Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 10

X. Les Flibuſtiers déſolent les mers d’Amérique. Origine, mœurs, expéditions, décadence de ces corſaires.

Avant que les Anglois fuſſent établis à la Jamaïque, & les François à Saint-Domingue, des corſaires des deux nations, ſi célèbres depuis ſous le nom de Flibuſtiers, avoient chaſſé les Eſpagnols de la petite iſle de la Tortue, ſituée à deux lieues de celle de Saint-Domingue, s’y étoient fortifiés, & avoient couru avec une audace extraordinaire ſur l’ennemi commun. Ils formoient entre eux de petites ſociétés de cinquante, de cent, de cent cinquante hommes. Une barque plus ou moins grande, c’étoit-là toute leur force navale. À peine pouvoit-on s’y coucher ; & rien n’y mettoit à l’abri des ardeurs d’un climat brûlant, des pluies qui tombent en torrens dans ces parages. Souvent on y manquoit des premiers ſoutiens de la vie. Mais à la vue d’un navire, tant de calamités étoient oubliées. De quelque grandeur qu’il fut, les Flibuſtiers alloient ſans délibérer à l’abordage. Dès que le grapin étoit une fois jeté, c’étoit un vaiſſeau enlevé.

Dans un beſoin extrême, ces brigands attaquoient toutes les nations, & l’Eſpagnol en quelque moment que ce fût. Ils fondoient la haine implacable qu’ils lui avoient jurée, ſur les cruautés que ce peuple avoit exercées contre les Américains. Mais à cette ſingulière humanité ſe joignoit un reſſentiment perſonnel, la douleur de ſe voir interdire dans le Nouveau-Monde la chaſſe & la pêche qu’ils croyoient avec raiſon de droit naturel. Tel étoit leur aveuglement, qu’ils ne s’embarquoient jamais ſans avoir recommandé au ciel le ſuccès de leur expédition, qu’ils ne revenoient jamais du pillage ſans remercier Dieu de leur victoire.

Les vaiſſeaux qui arrivoient d’Europe tentoient rarement leur avidité. Ces barbares n’y auroient trouvé que des marchandiſes dont la vente eût été peu avantageuſe, ou auroit exigé des ſoins trop ſuivis. C’étoit lorſque ces bâtimens repartoient chargés de l’or, de l’argent, des pierreries de l’autre hémiſphère, qu’on les attendoit. S’il n’y en avoit qu’un, il étoit toujours attaqué. On ſuivoit les flottes ; & malheur aux navires qui s’en écartoient ou qui reſtoient en arrière. C’étoit une proie infaillible pour les Flibuſtiers. L’Eſpagnol, que glaçoit la vue de ces ennemis impitoyables, ne ſavoit que ſe rendre. Il obtenoit la vie, ſi la priſe étoit riche : mais lorſque l’eſpérance du vainqueur étoit trompée, l’équipage était ſouvent jeté à la mer.

Pierre Legrand ; natif de Dieppe, n’a ſur un bateau que quatre canons & vingt-huit hommes. Cette foibleſſe ne l’empêche pas d’attaquer le vice-amiral des galions. Il l’aborde, après avoir donné ſes ordres pour faire couler à fond ſon bâtiment ; & il étonne ſi fort les Eſpagnols par ſon audace, que nul d’entre eux ne ſe met en action pour le repouſſer. Arrivé à la chambre du capitaine, occupé à jouer, il lui met le piſtolet ſur la gorge, & l’oblige de ſe rendre. Ce commandant & la plus grande partie des ſiens ſont mis à terre au cap le plus proche, comme un poids inutile d’un vaiſſeau qu’ils ont ſi mal gardé ; & l’on n’y conſerve que ce qu’il faut de matelots pour en faire la manœuvre.

Cinquante-cinq Flibuſtiers, entrés dans la mer du Sud, ont pouſſé leurs courſes juſqu’aux plages de la Californie. Pour regagner les mers du Nord, ils font deux mille lieues contre le vent dans un canot. Au détroit de Magellan, la rage de ne rien emporter d’un océan ſi riche les ſaiſit, & ils reprennent la route du Pérou. On les avertit qu’au port d’Yauca eſt un vaiſſeau de force, chargé de pluſieurs millions. Ils l’attaquent, s’en rendent les maîtres & s’y embarquent.

Le Baſque, Jonqué & Laurent le Graff croiſent devant Carthagène avec trois petits & mauvais navires. On fait ſortir du port deux vaiſſeaux de guerre pour combattre ces forbans & les amener vifs ou morts. L’eſpoir des Eſpagnols eſt ſi bien trompé, qu’ils ſont faits priſonniers eux-mêmes. Le vainqueur retient les bâtimens : mais il en renvoie les équipages avec une dériſion qui ajoute beaucoup d’amertume à une défaite en elle même ſi humiliante.

Michel & Brouage, inſtruits qu’on vient d’embarquer à Carthagène, ſous pavillon étranger, des richeſſes conſidérables, pour les ſouſtraire à leurs rapines, attaquent les deux navires chargés de ces tréſors & les en dépouillent. Bleſſés de ſe voir ainſi vaincus par des bâtimens ſi inférieurs aux leurs, les capitaines Hollandois oſent dire en face au premier de ces aventuriers, que ſeul il n’auroit pas osé ſe commettre avec eux. Recommençons le combat, répond fièrement le Flibuſtier ; mon compagnon reſtera tranquille ſpectateur de l’action. Si je vous bats encore, les vaiſſeaux ſeront miens auſſi. Loin d’accepter le défi, les prudens républicains s’éloignent au plus vite, craignant, pour peu qu’ils s’arrêtent, de n’être pas les maîtres de le refuſer.

Laurent, monté ſur un très-petit bâtiment ; eſt ſurpris par deux vaiſſeaux Eſpagnols, l’un & l’autre de ſoixante canons. Vous êtes, dit-il à ſes camarades, trop expérimentés pour ne pas connoitre le péril que nous courons, & trop braves pour le craindre. Il faut ici tout ménager & tout haſarder, ſe défendre & attaquer en même-tems. La valeur, la ruſe, la témérité, le déſeſpoir même : tout doit être mis en uſage dans cette occaſion. Redoutons l’ignominie, redoutons la barbarie de nos ennemis ; & pour leur échapper, combattons.

Après ce diſcours, reçu avec acclamation, il appelle le plus intrépide des Flibuſtiers, & lui ordonne publiquement de mettre le feu aux poudres au premier ſignal qu’il lui en fera ; témoignant par cette réſolution qu’il n’y a de ſalut que dans la mort même, ou dans le courage. Montrant enſuite de la main les ennemis : c’eſt entre leurs bâtimens, dit-il qu’il nous faut paſſer, & tirer à droite & à gauche comme vous ſavez faire. Ce mouvement eſt exécuté avec une rapidité, une réſolution extraordinaires. On ne prend pas à la vérité les bâtimens, mais on en éclaircit ſi bien les équipages, qu’ils ne peuvent ou n’oſent continuer le combat contre une poignée d’hommes intrépides, qui, même en ſe retirant, remportent l’honneur de la victoire. Le commandant Eſpagnol va payer de ſa tête la honte que ſon ignorance & ſa lâcheté impriment à ſa nation. Dans tous les combats les Flibuſtiers montroient la même intrépidité.

