes riches colonies. Elle ne leur a fourni, dans ſa plus grande activité, que treize à quatorze mille eſclaves chaque année.

Les Danois s’établirent dans ces contrées, il y a plus d’un ſiècle. Une compagnie excluſive y exerçoit ſes droits avec cette barbarie dont les Européens les plus policés ont tant de fois donné l’exemple dans ces malheureux climats. Un ſeul de ſes agens eut le courage de renoncer à des atrocités que l’habitude faiſoit regarder comme légitimes. Telle étoit la réputation de ſa bonté, la confiance en ſa probité, que les noirs venoient de cent lieues pour le voir. Un ſouverain d’une contrée éloignée lui envoya ſa fille avec de l’or & des eſclaves, pour obtenir un petit-fils de Schilderop. C’étoit le nom de cet Européen, révéré ſur toutes les côtes de la Nigritie. O vertu ! tu reſpires encore dans l’âme de ces misérables, condamnés à habiter parmi les tigres, ou à gémir ſous la tyrannie des hommes ! Ils peuvent donc avoir un cœur pour ſentir les doux attraits de l’humanité bienfaiſante ! Juſte & magnanime Danois ! quel monarque reçut jamais un hommage auſſi pur, auſſi glorieux que celui dont la nation t’a vu jouir ! Et dans quels lieux encore ? Sur une mer, ſur une terre que trois ſiècles ont à jamais ſouillée d’un infâme trafic de crimes & de malheurs, d’hommes échangés pour des armes, d’enfans vendus par leurs pères. On n’a pas aſſez de larmes pour déplorer de pareilles horreurs ; & ces larmes ſont inutiles !

En 1754, le commerce de Guinée fut ouvert à tous les citoyens, à condition qu’ils paieroient 12 livres au fiſc, pour chaque nègre qu’ils introduiroient dans les iſles Danoiſes du Nouveau-Monde. Cette liberté ſe réduiſit, année commune, à l’achat de cinq cens eſclaves. Une pareille inaction détermina le gouvernement à écouter, en 1765, les ouvertures d’un étranger qui offroit de donner à ce vil commerce l’extenſion convenable, & on le déchargea de l’impôt dont il avoit été grevé. La nouvelle expérience fut tout-à-fait malheureuſe, parce que l’auteur du projet ne put jamais réunir au-delà de 170 000 écus pour l’exécution de ſes entrepriſes. En 1776, il fallut revenir au ſyſtême abandonné onze ans auparavant.

Chriſtianſbourg & Frederiſbourg ſont les ſeuls comptoirs un peu fortifiés ; les autres ne ſont que de ſimples loges. Pour la ſomme de 53 160 livres, la couronne entretient dans les cinq établiſſemens ſoixante-deux hommes, dont quelques-uns ſont noirs. Si les magaſins étoient convenablement approviſionnés, il ſeroit facile de traiter tous les ans deux mille eſclaves. Dans l’état actuel des choſes, on n’en achète que douze cens, livrés la plupart aux nations étrangères, parce qu’il ne ſe préſente pas des navigateurs Danois pour les enlever.

Il n’eſt pas aisé de prévoir quelles maximes ſuivra l’Eſpagne dans les liaiſons qu’elle va former avec l’Afrique. Cette couronne reçut ſucceſſivement, tantôt ouvertement & tantôt en fraude, ſes eſclaves des Génois, des Portugais, des François & des Anglois. Pour ſortir de cette dépendance, elle s’eſt fait céder, dans les traités de 1777 & de 1778, par la cour de Liſbonne, les iſles d’Anobon & de Fernando del Po, toutes deux ſituées très-près de la ligne, l’une au Sud & l’autre au Nord. La première n’a qu’un port très-dangereux, trop peu d’eau pour les navires, ſix lieues de circonférence. Deux hautes montagnes occupent la plus grande partie de cet eſpace. Les épais nuages qui les couvrent, preſque ſans interruption, entretiennent dans les vallées une fraîcheur qui les rendroit ſuſceptibles de culture. On y voit quelques centaines de noirs dont le travail fait ſubſiſter un petit nombre de blancs dans une grande abondance de porcs, de chèvres & de volaille. La vente d’un peu de coton fournit aux autres beſoins renfermés dans des bornes fort étroites. La ſeconde acquiſition a moins de valeur intrinsèque, puiſqu’on n’y trouve de rade d’aucune eſpèce & que ſes habitans ſont très-féroces : mais ſa proximité du Kalbari & du Gabon la rendra plus propre à l’objet qu’on s’eſt proposé.

Cependant, que le miniſtère Eſpagnol ne croie pas qu’il ſuffiſe d’avoir quelques poſſeſſions en Guinée pour ſe procurer des eſclaves. C’étoit, il eſt vrai, l’état originaire de ce trafic infâme. Chaque nation Européenne n’avoit alors qu’à fortifier ſes comptoirs, pour en écarter les marchands étrangers, pour aſſujettir les naturels du pays à ne vendre qu’à ſes propres navigateurs : mais lorſque ces petits diſtricts n’ont eu plus rien à livrer, la traite a langui, parce que les peuples de l’intérieur ont préféré les ports libres où ils pouvoient choiſir les acheteurs. L’utilité de tant d’établiſſemens, formés à ſi grands frais, s’eſt perdue avec l’épuiſement des objets de leur commerce.