Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 9

IX. Les Anglois font la conquête de la Jamaïque.

Les Anglois n’avoient pas attendu que leurs rivaux fuſſent ſolidement établis dans les grandes Antilles, pour y former eux-mêmes un établiſſement. La décadence de l’Eſpagne affoiblie par ſes diviſions domeſtiques, par la révolte de la Catalogne & du Portugal, par les convulſions du royaume ce Naples, par la deſtruction de ſa redoutable infanterie aux champs de Rocroi, par ſes pertes continuelles dans les Pays-Bas, par l’incapacité de ceux qui la gouvernoient, par l’extinction même de cet orgueil national, qui, après s’être nourri de grandes choſes, avoit dégénéré en une pareſſe ſuperbe : la décadence de l’Eſpagne ne laiſſoit pas douter qu’on ne lui fit la guerre avec ſuccès. La France profitoit habilement de tous ces déſordres, qui étoient en partie ſon ouvrage ; & Cromwel ſe joignit à elle, en 1655, pour enlever quelques pierres d’un édifice qui s’écrouloit de toutes parts.

Cette conduite révolta les meilleurs officiers Anglois, qui n’y apercevoient qu’une grande injuſtice, & les détermina à abandonner le ſervice. Ils jugeoient que la volonté de leurs ſupérieurs ne ſuffiſoit pas pour juſtifier une entrepriſe qui bleſſure tous les principes de l’équité, & qu’en concourant à ſon exécution, ils ſe rendroient coupables d’un crime énorme. L’Europe regarda ces maximes vertueuſes, comme l’effet de cet eſprit moitié fanatique, moitié républicain, qui régnoit alors en Angleterre : mais elle attaqua le protecteur d’un autre côté.

L’Eſpagne avoit longtems menacé de ſes fers les autres nations. Il étoit poſſible, que la multitude, qui n’eſt pas faite pour calculer les forces des puiſſances, pour ſuivre les variations de la balance, ne fût pas encore revenue de ſes préventions anciennes. Une terreur nouvelle avoit ſaiſi ceux des bons eſprits qui étudioient la marche des affaires générales. Ils voyoient que ſi le torrent des proſpérités de la France n’étoit arrêté par une cauſe étrangère, elle dépouilleroit les Eſpagnols, leur donneroit la loi, les forceroit au mariage de l’Infante avec Louis XIV, s’aſſureroit l’héritage de Charles-Quint, opprimeroit la liberté de l’Europe après l’avoir défendue. Cromwel qui venoit de renverſer le gouvernement de ſa patrie, leur parut fait pour donner un frein à la domination des rois, mais ils le regardèrent comme le plus inepte des politiques, lorſqu’ils lui virent former des liaiſons que ſes intérêts particuliers, ceux de ſa nation, ceux de l’Europe entière, ſembloient lui interdire abſolument.

Ces réflexions ne durent point échapper au génie pénétrant & profond du tyran de l’Angleterre. Mais peut-être vouloit-il ſoutenir par des conquêtes importantes, l’opinion que ſa nation avoit de ſes talens. L’exécution de ce plan devenoit chimérique, s’il ſe déclaroit pour l’Eſpagne ; parce qu’il pouvoit tout au plus ſe promettre de rétablir l’équilibre entre les deux partis. Il crut convenable à ſes vues de ſe lier d’abord avec la France, & de la combattre enſuite, lorſqu’il auroit acquis ce qui étoit l’objet de ſon ambition. Quoi qu’il en ſoit de ces conjectures qui ne manquent pas de fondement dans l’hiſtoire, & qui conviennent du moins au caractère du politique étonnant auquel on attribue cette manière de raiſonner, les Anglois allèrent attaquer dans le Nouveau-Monde l’ennemi qu’ils venoient de ſe donner.

Leurs premiers efforts furent dirigés contre la ville de San-Domingo, dont les habitans à la vue d’une flotte nombreuſe commandée par l’eau, & de neuf mille hommes de troupes de terre aux ordres de Venables, ſe réfugièrent dans les bois. Mais les fautes de leur ennemi rendant le courage à ces fugitifs, ils revinrent ſur leurs pas, & le forcèrent à ſe rembarquer honteuſement. Ce revers étoit l’effet des meſures mal concertées de cette expédition.