Lorſqu’ils avoient fait un butin conſidérable, ils ſe rendoient dans les premiers tems à l’iſle de la Tortue pour faire leur partage ; dans la ſuite les François allèrent à Saint-Domingue, & les Anglois à la Jamaïque. Tous juroient qu’ils n’avoient rien détourné du pillage. Si, ce qui fut très-rare, quelqu’un étoit convaincu de parjure, à la première occaſion, il étoit abandonné comme infâme ſur quelque côte déſerte. Les premières diſtributions étoient toujours pour ceux qui avoient été mutilés dans les combats. La perte d’une main, d’un bras, d’un pied ſe payoit deux cens écus. Pour un œil ou pour un doigt, on ne recevoit que la moitié de cette ſomme. Pendant deux mois, les bleſſés recevoient trois livres par jour pour leur panſement. S’il ne ſe trouvoit pas de quoi remplir ces obligations ſacrées, l’équipage entier étoit obligé de reprendre la courſe, de la continuer même juſqu’à ce qu’il y eût des fonds ſuffiſans pour acquitter une dette ſi reſpectable.

Ce qui reſtoit, après ces actes de juſtice & d’humanité, étoit partagé. Le commandant n’avoit étroitement droit qu’à un ſeul lot comme les autres : mais il lui en étoit accordé trois ou quatre, ſelon qu’on étoit plus ou moins content de ſon intelligence, de ſa valeur & de ſa conduite. Si le bâtiment n’appartenoit pas à l’équipage, celui qui l’avoit fourni, avec les munitions de guerre & de bouche, emportoit le tiers des priſes. Jamais la faveur n’influa dans le partage. Tout étoit tiré rigoureuſement au ſort. Cette probité s’étendoit juſqu’aux morts. Leur part étoit donnée à leur compagnon. Si quelqu’un n’en laiſſoit point, ſa part étoit envoyée à ſa famille. Au défaut de l’un & de l’autre, elle étoit diſtribuée aux pauvres & aux égliſes, qui devoient prier pour celui au nom duquel ſe faiſoient ces largeſſes, fruit d’un brigandage inhumain, mais forcé.

Enſuite commençoient les profuſions de tous les genres. La fureur du jeu, du vin, des femmes, de toutes les débauches, étoit portée à des excès qui ne finiſſoient qu’avec l’abondance. La mer revoyoit ſans habits, ſans vivres, abſolument ruinés, des hommes qu’elle venoit d’enrichir de pluſieurs millions. Les nouvelles faveurs qu’elle leur prodiguoit, avoient la même deſtinée. Si l’on demandoit à ces inſensés quel plaiſir ils trouvoient à diſſiper ſi rapidement ce qu’ils avoient acquis avec tant de riſque, ils répondoient ingénument : « Exposés comme nous le ſommes à une infinité de dangers, notre ſort eſt bien différent de celui des autres hommes. Aujourd’hui vivans, demain morts, que nous importe d’amaſſer ? Nous ne comptons que ſur le jour où nous vivons, jamais ſur celui que nous avons à vivre. Notre ſoin eſt plutôt de conſumer la vie que de la conſerver ».

Les colonies Eſpagnoles, qui s’étoient flattées que leurs malheurs auroient un terme, déſeſpérées de ſe voir continuellement la proie de ces brigands, ſe dégoûtèrent de la navigation. Elles ſacrifièrent ce que leur liaiſon leur procuroit de force, de commodités, de richeſſes, & formèrent preſque autant d’état iſolés. Elles ne ſe diſſimuloient pas les inconvéniens de cette conduite : mais la crainte de tomber dans des mains avides & féroces, étoit plus forte que l’honneur, que l’intérêt, que la politique. Telle fut l’époque d’une inaction qui dure encore.

Ce découragement augmenta l’audace des Flibuſtiers. Ils ne s’étoient montrés juſqu’à lors dans les établiſſemens Eſpagnols, que pour y enlever même rarement quelques ſubſiſtances. La diminution de leurs priſes les détermina à demander à la terre ce que la mer leur refuſoit. Les contrées du continent les plus riches & les plus peuplées, furent pillées & dévaſtées. La culture tomba comme la navigation ; & les Eſpagnols n’osèrent pas plus fréquenter leurs chemins que leurs parages.

Parmi les Flibuſtiers qui ſe diſtinguèrent dans cette nouvelle carrière, Montbars, gentilhomme Languedocien, ſe fit un nom ſingulier. Le haſard ayant fait tomber entre ſes mains dès l’enfance, une relation détaillée des cruautés commiſes dans le Nouveau-Monde, il conçut contre la nation qui avoit produit tant de maux, une haîne qu’il portait juſqu’à la frénéſie. On raconte à ce ſujet, qu’étant au collège, & jouant dans une pièce le rôle d’un François qui avoit un démêlé avec un Eſpagnol, il ſe jeta ſur ſon interlocuteur avec tant de rage, qu’il l’auroit étranglé, ſi on ne le lui eût arraché des mains. Son imagination enflammée lui repréſentoit ſans ceſſe des peuples innombrables, égorgés par les monſtres ſortis de l’Eſpagne. Il ne reſpiroit que l’ardeur d’expier tant de ſang innocent. L’enthouſiaſme de l’humanité devint en lui une fureur plus cruelle encore que la ſoif de l’or ou le fanatiſme de religion qui avoient immolé tant de victimes. On eût dit que leurs mânes crioient vengeance au fond de ſon âme. Il entendit parler des frères de la côte, comme des ennemis les plus implacables du nom Eſpagnol ; & il s’embarqua pour les aller joindre.

On rencontra dans la route un vaiſſeau eſpagnol qui fut attaqué, & auſſi-tôt abordé : c’étoit l’uſage du tems. Montbars fondit le ſabre à la main ſur les ennemis, ſe fit jour au milieu d’eux, & ſe portant deux fois d’un bout du bâtiment à l’autre, maſſacra tout ce qui & trouvoit ſur ſon paſſage. Lorſqu’il eut forcé l’ennemi de ſe rendre, laiſſant à ſes compagnons toute la joie d’un riche butin, on le vit contempler avec une volupté ſanguinaire les cadavres entaſſés de cette nation, à laquelle il avoit juré une haîne inſatiable de carnage.

