Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 18

XVIII. Quelles ſont les côtes où les navigateurs étrangers abordent pour trouver des eſclaves.

La traite des Européens ſe fait au nord & au ſud de la ligne. La première côte commence au cap Blanc. Tout près ſont Arguin & Portendic. Les Portugais les découvrirent en 1444, & s’y établirent l’année ſuivante. Ils en furent dépouillés en 1638 par les Hollandois qui, à leur tour, les cédèrent aux Anglois en 1666, mais pour y rentrer quelques mois après. Au commencement de 1678, Louis XIV les en chaſſa encore, & ſe contenta d’en faire démolir les ouvrages.

À cette époque, Frédéric-Guillaume, ce grand électeur de Brandebourg, méditoit de donner de l’activité à ſes états, juſqu’alors opiniâtrement ruinés par des guerres rarement interrompues. Quelques négocians des Provinces-Unies mécontens du monopole qui les excluoit de l’Afrique Occidentale, lui perſuadèrent de bâtir des forts dans cette vaſte contrée & d’y faire acheter des eſclaves qui ſeroient avantageuſement vendus dans le Nouveau-Monde. On jugea cette vue utile ; & la compagnie formée pour la ſuivre ſe procura en 1682 trois établiſſemens à la côte d’Or & un dans l’iſle d’Arguin trois ans après. Le nouveau corps fut ſucceſſivement ruiné, par les traverſes des nations rivales, par l’infidélité ou l’inexpérience de ſes agens, par les déprédations des corſaires. Comme il n’en reſtoit plus que le nom, le roi de Pruſſe vendit en 1717 à la compagnie de Hollande des propriétés devenues depuis long-tems inutiles. Ces républicains n’avoient pas pris poſſeſſion d’Arguin, lorſqu’en 1721, il fut de nouveau attaqué, de nouveau pris par les ordres de la cour de Verſailles que le traité de Nimègue avoit maintenue dans cette conquête. Ils y plantèrent bientôt leur pavillon, mais pour le voir encore abattre en 1724.

Depuis cette époque, la France ne fut pas troublée dans ces poſſeſſions juſqu’en 1763. Le miniſtère Britannique, qui avoit exigé le ſacrifice du Niger, voulut alors qu’elles en fuſſent une dépendance. Cette prétention ne nous paroît pas fondée. Il n’y a qu’à voir les octrois accordés aux ſociétés qui ont ſucceſſivement exercé le monopole dans le Sénégal, pour ſe convaincre qu’Arguin & Portendic n’ont jamais été compris dans leur privilège. Cependant l’Angleterre ne permet pas que les François ni d’autres navigateurs approchent de ces parages. Ses ſujets même n’y vont plus, depuis que les précieuſes gommes qui leur donnoient quelque importance ont pris la route du Niger.

Ce fleuve, qu’on appelle aujourd’hui plus communément Sénégal, eſt très-conſidérable. Quelques géographes lui donnent un cours de plus de huit cens lieues. Ce qui eſt prouvé, c’eſt que, depuis juin juſqu’en novembre, il eſt navigable dans un cours de trois cens vingt lieues. La barre qui couvre l’embouchure de la rivière, n’en permet l’entrée qu’aux navires qui ne tirent pas plus de huit ou neuf pieds d’eau. Les autres ſont réduits à mouiller tout auprès, ſur un fond excellent. C’eſt du fort Saint-Louis, bâti dans une petite iſle peu éloignée de la mer, que leur ſont apportées, ſur des bâtimens légers, leurs cargaiſons. Elles ſe bornent aux gommes recueillies dans l’année & à douze ou quinze cens eſclaves. Les gommes arrivent de la rive gauche, & les eſclaves de la droite, la ſeule qu’on puiſſe dire peuplée, depuis que les tyrans de Maroc ont étendu leur férocité juſqu’à ces contrées.