Les deux chefs de l’entrepriſe n’avoient que peu de talent. Ils ſe haiſſoient réciproquement & n’étoient pas attachés au protecteur. Des ſurveillans, ſous le nom de commiſſaires, gênoient leurs opérations. Les ſoldats envoyés d’Europe étoient le rebut de l’armée, & les milices tirées de la Barbade & de Saint-Chriſtophe manquoient de diſcipline. L’eſpoir du butin, cet aiguillon ſi néceſſaire pour faire réuſſir des entrepriſes éloignées & difficiles, étoit interdit. On avoit tellement diſposé les choſes qu’il ne pouvoit exiſter aucune harmonie entre les divers inſtrumens qui devoient concourir au ſuccès. Les armes convenables, les vivres propres au climat, les connoiſſances pour ſe bien conduire : tout manquoit également. L’exécution fut digne du plan. Le débarquement, qui pouvoit ſe faire ſans danger dans le port même, ſe fit ſans guide, à quarante milles. Les troupes errèrent quatre jours ſans eau & ſans ſubſiſtances. Épuisées par les chaleurs exceſſives du climat, découragées par la lâcheté, la méſintelligence de leurs officiers, elles ne diſputèrent ſeulement pas la victoire aux Eſpagnols. On avoit regagné les vaiſſeaux, qu’on ſe croyoit à peine en sûreté.

Cependant la mauvaiſe fortune rapprocha des eſprits aigris. L’Anglois, qui n’avoit pas contracté l’habitude de l’humiliation, ramené par ſes fautes même à l’amour de la patrie, du devoir, & de la gloire, prit la route de la Jamaïque, déterminé à périr ou à en faire la conquête.

Les habitans de cette iſle ſoumiſe à l’Eſpagne depuis 1509, ignoroient les événemens qui venoient de ſe paſſer à Saint-Domingue, ne ſavoient pas même qu’il y eût un ennemi de leur nation dans les mers voiſines. Auſſi les aſſaillans firent-ils leur débarquement ſans le moindre obſtacle. Ils marchoient fièrement à l’aſſaut de Sant-Iago, le ſeul poſte fortifié de la colonie ; lorſque le gouverneur ralentit leur ardeur par un projet de capitulation. La diſcuſſion des articles adroitement prolongée, donna le tems aux colons de tranſporter dans des lieux cachés ce qu’ils avoient de plus précieux. Eux-mêmes, ils ſe réfugièrent dans des montagnes inacceſſibles, n’abandonnant au vainqueur qu’une ville déſerte, ſans meubles, ſans tréſors & ſans proviſions.

Cette ruſe remplit les Anglois de rage. Ils envoyèrent des détachemens de tous les côtés, avec ordre de tout exterminer. Le chagrin de voir revenir ces partis ſans avoir rien trouvé ; la privation de toutes les commodités plus ſenſible pour ce peuple que pour les autres ; la mortalité qui augmentait tous les jours ; la crainte d’être attaqué par toutes les forces du Nouveau-Monde : ces cauſes réunies faiſoient demander à grands cris un prompt retour en Europe. On alloit s’expoſer aux reproches flétriſſans de la nation par un lâche abandon d’une auſſi belle proie que la Jamaïque, ſi l’on n’eût enfin découvert les prairies où les fugitifs avoient conduit leurs nombreux troupeaux. Ce bonheur ineſpéré changea les diſpoſitions ; & les Anglois prirent la réſolution d’achever leur conquête.

L’activité que cette nouvelle détermination avoit inſpirée, fit ſentir aux aſſiégés qu’ils ne ſeroient pas en sûreté dans les forêts & les précipices où ils s’étoient cachés. D’une voix unanime, ils convinrent de s’embarquer pour Cuba. Reçus dans cette iſle avec l’ignominie que méritoit la foibleſſe de leur défenſe, on les renvoya dans celle qu’ils avoient quittée, mais avec des ſecours inſuffiſans contre les forces qu’il falloit combattre. Par un ſentiment de cet honneur qui, chez la plupart des hommes, eſt plutôt crainte de la honte qu’amour de la gloire, ils firent une réſiſtance plus opiniâtre qu’on ne devoit l’attendre de leur peu de reſſources. Ce ne fut qu’à l’extrémité qu’ils évacuèrent une iſle importante, qui a fait depuis ce moment une partie très-précieuſe des poſſeſſions Britanniques dans le Nouveau-Monde.