Cette fureur eut bientôt de nouvelles occaſions de ſe ſignaler, ſans s’aſſouvir. Le vaiſſeau qui le portoit arrive à la côte de Saint-Domingue. Les François de l’iſle y portent peu de rafraîchiſſemens, & allèguent pour excuſe que l’Eſpagnol a ravagé leurs établiſſemens. « Comment le ſouffrez-vous, dit bruſquement Montbars ? Nous ne le ſouffrons pas non plus, répliquent-ils du même ton ; & l’ennemi nous connoît bien. Auſſi a-t-il pris le tems où nous étions à la chaſſe. Mais nous allons joindre quelques-uns de nos camarades encore plus maltraités que nous ; & alors on verra beau jeu. Si vous voulez, reprend Montbars, je marcherai à votre tête, non pour vous commander, mais pour m’expoſer le premier ». Ces barbares, jugeant favorablement de lui, acceptent ſa propoſition. Le jour même, on joint les Eſpagnols ; & le nouvel agrégé fond ſur eux avec une impétuoſité qui étonne les plus intrépides. Rien n’échappe à ſa fureur. Le reſte de ſa vie fut digne de cette première action. Il fit tant de mal ſur terre & ſur mer à cette nation, qu’il lui en reſta le ſurnom d’Exterminateur.

Sa férocité, celle des autres Flibuſtiers qui ſuivoient ſes traces, ayant déterminé les Eſpagnols à s’enfermer dans leurs places, on prit le parti de les y attaquer. Ce nouveau genre de guerre exigeoit des forces conſidérables, & les aſſociations devinrent plus nombreuſes. La première qui eut de l’éclat, fut formée par l’Olonois, qui tiroit ſon nom des Sables-d’Olone, ſa patrie. Du vil état d’engagé, il s’étoit élevé par degrés au commandement de deux canots & de vingt-deux hommes. Avec ces moyens, il parvient à ſe rendre maître ſur la côte de Cuba, d’une frégate Eſpagnole. Un eſclave ayant vu achever tous les bleſſés, & craignant pour ſa vie, veut la racheter par un aveu perfide, mais bien digne du rôle qu’on lui avoit deſtiné. Le gouverneur de la Havane, dit-il, l’avoit embarqué pour ſervir de bourreau à tous les Flibuſtiers qu’il avoit condamnés d’avance à être pendus, ne doutant pas qu’ils ne fuſſent faits priſonniers. À ces mots, le féroce l’Olonois ſaiſi de rage, ſe fait amener les Eſpagnols l’un après l’autre, & leur coupa la tête, ſuçant à chaque fois le ſang qui dégoutte de ſon ſabre. Il ſe rend enſuite au Port-au-Prince, où étoient quatre bâtimens deſtinés à lui donner la chaſſe. Il les prend, jette leurs équipages à la mer, & ne fait grâce qu’à un ſeul homme, qu’il envoie au gouverneur de la Havane, avec une lettre dans laquelle il lui marque ce qu’il vient de faire, & l’avertit que ce traitement eſt réſervé à tous les Eſpagnols qui tomberont entre ſes mains, à lui-même, s’il a ce malheur. Après cette expédition, il échoue ſes canots, ſes priſes, & ſe rend avec la frégate ſeule à la Tortue.

Il y trouva le Baſque, fameux pour avoir pris ſous le canon même de Porto-Belo, un vaiſſeau de guerre chargé de cinq ou ſix millions de livres, & pour d’autres actions tout auſſi hardies. Les deux aventuriers publièrent qu’ils partoient enſemble pour l’exécution d’un grand projet ; & quatre cens quarante hommes les joignirent. Ce corps, le plus nombreux qu’euſſent encore formé les Flibuſtiers, ſe porta ſur la baie de Venezuela, qui s’enfonce cinquante lieues dans les terres. Le fort qui en défendoit l’entrée fut emporté, le canon encloué, & la garniſon de deux cens cinquante hommes paſſée au fil de l’épée. On ſe rembarque, on arrive à Maracaïbo, bâtie ſur la rive occidentale du lac de ce nom, à dix lieues de ſon embouchure. Cette ville, enrichie par ſon commerce de cuirs, de tabac & de cacao, étoit abandonnée. Les habitans s’étoient retirés avec leurs effets, à l’autre côté de la baie. Si les Flibuſtiers n’avoient pas perdu quinze jours dans la débauche, ils auroient trouvé à Gibraltar, vers l’extrémité du lac, ce qu’on vouloit ſouſtraire à leur avidité. Mais ils n’y rencontrèrent que des retranchemens nouvellement conſtruits, qui leur coûtèrent beaucoup de ſang pour une victoire inutile. Déjà tous les effets précieux en avoient été tranſportés plus loin. Dans leur dépit, ils brûlent Gibraltar. Maracaïbo auroit ſubi le même ſort, s’il n’eut été racheté. Avec le prix de ſa rançon, ils emportèrent de cette place les croix, les tableaux, les cloches, dans le deſſein, diſoient-ils, de bâtir une chapelle dans l’iſle de la Tortue, & d’y conſacrer cette partie de leur butin. Telle étoit la religion de ces hommes féroces, qui ne pouvoient offrir au ciel que leurs rapines & leurs brigandages.

Tandis qu’ils diſſipoient follement les dépouilles de la côte de Venezuela, Morgan, le plus accrédité des Flibuſtiers Anglois, partait de la Jamaïque pour attaquer Porto-Belo. Ses meſures étoient ſi bien concertées, qu’il ſurprit la ville, & s’en rendit maître ſans combattre. Pour entrer avec la même facilité dans les forts, il fit appliquer les échelles par les femmes & par les prêtres, perſuadé que la galanterie & la ſuperſtition des Eſpagnols ne leur permettroient pas de tirer ſur ce qu’ils aimoient, ſur ce qu’ils reſpectoient le plus. Mais la garniſon ayant réſiſté à ce piège, il fallut la vaincre de force ; & l’on acheta par beaucoup de ſang les tréſors qui furent emportés de ce port célèbre.

Une conquête encore plus importante, c’étoit celle de Panama. Pour la faire réuſſir, Morgan crut devoir aller ſur les parages de Coſta-Rica, chercher des guides dans l’iſle Sainte-Catherine, où les malfaiteurs des Indes Eſpagnoles étoient confinés. Ce poſte étoit ſi bien fortifié, qu’il auroit dû arrêter dix ans entiers le guerrier le plus intrépide. Cependant, dès que les pirates parurent, le gouverneur envoya ſecrètement pour ſavoir comment il pourroit ſe rendre, ſans être accusé de lâcheté. On arrêta que Morgan inſulteroit pendant la nuit un fort détaché ; que le commandant ſortiroit de la citadelle pour aller au ſecours de cet ouvrage important ; que les aſſaillans viendroient enſuite le prendre par derrière, & le feroient priſonnier, ce qui entraîneroit la reddition de la place. Il fut convenu auſſi qu’on tireroit avec beaucoup de vivacité de part & d’autre, mais qu’on ne tueroit perſonne. Cette comédie fût jouée admirablement. Les Eſpagnols, ſans avoir couru de riſque, eurent l’air d’avoir fait leur devoir ; & les Flibuſtiers, après avoir détruit de fond en comble les fortifications, après avoir embarqué d’immenſes munitions de guerre qu’ils avoient trouvées à Sainte-Catnerine, tournèrent leurs voiles vers le Châgre, la ſeule voie qui leur fût ouverte pour arriver au terme de leurs eſpérances.