Depuis que la pacification de 1763 a alluré à la Grande-Bretagne la poſſeſſion du Sénégal, que ſa marine avoit conquis durant la guerre, les François ſont réduits à la côte qui commence au cap Blanc, & ſe termine à la rivière de Gambie. Quoiqu’ils n’aient pas été troublés dans la prétention qu’ils ont de pouvoir commercer excluſivement ſur ce grand eſpace, leurs comptoirs de Joal, de Portudal & d’Albreda leur ont à peine fourni annuellement trois ou quatre cens eſclaves. Gorée, éloignée du continent d’une lieue ſeulement, & qui n’a que quatre cens toiſes de longueur ſur cent de largeur, eſt le chef-lieu de ces misérables établiſſemens. Durant les hoſtilités commencées en 1756, cette iſle qui a une bonne rade & dont la défenſe eſt facile, avoit ſubi le joug Anglois : mais les traités la rendirent à ſon premier poſſeſſeur.

Juſqu’en 1772, cette contrée avoit été ouverte à tous les navigateurs de la nation. À cette époque, un homme inquiet & ardent perſuada à quelques citoyens crédules que rien ne ſeroit plus aisé que d’arriver par des routes juſqu’alors inconnues, à Bambouk & à d’autres mines non moins riches. Un miniſtère ignorant ſeconda l’illuſion par un privilège excluſif, & on dépenſa des ſommes conſidérables à la pourſuite de cette chimère. La direction du monopole, paſſa, deux ans après, dans des mains plus ſages ; & l’on s’eſt borné depuis à l’achat des noirs qui doivent être portés à Cayenne, où la ſociété a obtenu un territoire immenſe.

La rivière de Gambie ſeroit navigable durant un cours de deux cens lieues pour d’aſſez grands bâtimens : mais ils s’arrêtent tous à huit ou dix lieues de ſon embouchure, au fort James. Cet établiſſement, qui a été conquis, rançonné, pillé ſept ou huit fois dans un ſiècle, eſt ſitué dans une iſle qui n’a pas un mille de circonférence. Les Anglois y traitent annuellement trois mille eſclaves, arrivés la plupart, comme au Sénégal, des terres intérieures & très-éloignées.

Non loin de ces rivages furent découvertes, vers l’an 1449, par les Portugais, les dix iſles du cap Verd, dont Sant-Yago eſt la principale. Ce petit archipel qui, quoique haché, montueux & peu arrosé, pourroit donner toutes les productions du Nouveau-Monde, nourrit à peine & nourrit fort mal le peu de noirs, la plupart libres, échappés à quatre ſiècles de tyrannie. La peſanteur des fers qui les écraſoient, s’accrut encore lorſqu’on les livra à une aſſociation qui ſeule avoit le droit de pourvoir à leurs beſoins, qui ſeule avoit le droit d’acheter ce qu’ils avoient à vendre. Auſſi les exportations de ce ſol allez étendu ſe réduiſoient-elles, pour l’Europe, à une herbe connue ſous le nom d’orſeille, & qui eſt employée dans les teintures en écarlate ; pour l’Amérique à quelques bœufs, à quelques mulets ; & pour la partie de l’Afrique ſoumiſe à la cour de Liſbonne à un peu de ſucre, à beaucoup de pagnes de coton. Le ſort de cet infortuné pays ne devoit pas changer. Qui pouvoit réclamer en ſa faveur, puiſque depuis le général juſqu’au ſoldat, depuis l’évêque juſquau curé, tout étoit à la ſolde de la compagnie ? Elle eſt enfin abolie.

Les bords des rivières de Cazamance & de Cachco, & la plus grande des Biſſao virent bientôt arriver pluſieurs des Portugais qui étoient paſſés aux iſles du cap Verd. Leurs deſcendans dégénérèrent, avec le tems, de manière à ne guère différer des aborigènes. Ils ont toujours cependant conſervé l’ambition de ſe regarder comme ſouverains d’un pays où ils avoient bâti trois villages & deux petits forts. Les nations rivales ont peu reſpecté cette prétention ; & elles n’ont jamais diſcontinué de traiter en concurrence avec les bâtimens arrivés des iſles du cap Verd, du Bréſil & de Liſbonne.

Serre-Lione n’eſt pas ſous la domination Britannique, quoique ſes ſujets en aient concentré preſque toutes les affaires dans deux loges particulières, très-anciennement établies. Indépendamment de la cire, de l’ivoire, de l’or qu’on y trouve, ils tirent annuellement de cette rivière ou des rivières voiſines quatre ou cinq mille eſclaves.