À l’embouchure de cette rivière importante étoit un fort, conſtruit ſur un roc eſcarpé, que battoient les flots de la mer. Ce boulevard d’un accès difficile, étoit défendu par un officier d’une intrépidité, d’une capacité rares, & par une garniſon digne de ſon chef. Les Flibuſtiers éprouvèrent pour la première fois une réſiſtance égale à leur opiniâtreté. L’on pouvoit douter s’ils vaincroient ou leveroient le ſiège, quand un heureux haſard vint au ſecours de leur gloire & de leur fortune. Le commandant fut tué, le feu prit au fort, & l’aſſaillant profita de ce double malheur pour emporter la place.

Il laiſſa ſes vaiſſeaux à l’ancre, avec les gens néceſſaires pour les garder, & ſur ſes chaloupes remonta le fleuve l’eſpace de quarante-trois milles, juſqu’à Crucès, où il finiſſoit d’être navigable. Il continua ſon chemin par terre juſqu’à Panama, qui n’en étoit éloigné que de cinq lieues. Sur une vaſte prairie, qui eſt devant la ville, il rencontra des troupes nombreuſes qu’il diſſipa ſans beaucoup d’efforts, & il entra dans la place abandonnée.

On y trouva des tréſors immenſes, cachés dans les puits & dans les cavaux. On arrêta des riches effets ſur des bateaux que la baſſe marée avoit laiſſés à ſec. Les forêts voiſines rendirent des dépôts précieux. Peu contens de ce butin, les partis de Flibuſtiers qui couroient les campagnes, employèrent les plus affreux tourmens, pour faire avouer aux Eſpagnols, aux Nègres, aux Indiens qu’ils déterroient, le lieu où ils avoient recelé leurs richeſſes & celles de leurs maîtres. Un mendiant, conduit par le haſard dans un château que la peur avoit fait abandonner, y trouva des habits, dont il ſe revêtit. À peine avoit-il changé de décoration, qu’il fut aperçu par ces pirates, qui lui demandèrent où étoit ſon or. Ce malheureux montra les haillons qu’il venoit de quitter. Auſſi-tôt il fut mis à la queſtion ; & comme on ne put en rien tirer, on le livra à des eſclaves qui l’achevèrent. C’eſt ainſi que les Eſpagnols rendoient les tréſors du Nouveau-Monde comme ils les avoient amaſſés, dans le ſang & les ſupplices.

Au milieu de tant d’horreurs, le féroce Morgan devint amoureux. Son caractère n’étoit pas propre à inſpirer de tendres déſirs. Il voulut triompher, par la violence, de la belle Eſpagnole qui tourmentoit ſon cœur farouche. Arrête, lui cria-t-elle, en s’arrachant de ſes bras avec précipitation, arrête. Crois-tu me ravir l’honneur, comme tu m’as ôté les biens & la liberté ? Apprends que je puis mourir, & me venger. À ces mots, elle tire de deſſous ſa robe un poignard qu’elle lui auroit plongé dans le cœur, s’il n’eût évité le coup.

Cependant, toujours brûlant d’une paſſion que cette opiniâtre réſiſtance avoit changée en rage, aux ſoins employés pour gagner cette captive, il fit ſuccéder des traitemens barbares. Mais l’Eſpagnole inébranlable irritoit & repouſſoit toutes les fureurs de Morgan, lorſque les pirates témoignant leur indignation de ſe voir retenus un mois entier dans l’inaction par un caprice qu’ils trouvoient extravagant, il fallut céder à leurs murmures. Panama fut brûlé. On ſe mit en route avec un grand nombre de priſonniers dont on reçut la rançon quelques jours après, & on arriva à l’embouchure du Châgre avec un butin immenſe.

Avant le point du jour fixé pour le partage, tandis que tout étoit enſeveli dans un ſommeil profond, Morgan avec les principaux Flibuſtiers de ſa nation, fit voile pour la Jamaïque ſur un navire où il avoit embarqué les plus riches dépouilles d’une ville qui ſervoit d’entrepôt au commerce de l’ancien & du Nouveau-Monde. Cette infidélité, dont il n’y avoit pas d’exemple, cauſa une rage inexprimable. Les Anglois ſuivirent le voleur dans l’eſpérance d’arracher de ſes mains la proie dont il avoit fruſtré leurs droits & leur avidité. Pour les François aſſociés à la même perte, ils ſe retirèrent à la Tortue, d’où ils firent diverſes expéditions. Mais elles furent médiocres juſqu’en 1683, qu’ils en tentèrent une de la plus grande importance.

Le projet en fut formé par Vand-Horn, natif d’Oſtende, mais qui toute ſa vie avoit ſervi avec les François. Son intrépidité ne lui permit jamais de ſouffrir une marque de foibleſſe parmi ceux qui s’aſſocioient à lui. Dans l’ardeur du combat, il parcouroit ſon vaiſſeau, obſervoit ſes gens l’un après l’autre, & tuoit ſur le champ ceux qui baiſſoient la tête, au bruit imprévu des coups de piſtolet, de fuſil, de canon. Cette étrange diſcipline l’avoit rendu la terreur des lâches & l’idole des braves. Du reſte, il partageoit volontiers avec les gens de cœur ſes immenſes richeſſes, fruit d’un courage ſi bien aguerri. Pour l’ordinaire, il faiſoit la courſe avec une frégate qui lui appartenoit. Ses nouveaux projets exigeant de plus grandes forces, il appella à lui Granmont, Godefroy, Jonqué, trois François fameux par leurs exploits, le Hollandois Laurent de Graff, encore plus célèbre qu’eux. Douze cens Flibuſtiers ſe joignirent à ces chefs ſi renommés, & l’on partit ſur ſix bâtimens pour la Vera-Crux.

Le débarquement ſe fit à la faveur des ténèbres, à trois lieues de la place, où l’on arriva ſans avoir été découvert. Le gouverneur, le fort, les caſernes, les poſtes importans, tout ce qui étoit capable de faire quelque réſiſtance étoit pris, lorſque le jour parut. Les citoyens, hommes, femmes, enfans furent enfermés dans les égliſes, où ils s’étoient réfugiés. À la porte de chaque temple, on avoit roulé des barils de poudre, pour faire ſauter l’édifice. Un Flibuſtier, la mèche allumée, devoit y mettre le feu au moindre ſignal de ſoulèvement.

Pendant qu’on tenoit ainſi la ville dans la conſternation, elle fut pillée à loiſir ; & après avoir embarqué ce qu’elle avoit de plus riche, on propoſa aux citoyens qu’on tenoit en priſon dans l’aſyle des temples, de racheter leur vie & leur liberté par une contribution de 10 000 000 livres. Ces malheureux, qui n’avoient ni bu, ni mangé depuis trois jours, acceptèrent avec joie la propoſition. La moitié de la ſomme fut payée le jour même. On attendoit l’autre moitié de l’intérieur des terres, lorſqu’on aperçut ſur les hauteurs un corps conſidérable de troupes, & près du port une flotte de dix-ſept vaiſſeaux qui arrivoit d’Europe. À la vue de ces forces, les Flibuſtiers, ſans s’étonner, ſe retirèrent tranquillement avec quinze cens eſclaves qu’ils emmenèrent comme un foible dédommagement du reſte de la ſomme qu’ils attendoient, & dont ils renvoyèrent la liquidation à un tems plus convenable. Ces brigands croyoient de bonne-foi que tout ce qu’ils pilloient, ou exigeoient à main armée, ſur les côtes où ils étoient deſcendus, leur appartenoit ; & que Dieu & leur épée leur donnoient un droit acquis non-ſeulement ſur les capitaux des contributions dont ils ſe faiſoient ſigner l’engagement, mais ſur l’intérêt même de ces fonds à recouvrer.

Leur retraite fut brillante & audacieuſe. Ils paſſèrent fièrement au milieu de la flotte Eſpagnole, qui n’oſa pas tirer un coup de canon : elle craignoit même d’être attaquée & battue. Il eſt vraiſemblable qu’on n’en auroit pas été quitte pour la peur, ſi les bâtimens flibuſtiers n’avoient pas été chargés d’argent, ou ſi la flotte ennemie avoit eu ſur ſon bord d’autres richeſſes que des marchandiſes dont ces corſaires faiſoient peu de cas.

Il n’y avoit pas un an qu’ils étoient revenus du golfe du Mexique, lorſque la fureur d’aller piller le Pérou s’empara de tous les eſprits. On eſpéra, ſans doute, trouver plus de tréſors ſur une mer pour ainſi dire intacte & neuve, que dans celle qui étoit au pillage depuis ſi long-tems. Les Anglois, les François, les bandes même particulières des deux nations, formèrent ſans s’être concertés, ce plan, à la même époque. Quatre mille hommes prirent la route de cette partie du nouvel hémiſphère. Les uns ſe rendirent par la terre ferme, les autres par le détroit de Magellan ; au terme de leurs eſpérances. Si leur intrépide férocité avoit été dirigée par un homme habile & d’autorité vers un but unique, cette importante colonie étoit perdue pour l’Eſpagne. Leur caractère s’oppoſoit invinciblement à une union ſi rare. Ils formèrent toujours pluſieurs corps séparés, & quelquefois juſqu’à dix ou douze qui ſe quittoient & ſe rapprochoient au moindre caprice. Grognier, Lécuyer, Picard, le Sage étoient les plus accrédités parmi les François ; & chez les Anglois, David, Suams, Pitre, Wilner & Touſlé.

Ceux de ces aventuriers qui étoient paſſés dans la mer du Sud par le détroit de Darien, ſe jetèrent en arrivant dans les premiers bateaux qu’ils trouvèrent ſur la côte. Leurs camarades venus ſur leurs propres bâtimens, n’étoient guère mieux équipés. Dans cet état de foibleſſe, ils repouſſèrent, ils coulèrent à fond ou ils prirent tous les vaiſſeaux qu’on arma contre eux. Alors s’arrêta la navigation des Eſpagnols. Pour avoir des vivres, il fallut aborder la côte ; il fallut marcher au pillage des villes ou le butin étoit enfermé. On ſurprit ou l’on força Seppo, Pueblo-Nuevo, Léon, Reuſejo, Pueblo-Viego, Chiriquita, Eſparza, Grenade, Villia, Nicoya, Tecoantepec, Mucmeluna, Chulutequa, la Nouvelle-Ségovie, & Guayaquil plus conſidérable que les autres villes.

Grognier revenoit d’une de ces expéditions rapides. Un défilé qu’il devoit paſſer étoit occupé par des bataillons retranchés qui offroient de ne pas troubler ſa retraite, s’il conſentoit à relâcher les priſonniers qu’il avoit faits. Mes priſonniers, dit-il, il faut couper leurs chaînes à coup de ſabre : quant au paſſage, mon épée me l’ouvrira. Cette réponſe lui valut une victoire, & il continua paiſiblement ſa marche.

L’épouvante étoit générale dans l’empire. L’approche des Flibuſtiers, la crainte ſeule de les voir arriver diſperſoit les peuples. Amollis par le luxe le plus extravagant, énervés par l’exercice paiſible de la tyrannie, abrutis comme leurs eſclaves, les Eſpagnols n’attendoient pas l’ennemi, ſans être vingt contre un, & encore étoient-ils battus. Rien en eux ne portoit l’empreinte de la fierté, de la nobleſſe de leur origine. Leur abrutiſſement étoit tel que l’art de la guerre leur étoit étranger, qu’ils connoiſſoient à peine les armes à feu. On ne les trouvoit que peu ſupérieurs aux Américains dont ils fouloient la cendre. Cette étrange dégradation étoit augmentée par l’idée qu’ils s’étoient formée des hommes féroces qui les attaquoient. Leurs moines leur avoient peint ces brigands avec les traits hideux qu’on donne aux monſtres de l’enfer ; & eux-mêmes ils avoient chargé le tableau. Ce portrait d’une imagination effarouchée, imprimoit dans toutes les âmes la haine avec la terreur.

Malgré l’excès de ſon reſſentiment, l’Eſpagnol ne ſavoit ſe venger que d’un ennemi qui n’étoit plus à craindre. Auſſi-tôt que les Flibuſtiers étoient partis d’un endroit qu’ils avoient pillé, ſi quelqu’un d’eux avoit péri dans l’attaque, on déterroit ſon cadavre on le mutiloit, on le faiſoit paſſer par tous les genres de ſupplice qu’on eût voulu raſſembler ſur l’homme vivant. L’horreur qu’on avoit pour les Flibuſtiers s’étendoit ſur les endroits même qu’ils avoient ſouillés de carnage. On excommunioit les villes qu’ils avoient priſes ; on dévouoit à l’anathème les murailles & le ſol des places dévaſtées, & les habitans les abandonnoient pour toujours.