Après ce marché, viennent les côtes des Graines, des Dents & des Quaquas, qui occupent deux cens cinquante lieues. On y achète du riz, de l’ivoire & des eſclaves. Les navigateurs forment paſſagèrement des comptoirs ſur quelques-unes de ces plages. Le plus ſouvent, ils attendent à l’ancre que les noirs viennent eux-mêmes ſur leurs pirogues propoſer les objets d’échange. Cet uſage s’eſt, dit-on, établi depuis que des actes répétés de férocité ont fait ſentir le danger des débarquemens.

Les Anglois ont formé depuis peu un établiſſement au cap Apollonie, où la traite des eſclaves eſt conſidérable : mais ils n’y ont pas encore obtenu un commerce excluſif, comme ils le déſiroient, comme ils l’eſpéroient peut-être.

Après le cap Apollonie, commence la côte d’Or, qui finit à la rivière de Volte. Son étendue eſt de cent trente lieues. Comme le pays eſt divisé en un grand nombre de petits états, & que leurs habitans ſont les hommes les plus robuſtes de la Guinée, les comptoirs des nations commerçantes de l’Europe y ont été exceſſivement multipliés. Cinq ſont aux Danois ; douze ou treize, dont Saint-George de la Mina eſt le principal, appartiennent aux Hollandois ; & les Anglois en ont conquis ou formé neuf ou dix qui reconnoiſſent pour chef le cap Corſe. Les François, qui ſe voyoient à regret exclus d’une région ſi abondante en eſclaves, voulurent, en 1749, s’approprier Anamabou. Ils s’y fortifioient, de l’aveu des naturels du pays, lorſque leurs travailleurs furent chaſſés à coup de canon par les vaiſſeaux de la Grande-Bretagne. Un négociateur habile qui ſe trouvoit à Londres, à la nouvelle de cette violence, témoigna ſon étonnement d’une conduite ſi peu meſurée. Monſieur, lui dit un miniſtre fort accrédité chez cette nation éclairée, ſi nous voulions êtres juſtes envers les François, nous n’aurions pas pour trente ans d’exiſtence. À cette époque les Anglois s’établirent ſolidement à Anamabou, & depuis ils n’ont plus ſouffert de concurrent dans ce marché important.

À huit lieues de la rivière de Volte, eſt Kela très-abondant en ſubſiſtances. C’eſt-là que ſe rendent les navigateurs pour ſe pourvoir de vivres. De-là, ils expédient leurs canots ou des pirogues, pour s’informer des lieux où il leur conviendra d’établir leur traite.

Le petit Popo les attire ſouvent. Les Anglois & les François fréquentent cette échelle ; mais les Portugais y ſont en bien plus grand nombre ; & voici pourquoi.

Cette nation, qui dominoit originairement ſur l’Afrique, y fut avec le tems réduite à un tel état de foibleſſe, que, pour conſerver la liberté de négocier à la cote d’Or, elle s’engagea à payer aux Hollandois le dixième de ſes cargaiſons. Ce honteux tribut, qu’on a toujours régulièrement payé, donnoit à ſes armateurs de Bahia & de Fernambuc, les ſeuls qui fréquentent cette côte, un ſi grand déſavantage, qu’ils convinrent entre eux qu’il n’y auroit jamais dans aucun port plus d’un bâtiment de chacune de ces deux provinces. Les autres ſe tiennent au petit Popo, où ils attendent que leur tour, pour traiter, ſoit arrivé.

Juda, éloigné de quatorze lieues du petit Popo, eſt fort renommé pour le nombre & pour la qualité des eſclaves qui en ſortent. Il n’eſt ouvert qu’aux Anglois, aux François & aux Portugais. Chacune de ces nations y a un fort placé dans l’iſle de Gregoi, à deux milles du rivage. Les chefs de ces comptoirs font tous les ans un voyage de trente lieues, pour porter au ſouverain du pays des préſens, qu’il reçoit & qu’il exige comme un hommage.

À huit lieues de Juda, eſt Epée. Quelquefois il y a beaucoup d’eſclaves ; plus ordinairement il n’y en a point. Auſſi ſa rade eſt-elle ſouvent ſans navires.

Un peu plus loin eſt Portonove. Le commerce, établi ailleurs ſur les rivages de la mer, s’y fait à ſept lieues dans les terres. Cet inconvénient le fît languir long-tems : mais actuellement il eſt fort conſidérable. La paſſion pour le tabac du Bréſil, qui eſt encore plus vive dans cet endroit que ſur le reſte de la côte, donne aux Portugais une grande ſupériorité. C’eſt du rebut de ſes cargaiſons que l’Anglois & le François ſont réduits à former les leurs.

Badagry n’eſt qu’à trois lieues de Porto-nove. On y mène beaucoup d’eſclaves. Dans le tems que toutes les nations y étoient reçues, les navigateurs ne faiſoient leurs ventes & leurs achats que l’une après l’autre. Depuis que les Anglois & les Hollandois en ſont éloignés, il eſt permis aux François & aux Portugais de traiter en concurrence, parce que leurs marchandiſes ſont très-différentes. C’eſt le lieu de la côte le plus fréquenté par les armateurs François.

Ahoni, séparé de Badagry par un eſpace de quatorze à quinze lieues, eſt ſitué dans les iſles de Curamo, ſur une rade difficile, marécageuſe & mal-ſaine. Ce marché eſt principalement, preſque excluſivement fréquenté par les Anglois, qui y arrivent ſur de groſſes chaloupes, & font leur traite entre les iſles & le continent voiſin.

Depuis la rivière de Volte juſqu’à cet archipel, la côte n’eſt pas acceſſible. Un banc de ſable, contre lequel les vagues de l’océan viennent ſe briſer avec violence, oblige les navigateurs attirés dans ces parages par l’eſpoir du gain, à ſe ſervir des pirogues & des naturels du pays, pour envoyer leurs cargaiſons à terre, & pour retirer de terre ce qu’ils reçoivent en échange. Leurs navires mouillent ſans danger ſur un fond excellent, à trois ou quatre milles de la côte.

La rivière de Bénin qui abonde en ivoire & en eſclaves, reçoit des vaiſſeaux. Son commerce eſt preſque entièrement tombé dans les mains des Anglois. Les François & les Hollandois ont été rebutés par le caractère des naturels du pays, moins barbares que ceux des contrées voiſines, mais ſi légers dans leurs goûts qu’on ne ſait jamais quelles marchandiſes ils voudront accepter en échange.

Après le cap Formoſe, ſont le nouveau & le vieux Calbari. La côte eſt baſſe, inondée ſix mois de l’année & très-mal-ſaine. On n’y trouve que de l’eau corrompue ; les naufrages y ſont fréquens ; & des équipages entiers y ſont quelquefois la victime des intempéries du climat. Tant de calamités n’ont pu écarter de ces parages dangereux les navigateurs de la Grande-Bretagne. Ils y achètent tous les ans, mais à très-bas prix, ſept à huit mille noirs. Les François, qui autrefois n’abordoient que rarement à ces marchés, commencent à s’y porter en plus grand nombre. Les navires qui tirent plus de douze pieds d’eau ſont réduits à jeter l’ancre près de l’iſle de Panis, où le chef de ces barbares contrées fait ſon séjour, & où il a attiré un aſſez grand commerce.

Les affaires ſont beaucoup plus vives au Gabon. C’eſt un grand fleuve qui arroſe une plaine immenſe, & qui, avec beaucoup d’autres rivières moins conſidérables, forme une foule d’iſles, plus ou moins étendues, dont chacune a un ſouverain particulier. Il n’y a guère de pays plus abondant, plus noyé & plus mal-ſain. Les François, plus légers qu’entreprenans, y vont peu, malgré leurs beſoins. Les Portugais des iſles du Prince & de Saint-Thomas n’y envoient que quelques chaloupes. Les Hollandois en tirent de l’ivoire, de la cire & des bois de teinture. Les Anglois y achètent preſque tous les eſclaves que font les unes ſur les autres ces petites nations, perpétuellement acharnées à leur deſtruction mutuelle. Il n’y a point de grand entrepôt, où ſe faſſent les échanges. Les Européens ſont forcés de s’enfoncer avec leurs bateaux juſqu’à cinquante & ſoixante lieues dans ces marais infects. Cette pratique entraîne des longueurs exceſſives, coûte la vie à une infinité de matelots, & occaſionne quelques meurtres. On verroit ceſſer ces calamités, s’il s’établiſſoit un marché général à l’iſle aux Perroquets, ſituée à dix lieues de l’embouchure du Gabon, & où peuvent aborder d’aſſez grands navires. La Grande-Bretagne le tenta, ſans doute avec le projet de s’y fortifier & l’eſpoir d’arriver à un commerce excluſif. Son agent fut maſſacré en 1769, & les choſes ſont reſtées comme elles étoient.