Cette rage impuiſſante & puérile ne pouvoit qu’enhardir celle de leurs ennemis. Lorſqu’ils prenoient une ville, elle étoit livrée aux flammes, à moins qu’on ne leur payât une contribution proportionnée à ce qu’elle pouvoit valoir. Les priſonniers qu’ils faiſoient étoient maſſacrés ſans pitié, ſi le gouvernement ou les particuliers ne les rachetoient. Ils n’acceptoient pour rançon que de l’or, des perles ou des pierreries. L’argent trop commun, trop peſant pour ſa valeur, les auroit embarraſſés. Enfin le ſort, dont les viciſſitudes laiſſent rarement le crime ſans punition, & les malheurs ſans dédommagement expia la conquête du Nouveau-Monde, les Indiens furent pleinement vengés des Eſpagnols.

Mais il arriva ce qui arrive preſque toujours. Ceux qui faiſoient le mal en jouirent peu. Pluſieurs périrent dans le cours de ce brigandage, par l’influence du climat, par la misère, ou par la débauche. Il y en eut qui firent naufrage au détroit de Magellan & au cap de Horn. La plupart de ceux qui tentèrent de gagner par terre la mer du Nord, laiſſèrent la vie ou les dépouilles dont ils étoient chargés, dans les embuſcades qu’on leur dreſſa. Les colonies Angloiſes & Françoiſes furent très-peu enrichies par une expédition qui avoit duré quatre ans, & ſe trouvèrent avoir perdu les plus intrépides de leurs habitans.

Dans le tems qu’on ravageoit la mer du Sud, celle du Nord étoit encore menacée par Granmont. C’étoit un gentil’homme Pariſien, qui avoit ſervi avec quelque diſtinction en Europe, & que ſa fureur pour le vin, pour le jeu, pour les femmes avoit conduit parmi les corſaires. Il avoit peut-être aſſez de vertus pour racheter tant de vices, de la grâce, de la politeſſe, de la généroſité, de l’éloquence, un ſens très droit, une valeur diſtinguée, qui l’avoient bientôt fait regarder comme le premier des Flibuſtiers François. Dès qu’on ſut qu’il alloit armer, mille braves ſe rangèrent autour de lui. Le gouverneur de Saint-Domingue, qui avoit fait enfin goûter à ſa cour le projet ſi ſage & ſi juſte de fixer les forbans & de les rendre cultivateurs, voulut empêcher l’expédition projetée, & la défendit de la part du roi. Granmont, qui avec plus d’eſprit que ſes pareils n’en étoit pas plus docile, répondit avec fierté : Comment Louis peut-il déſapprouver un deſſein qu’il ignore, & dont la réſolution n’eſt formée que depuis peu de jours ? Cette réponſe charma tous les Flibuſtiers, qui s’embarquèrent ſans délai en 1685, pour aller attaquer Campêche.

Le débarquement ſe fit ſans réſiſtance. On fut aſſailli à quelque diſtance du rivage par huit cens Eſpagnols qu’on battit, & qu’on pourſuivit juſqu’à la ville. On y entra avec eux. Le canon qui s’y trouva fut tourné contre la citadelle. Comme il ne faiſoit que très-peu d’effet, on cherchoit quelque ſtratagème pour ſe rendre maître de la place, lorſqu’on fut averti qu’elle étoit abandonnée. Il n’y étoit reſté qu’un canonnier, un Anglois, & un officier plein d’honneur, qui avoit mieux aimé s’expoſer à tout, que de fuir lâchement comme les autres. Le général Flibuſtier le reçut avec diſtinction, le renvoya généreuſement, lui fit rendre tout ce qui lui appartenoit, & y joignit de fort beaux préſens : tant l’honneur, le courage & la fidélité conſervent d’aſcendant ſur ceux même qui ſemblent violer tous les droits de la ſociété !

Les vainqueurs de Campèche employèrent deux mois à fouiller tous les environs de la ville à douze ou quinze lieues, enlevant tout ce que les fuyards avoient cru ſauver. Lorſqu’on eut embarqué toutes les richeſſes trouvées, ſoit au-dedans, ſoit au-dehors de la place, on propoſa au gouverneur de la province qui tenoit la campagne avec neuf cens hommes, de racheter ſa capitale. Son refus décida l’incendie de la ville, la deſtruction de la fortereſſe. Les François voulurent célébrer la fête de leur roi, le jour de Saint Louis. Dans les tranſports du patriotiſme, de l’ivreſſe, de l’amour national pour le prince, ils brûlèrent pour un million de bois de Campêche, qui faiſoit une riche portion de leur butin. Après cette folie éclatante, dont il n’y a que des François qui puiſſent ſe glorifier, ils reprirent la route de Saint-Domingue.

Le peu d’utilité que les Flibuſtiers Anglois & François avoient retiré de leurs dernières expéditions dans le continent, les avoit ramenés inſenſiblement à leurs brigandages ordinaires. Les uns & les autres ne s’occupoient plus qu’à faire la guerre aux navigateurs, lorſque les François ſe virent rengagés par les circonſtances dans une carrière dont tout les dégoûtoit.

Quelques particuliers entreprenans avoient équipé en 1697 dans les ports de France, ſous la protection du gouvernement, ſept vaiſſeaux de ligne & un nombre proportionné de batimens d’un ordre inférieur. La flotte commandée par le chef d’eſcadre Pointis, portait des troupes de débarquement. Cet armement étoit deſtiné contre Carthagène, une des villes les plus riches du Nouveau-Monde & la mieux fortifiée. On prévoyoit de grandes difficultés dans cette entrepriſe : mais on eſpéra qu’elles ſeroient ſurmontées, ſi les Flibuſtiers vouloient la ſeconder ; & ils s’y engagèrent pour plaire à Ducaſſe, gouverneur de Saint-Domingue, qui étoit leur idole & qui méritoit de l’être.

Ces hommes, dont rien n’arrêtoit l’audace, firent encore plus qu’on n’attendoit d’eux. Ils ne virent pas plutôt un commencement de brèche aux fortifications de la ville baſſe, qu’ils montèrent à l’aſſaut & plantèrent leurs drapeaux ſur la muraille. D’autres ouvrages furent emportés avec la même intrépidité. La place ſe rendit, & ſa ſoumiſſion fut l’ouvrage des Flibuſtiers.

Des forfaits de tous les genres ſuivirent cet événement. Le général, homme injuſte, avare & cruel, viola la capitulation dans tous les points. Quoique la crainte d’une armée qui ſe formoit dans l’intérieur des terres l’eût fait conſentir à laiſſer aux habitans la moitié de leurs richeſſes mobiliaires, tout fut abandonné au plus horrible brigandage. Les officiers furent les premiers voleurs. Ce ne fut qu’après qu’ils ſe furent gorgés de pillage, qu’il fut permis aux ſoldats de fouiller les maiſons. Pour les Flibuſtiers, on les occupoit, hors de la ville, pendant qu’on s’emparoit de l’or.

Pointis prétendit que le butin ne paſſoit pas ſept ou huit millions de livres. Ducaſſe le portait à trente & d’autres à quarante. Quel qu’il fût les Flibuſtiers, ſelon leurs conventions, en devoient avoir le quart. Cependant il leur fut ſignifié que leur profit ſe réduiſoit à quarante milles écus.

On avoit mis à la voile, lorſque cette propoſition fut faite aux hommes intrépides qui avoient décidé la victoire. Indignés d’un traitement qui bleſſoit ſi viſiblement leurs droits & leurs eſpérances, ils réſolurent d’aborder ſur le champ le ſceptre que montoit Pointis, trop éloigné dans ce moment des autres vaiſſeaux, pour être ſecouru à tems. Cet infâme commandant alloit être maſſacré, quand un des mécontens s’écria : Frères, pourquoi nous en prendre à ce chien ? il n’emporte rien à nous. Il a laiſſé notre part à Carthagène, c’eſt-là qu’il la faut aller chercher. Cette propoſition eſt reçue avec acclamation. Une joie féroce ſuccède tout-à-coup au noir chagrin qui dévoroit ces brigands ; & ſans délibérer davantage, tous leurs bâtimens cinglent vers la ville.

Reçus dans la place ſans oppoſition, les Flibuſtiers enferment tous les hommes dans le temple principal & leur tiennent ce langage.

» Nous n’ignorons pas que nous ne ſommes à vos yeux que des gens ſans religion, ſans foi, des êtres infernaux plutôt que des hommes. L’horreur que vous nous portez s’eſt manifeſtée dans les termes injurieux par leſquels vous affectez de nous déſigner, & votre défiance par le refus que vous avez fait de traiter avec nous de votre capitulation. Vous nous voyez les armes à la main & maîtres de nous venger. La pâleur qui s’eſt répandue ſur vos viſages décèle à quels ſupplices vous vous attendez ; & votre conſcience vous dit ſans doute que vous les méritez. Soyez enfin déſabusés ; & reconnoiſſez, dans ce moment, que c’eſt à l’infâme général ſous lequel nous vous avons combattus, & non pas à nous que doivent être donnés les titres odieux dont vous nous flétriſſez. Le perfide à qui nous avons ouvert les portes de votre ville, dans laquelle il ne fut jamais entré ſans nous, s’eſt emparé du prix de notre péril & de notre courage ; & c’eſt ſon injuſtice qui nous ramène ici, malgré nous. C’eſt à notre modération à juſtifier notre ſincérité. Hâtez-vous de nous délivrer 5 000 000 livres, nous n’exigerons pas davantage & nous jurons, ſur notre honneur, de nous éloigner ſur le champ. Mais ſi vous vous refuſez à une ſi modique contribution, regardez nos ſabres. Nous jurons ſur eux de n’épargner perſonne ; & lorſque les malheurs qui vous menacent ſeront tombés ſur vos têtes, ſur celles de vos femmes & de vos enfans, n’en accuſez que vous ; n’en accuſez que l’indigne Pointis que nous abandonnons d’avance à votre malédiction ».

Après ce diſcours, un orateur ſacré monte en chaire, & emploie l’éloquence de ſes mœurs, de ſon autorité, de la parole, pour convaincre ſes auditeurs de la néceſſité de livrer ſans réſerve tout ce qui pouvoit leur reſter d’or, d’argent & de bijoux. La quête qui ſuit le ſermon n’ayant pas produit l’effet qu’on en attendoit, le pillage eſt ordonné. Il s’étend, ſans de grands ſuccès, des maiſons aux égliſes & aux tombeaux. Enfin les inſtrumens de la torture s’apprêtent.

On ſaiſit deux citoyens des plus diſtingués & deux encore, pour leur arracher ou ſont cachées les richeſſes du fiſc, où ſont cachées les richeſſes des particuliers. Tous répondent séparément avec tant de franchiſe & de fermeté, qu’ils l’ignorent, que l’avarice même en eſt déſarmée. Cependant quelques coups de fuſil ſont tirés pour faire croire que ces malheureux ont eu la tête caſſée. Chacun craint cette deſtinée ; & dès le ſoir même 1 000 000 livres eſt porté aux pieds des Flibuſtiers. Les jours ſuivans leur rendent auſſi quelque choſe. Déſeſpérant enfin de rien ajouter à ce qu’ils ont reçu, ils ſe rembarquent. Un malheureux haſard les conduit au milieu d’une flotte Angloiſe & Hollandoiſe, alliée de l’Eſpagne. Pluſieurs de leurs petits bâtimens ſont pris ou coulés à fond. Le reſte ſe ſauve à Saint-Domingue.

Tel fut le dernier événement mémorable de l’hiſtoire des Flibuſtiers.

La séparation des Anglois & des François, lorſque la guerre du prince d’Orange diviſa les deux nations ; les heureux efforts de l’un & l’autre gouvernement, pour accélérer la culture de leurs colonies, par le travail de ces hommes entreprenans ; la ſageſſe qu’on eut de fixer les plus accrédités d’entre eux, en leur confiant des poſtes civils ou militaires ; la protection qu’ils furent obligés de donner ſucceſſivement aux poſſeſſions Eſpagnoles qu’ils avoient ravagées juſqu’alors ; l’impoſſibilité de remplacer tant d’hommes extraordinaires qui périſſoient tous les jours : toutes ces cauſes, & cent antres, ſe réunirent pour anéantir la ſociété la plus ſingulière qui eût jamais exiſté. Sans ſyſtême, ſans loix, ſans ſubordination, ſans moyens, elle devint l’étonnement de ſon ſiècle, comme elle le ſera de la poſtérité. Elle auroit ſubjugué l’Amérique entière, ſi elle avoit eu l’eſprit de conquête comme elle avoit celui de brigandage.

L’Angleterre, la France, la Hollande, firent paſſer à diverſes repriſes de nombreuſes flottes dans le Nouveau-Monde.

L’intempérie du climat, le défaut de ſubſiſtances, le découragement des troupes, caractent les projets les mieux concertés. Aucune de ces nations n’y acquit de la gloire, n’y fit des progrès conſidérables. Sur le théâtre de leur déſhonneur, dans les lieux même où elles étoient honteuſement repouſſées, un petit nombre d’aventuriers qui n’avoient de reſſource pour faire la guerre que la guerre même, réuſſiſſoient dans les entrepriſes les plus difficiles. Ils ſuppléoient à ce qui leur manquoit du côté du nombre & de la puiſſance, par leur activité, leur vigilance & leur audace. Une paſſion démeſurée pour l’indépendance & la liberté, produiſoit & nourriſſoit en eux cette énergie capable de tout entreprendre, de tout exécuter ; cette vigueur & cette ſupériorité que la meilleure tactique, les plus fortes combinaiſons, le gouvernement le mieux ordonné, les récompenſes les plus honorables, les diſtinctions les plus marquées ne donneront jamais.