On obſervera que les eſclaves qui ſortent du Bénin, du Calbari & du Gabon ſont très-inférieurs à ceux qu’on achète ailleurs. Auſſi ſont-ils livrés, le plus qu’il eſt poſſible, aux colonies étrangères par les Anglois qui fréquentent plus que les autres nations ces mauvais marchés. Tel eſt le nord de la ligne.

Au ſud, les marchés ſont beaucoup moins multipliés, mais généralement plus conſidérables. Le premier qui ſe préſente après le cap de Lope, c’eſt Mayumba. Juſqu’à cette rade, la mer eſt trop difficile pour qu’on puiſſe approcher de terre. Une baie, qui a deux lieues d’ouverture & une lieue de profondeur, offre un aſyle ſur aux vaiſſeaux qui ſont contrariés par les calmes & par les courans, trop ordinaires dans ces parages. Le débarquement y eſt facile, auprès d’une rivière. On peut croire que le vice d’un climat trop marécageux aura ſeul écarté les Européens & par conséquent les Africains. Si de tems en tems on y vend quelques captifs, ils ſont achetés par les Anglois & les Hollandois qui vont aſſez régulièrement s’y charger d’un bois rouge qu’on emploie dans les teintures.

Au cap Segundo eſt une autre baie très-ſalubre, plus vaſte & plus commode que celle de Mayumba même. On y peut faire sûrement & facilement de l’eau & du bois. Tant d’avantages y auroient vraiſemblablement attiré un grand commerce, ſi le tems & les dépenſes néceſſaires pour arriver à l’extrémité d’une longue langue de terre n’en euſſent dégoûté les marchands d’eſclaves.

Ils ont préféré Loango, où l’on mouille à huit ou neuf cens toiſes du rivage, par trois ou quatre braſſes d’eau, ſur un fonds de vaſe. L’agitation de la mer eſt telle qu’on ne peut aborder la côte qu’avec des pirogues. Les comptoirs Européens occupent à une lieue de la ville une hauteur regardée comme très-mal-ſaine. De-là vient que, quoique les noirs y ſoient à meilleur marché qu’ailleurs, que, quoiqu’on y ſoit moins difficile ſur la qualité des marchandiſes, les navigateurs n’abordent guère à Loango que lorſque la concurrence eſt trop grande dans les autres ports.

À Molembo, il faut que les vaiſſeaux s’arrêtent à une lieue du rivage, & que pour aborder, les bateaux franchiſſent une barre aſſez dangereuſe. Les affaires ſe traitent ſur une montagne fort agréable, mais d’un accès difficile. Les eſclaves y ſont en plus grand nombre & de meilleure qualité que ſur le reſte de la côte.

La baie de Gabinde eſt sûre & commode. La mer y eſt aſſez tranquille, pour qu’on pût, dans les cas de néceſſité, donner aux bâtimens les radoubs dont ils auroient beſoin. On mouille au pied des maiſons, & la traite ſe fait à cent cinquante pas du rivage.

On a dit il y a long-tems, & l’on ne ceſſe de répéter que le climat eſt meurtrier, très-meurtrier dans ces trois ports, ſur-tout à Loango. Tâchons de démêler les cauſes de cette calamité, & voyons ſi elle eſt ſans remède.

L’herbe, qui croît ſur la côte, eſt aſſez généralement de quatre ou cinq pieds. Elle reçoit, durant la nuit, des rosées abondantes. Ceux des Européens qui traverſent ces prairies dans la matinée, éprouvent des coliques violentes & ſouvent mortelles, à moins qu’on ne rétabliſſe ſans délai, par de l’eau-de-vie, la chaleur naturelle aux inteſtins, refroidie vraiſemblablement par l’impreſſion de cette rosée. Ne ſe mettroit-on pas à l’abri de ce danger, en s’éloignant de ces plantes juſqu’à ce que le ſoleil eût diſſipé l’eſpèce de venin tombé ſur leurs tiges ?