Le principe qui mettoit en activité ces hommes extraordinaires & romaneſques, n’eſt pas facile à démêler. On ne peut pas dire que ce fût le beſoin : ils fouloient une terre qui leur offroit d’immenſes richeſſes, recueillies ſous leurs yeux, par des gens moins habiles qu’eux. Étoit-ce l’avarice ? Ils n’auroient pas diſſipé en un jour le butin d’une campagne. Comme ils n’avoient pas proprement une patrie, ce n’étoit point à ſa défenſe, à ſon agrandiſſement, à ſes vengeances, qu’ils ſe dévouoient. L’amour de la gloire, s’ils l’avoient connue, les auroit préſervés de cette foule d’atrocités & de crimes, qui offuſquoient l’éclat de leurs plus grandes actions. L’eſpoir du repos ne précipita jamais dans des travaux continuels, dans des dangers inexprimables.

Quelles furent donc les cauſes morales qui donnèrent aux Flibuſtiers une exiſtence ſi ſingulière ? Cette terre où la nature ſembloit avoir condamné toutes les paſſions turbulentes à un ſilence perpétuel ; où les hommes avoient beſoin de ſe réveiller d’une léthargie habituelle, par l’ivreſſe & l’intempérance des feſtins, où ils vivoient contens de leur repos & de leur ennui : cette terre ſe trouve tout-à-coup habitée par un peuple bouillant & impétueux, qui ſemble reſpirer avec l’air d’une atmoſphère brûlante l’excès de tous les ſentimens, le délire de toutes les paſſions. Tandis qu’un ciel de feu énervoit les anciens conquérans du Nouveau-Monde ; que les Eſpagnols, alors ſi remuans dans leur patrie, partageoient avec les Américains vaincus, l’habitude de l’abattement & de l’indolence ; des hommes ſortis des climats les plus tempérés de l’Europe, alloient puiſer ſous l’Équateur des forces inconnues à la nature.

Veut-on remonter aux ſources de cette révolution, on verra que les Flibuſtiers avoient vécu dans les entraves des gouvernemens Européens. Le reſſort de la liberté comprimé dans les âmes depuis des ſiècles, eut une activité incroyable, & produiſit les plus terribles phénomènes qu’on ait encore vus en morale. Les hommes inquiets & enthouſiaſtes de toutes les nations, ſe joignirent à ces aventuriers au premier bruit de leurs ſuccès. L’attrait de la nouveauté, l’idée & le déſir des choſes éloignées, le beſoin d’un changement de ſituation, l’eſpérance d’une meilleure fortune, l’inſtinct qui porte l’imagination aux grandes entrepriſes, l’admiration qui mène promptement à l’imitation, la néceſſité de ſurmonter les obſtacles où l’imprudence a précipité, l’encouragement de l’exemple, l’égalité des biens & des maux entre des compagnons libres ; en un mot, cette fermentation passagère que le ciel, la mer, la terre, la nature & la fortune avoient excitée dans des hommes tour-à-tour couverts d’or & de haillons, plongés dans le sang & dans la volupté, fit des Flibustiers un peuple isolé dans l’histoire, mais un peuple éphémère qui ne brilla qu’un moment.

Cependant on est accoutumé à regarder ces brigands avec une sorte d’exécration. Elle est juste, parce que la fidélité, la probité, le désintéressement, la générosité même qu’ils pratiquoient entre eux, n’empêchoient pas les outrages qu’ils faisoient tous les jours à l’humanité. Mais comment ne pas admirer au milieu de ces forfaits, une foule d’actions héroïques qui auroient fait honneur aux peuples les plus vertueux ?

Des Flibustiers s’étoient chargés, pour une somme, d’escorter un vaisseau Espagnol très-richement chargé. Un d’entre eux osa proposer à ses camarades, de faire tout-d’un-coup leur fortune, en s’emparant de ce bâtiment. Montauban, qui commandoit la troupe, n’eut pas plutôt entendu ce diſcours, qu’il voulut abdiquer ſa place, & demanda d’être mis à terre. Quoi ? nous quitter ! lui dirent ces hommes intrépides. Y a-t-il quelqu’un ici qui approuve la perfidie qui vous fait horreur ? on délibéra ſur le champ. On arrêta que le coupable ſeroit jeté ſur la première côte qui ſe préſenteroit. On jura que cet homme ſans foi ne ſeroit jamais reçu dans aucun armement où ſe trouveroit un ſeul des braves gens que la ſociété deſhonoroit. Si ce n’eſt pas là de l’héroïſme, ſera-ce dans un ſiècle où tout ce qu’il y a de grand eſt tourné en ridicule ſous le nom d’enthouſiaſme, qu’il faudra chercher des héros ?

Non, l’hiſtoire des tems paſſés n’offre point & celle des tems avenir n’offrira pas l’exemple d’une pareille aſſociation, auſſi merveilleuſe preſque que la découverte du Nouveau-Monde. Il n’y avoit que ce grand événement qui pût y donner lieu, en appelant dans ces régions lointaines tout ce que nos empires avoient produit d’âmes énergiques & violentes.

Ces hommes d’une trempe peu commune n’avoient en Europe pour toute fortune que leur épée & leur audace, dont ils firent un ſi terrible uſage en Amérique. Là, ennemis de tous, redoutés de tous, ſans ceſſe exposés aux périls extrêmes, ils devoient regarder chaque jour comme le dernier de leur vie, & diſſiper la richeſſe comme ils l’avoient acquiſe ; s’abandonner à tous les excès de la débauche & de la profuſion ; au retour d’un combat porter dans leurs feſtins l’ivreſſe de la victoire ; enlacer de leurs bras ſanglans leurs maitreſſes ; s’aſſoupir un moment dans le ſein de la volupté, & ne ſe réveiller que pour aller à de nouveaux maſſacres. Indifférens où ils laiſſeroient leurs cadavres, ſur la terre ou dans le ſein des eaux, ils devoient regarder d’un œil également froid la vie & le trépas. Avec un cœur féroce & une conſcience égarée, ſans liaiſons, ſans parens, ſans amis, ſans concitoyens, ſans patrie, ſans aſyle, ſans aucun des motifs qui tempèrent la bravoure par le prix qu’ils attachent à l’exiſtence, ils devoient ſe livrer en aveugles aux tentatives les plus déſeſpérées. Incapables de ſupporter l’indigence & le repos ; trop fiers pour s’occuper de travaux communs, s’ils n’avoient pas été les fléaux du Nouveau-Monde, ils l’auroient été de celui-ci. S’ils n’étoient pas allé ravager les contrées éloignées, ils auroient ravagé nos provinces, & laiſſé un nom fameux dans la liſte des grands ſcélérats.