Dans ces parages, la mer eſt mal-ſaine. Ses ondes, tirant ſur le jaune & couvertes d’huile de baleine, doivent boucher les pores de la peau & arrêter la tranſpiration de ceux qui s’y plongent. C’eſt probablement l’origine de ces fièvres ardentes qui enlèvent un ſi grand nombre de matelots. Pour écarter ces maladies deſtructives, il ſuffiroit peut-être de charger les naturels du pays de tous les ſervices qu’on ne peut remplir ſans entrer dans l’eau.

Les jours, dans cette contrée, ſont d’une chaleur exceſſive ; les nuits humides & fraîches : l’alternative eſt fâcheuſe. On en écarteroit les inconveniens, en allumant du feu dans la chambre à coucher. Cette précaution rapprocheroit les deux extrêmes, & donneroit la température convenable à l’homme endormi, qui ne peut ſe couvrir à meſure que la fraîcheur de la nuit augmente.

L’inaction & l’ennui tuent les équipages ſur des navires arrêtés ordinairement quatre ou cinq mois ſur la côte. On les déchargeroit de ce double & pénible fardeau, ſi un tiers étoit toujours & alternativement à terre. Le travail peu pénible, qu’on fait faire mal-à-propos par le nègre, les occuperoit ſans les fatiguer.

On trouvera peut-être que nous revenons ſans ceſſe ſur la conſervation de l’homme. Mais quel eſt l’objet qui doive occuper plus sérieuſement ? Eſt-ce l’or & l’argent ? eſt-ce la pierre précieuſe ? Quelque âme atroce le penſeroit peut-être. Si elle avoit l’audace de l’avouer en ma préſence, je lui dirois : je ne ſais qui tu es ; mais la nature t’avoit formé pour être deſpote, conquérant ou bourreau : car elle t’a dépouillé de toute bienveillance pour tes ſemblables. S’il nous arrive de nous tromper ſur les moyens de conſervation que nous propoſerons, on nous combattra ; on imaginera quelque choſe de mieux, & nous nous en réjouirons.

Cependant notre confiance eſt d’autant plus grande dans les conſeils que nous venons de donner ; qu’ils ſont fondés ſur des expériences faites par un des navigateurs les plus intelligens que nous ayons jamais connus. Cet habile homme, dans un an de séjour à Loango même, ne perdit qu’un matelot, & encore ce matelot s’étoit-il écarté de l’ordre établi.

On trouve généralement dans le pays d’Angole un uſage bien ſingulier, mais dont les peuples ignorent également le but & l’origine. Les rois de ces provinces ne peuvent ni poſſéder, ni toucher rien de ce qui vient d’Europe, à l’exception des métaux, des armes, des ouvrages en bois & en ivoire. Il eſt vraiſemblable que quelques-uns de leurs prédéceſſeurs ſe ſeront condamnés à cette privation, afin de diminuer la paſſion effrénée de leurs ſujets pour les marchandiſes étrangères. Si tel a été le motif de cette inſtitution, le ſuccès n’a pas répondu à l’attente. Les dernières claſſes de citoyens s’enivrent de nos liqueurs, lorſqu’ils ont des moyens pour s’en procurer ; & les riches, les grands, les miniſtres même s’habillent généralement de nos toiles & de nos étoffes. Seulement, ils ont l’attention de quitter ces parures, lorſqu’ils vont à la cour, où il n’eſt pas permis d’étaler un luxe interdit aux ſeuls deſpotes.

Depuis le dernier port dont nous avons parlé, il ne ſe trouve plus de plage abordable juſqu’au Zaire. Non loin de ce fleuve, eſt la rivière Ambriz, qui reçoit quelques petits bâtimens expédiés d’Europe même. Des navires plus conſidérables arrivés à Loango, à Molembo & à Cabinde y envoient auſſi quelquefois des bateaux pour traiter des noirs & abréger leur séjour à la côte : mais les navigateurs qui y ſont établis ne ſouffrent pas toujours cette concurrence.

Ces difficultés ne ſont pas à craindre à Modula, impraticable pour des navires. Les Anglois, les Hollandois, les François qui font leur traite dans les ports importans, y envoient librement leurs chaloupes ; & rarement en ſortent-elles, ſans amener quelques eſclaves obtenus à un prix plus modéré que dans les grands marchés.

Après Modula, commencent les poſſeſſions Portugaiſes qui s’étendent ſur la côte depuis le huitième juſqu’au dix-huitième degré de latitude auſtrale, & qui, dans l’intérieur des terres, ont quelquefois juſqu’à cent lieues. On diviſe ce grand eſpace en pluſieurs provinces, dont les différens cantons ſont régis par des chefs tous tributaires de Liſbonne. Sept ou huit foibles corps de dix ou douze ſoldats chacun ſuffiſent pour contenir tant de peuples dans la ſoumiſſion. Ces nègres ſont réputés libres, mais les moindres fautes les précipitent dans la ſervitude. Au milieu de leurs forêts, dans un lieu qu’on nomma la Nouvelle-Oeiras, furent découvertes, il n’y a que peu d’années, d’abondantes mines d’un fer ſupérieur à celui de toutes les autres parties du globe. Le comte de Souza, alors gouverneur de la contrée, & maintenant ambaſſadeur à la cour d’Eſpagne, les fit exploiter : mais elles ont été abandonnées, depuis que la métropole a repaſſé du joug de la tyrannie ſous celui de la ſuperſtition. Ce commandant actif recula auſſi les frontières de l’empire ſoumis à ſes ordres. Son ambition étoit d’arriver juſqu’aux riches mines du Monomotapa, & de préparer à ſes ſucceſſeurs les moyens de pouſſer les conquêtes juſqu’au territoire que ſa nation occupe au Mozambique.

D’autres jugeront de la poſſibilité ou du chimérique, de l’inutilité ou de l’importance de cette communication. Nous nous bornerons à obſerver que le premier établiſſement Portugais près de l’océan eſt Bamba, dont la fonction principale ſe réduit à fournir les bois dont peut avoir beſoin Saint-Paul de Loanda.

Cette capitale de l’Afrique Portugaiſe a un aſſez bon port. Il eſt formé par une iſle de ſable, protégé à ſon entrée, très-reſſerrée, par des fortifications régulières, & défendue par une garniſon qui ſeroit ſuffiſante, ſi elle n’étoit composée d’officiers & de ſoldats, la plupart flétris par les loix ou du moins exilés. On compte dans la ville ſept à huit cens blancs, & environ trois mille noirs ou mulâtres libres.

Saint-Philippe de Benguela, qui appartient à la même nation, n’a qu’une rade où la mer eſt ſouvent fort groſſe. La ville, beaucoup moins conſidérable que Saint-Paul, eſt couverte par un mauvais fort, que le canon des vaiſſeaux réduiroit aisément en cendres, On n’éprouveroit pas une réſiſtance bien opiniâtre de deux ou trois cens Africains qui la gardent & qui même, comme à Saint-Paul, ſont en grande partie répartis dans des poſtes allez éloignés,

À dix lieues plus loin que Saint-Philippe eſt encore une loge Portugaiſe où ſont élevés de nombreux troupeaux, & où eſt ramaſſé le ſel néceſſaire pour les peuples ſoumis à cette couronne. Les établiſſemens & le commerce des Européens ne s’étendent pas loin ſur la côte occidentale de l’Afrique.

Les navires Portugais, qui fréquentent ces parages, ſe rendent tous à Saint-Paul ou à Saint-Philippe. Ces bâtimens traitent un plus grand nombre d’eſclaves dans le premier de ces marchés, & dans l’autre des eſclaves plus robuſtes. Ce n’eſt pas de la métropole qu’ils ſont la plupart expédiés, mais du Bréſil, & preſque uniquement de Rio-Janeiro. Comme leur nation exerce un privilège excluſif, ils paient ces malheureux noirs moins cher qu’on ne les vend ailleurs. C’eſt avec du tabac, & des cauris qu’ils ſe procurent ſur les lieux même avec du tabac, qu’ils ſoldent à la côte d’Or : ſur celle d’Angole, c’eſt du tabac, des eaux-de-vie de ſucre & quelques toiles groſſières qu’ils donnent en échange.