Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 11

XI. Raiſons qui empêchent les Anglois & les Hollandois de faire des conquêtes en Amérique durant la guerre pour la ſucceſſion d’Eſpagne.

L’Amérique reſpiroit à peine. À peine on commençoit à jouir de l’induſtrie des Flibuſtiers, devenus citoyens & cultivateurs, que l’ancien monde offrit le ſpectacle d’une révolution qui fit trembler le nouveau. Charles II, roi d’Eſpagne venoit de finir une carrière agitée. Ses ſujets convaincus qu’un Bourbon ſeul étoit en état de conſerver la monarchie ſans démembrement, l’avoient preſſé ſur la fin de ſa vie d’appeler à ſa ſucceſſion le duc d’Anjou. L’idée de voir vingt-deux couronnes tranſportées dans une maiſon rivale & ennemie de la ſienne, l’avoit plongé dans de nous chagrins. Cependant après des combats & des irréſolutions ſans nombre, il s’étoit déterminé à cet effort de juſtice & de magnanimité, qu’il n’étoit pas naturel d’attendre de la foibleſſe de ſon caractère.

L’Europe fatiguée depuis un demi-ſiècle des hauteurs, de l’ambition, de la tyrannie de Louis XIV, réunit ſes forces pour empêcher l’accroiſſement d’une puiſſance déjà trop redoutable. L’anéantiſſement où la plus mauvaiſe adminiſtration avoit plongé l’Eſpagne ; l’eſprit de bigoterie, & par conséquent de foibleſſe, qui dominoit alors en France, procurèrent à la ligue des ſuccès dont on voit peu d’exemples dans l’union de pluſieurs puiſſances contre une ſeule. Cette ligue prit un aſcendant que des victoires également glorieuſes & utiles, augmentoient à chaque campagne. Bientôt il ne reſta aux deux couronnes ni forces, ni réputation. Pour comble de malheur, leurs déſaſtres étoient l’objet de la joie univerſelle. Tous les cœurs étoient fermés à la compaſſion.

L’Angleterre & la Hollande, après avoir prodigué leur ſang & leurs tréſors pour l’empereur, devoient enfin s’occuper de leurs intérêts qui les appelloient en Amérique. Elle leur offroit des conquêtes riches & faciles. L’Eſpagne, depuis la deſtruction de ſes galions à Vigo, n’avoit pas un vaiſſeau ; & la France, avant même d’avoir éprouvé ces terribles revers, qui la conduiſirent ſur les bords du précipice, avoit laiſſé tomber ſa marine. Cette conduite vicieuſe avoit un principe éloigné.

Louis XIV, avide dans ſa jeuneſſe de toutes les eſpèces de gloire, penſa qu’il manqueroit quelque choſe à l’éclat de ſon règne, s’il ne créoit une marine formidable. Bientôt ſes nombreuſes flottes balancèrent les forces combinées de l’Angleterre, de la Hollande, & portèrent la terreur de ſon nom aux extrémités du monde. Mais ce nouveau genre de grandeur ne tarda pas à lui échapper. À meſure que ſon ambition déſordonnée lui ſuſcita de nouveaux ennemis ; qu’il ſe vit obligé d’avoir ſur pied un plus grand nombre de troupes ; que les frontières de la monarchie s’étendirent, & que les citadelles ſe multiplièrent, on vit diminuer le nombre de ſes vaiſſeaux. Il n’attendit pas même la néceſſité de ces dépenſes, pour ſupprimer une partie des fonds deſtinés à ſoutenir la puiſſance maritime. Les voyages de la cour, des édifices inutiles ou trop magnifiques, des objets d’oſtentation ou de pur agrément, beaucoup d’autres cauſes auſſi frivoles, abſorbèrent la partie du revenu public qu’auroient exigé les armemens. Dès-lors cette branche de la force Françoiſe s’affoiblit. Elle tomba inſenſiblement, & ſe perdit enfin tout-à-fait dans les malheurs de la guerre élevée pour la ſucceſſion d’Eſpagne.

À cette époque, les poſſeſſions des deux couronnes dans les Indes Occidentales, ſe trouvèrent ſans défenſe. Elles s’attendoient à chaque inſtant à devenir la proie de la Grande-Bretagne & des Provinces-Unies, les ſeuls peuples modernes qui euſſent établi leur force politique ſur le commerce. D’immenſes découvertes avoient mis, il eſt vrai, dans les mains des Caſtillans & des Portugais, la poſſeſſion excluſive de tréſors & de productions qui ſembloient leur promettre l’empire de l’univers, ſi les richeſſes pouvoient le donner : mais ces nations ivres d’or & de ſang, n’avoient pas ſeulement ſoupçonné qu’un monde nouveau dût ſoutenir leur puiſſance dans l’ancien. L’excès & l’abus d’un ſyſtême fondé ſur l’influence que l’Amérique pouvoit donner en Europe, emportèrent les Anglois & les Hollandois dans une extrémité tout-à-fait opposée.

Ces deux nations, dont l’une n’avoit nuls avantages naturels, & l’autre n’en avoit que de médiocres, avoient ſaiſi de bonne heure les vrais principes du commerce, & les avoient ſuivis avec plus de persévérance que les différentes ſituations où elles s’étoient trouvées ne paroiſſoient le leur permettre. Le haſard des circonſtances ayant d’abord excité l’induſtrie de la plus pauvre, elle s’étoit vue rapidement égalée par ſa rivale dont le génie étoit plus ardent & les reſſources plus conſidérables. La guerre d’induſtrie, excitée par la jalouſie, dégénéra bientôt en combats vifs, opiniâtres & ſanglans. Ce n’étoient pas ſeulement des hoſtilités entre un peuple & un peuple, c’étoit une haine, c’étoit une vengeance de particulier à particulier. La néceſſité de ſe réunir, pour contenir, pour réprimer la France, ſuſpendit ces hoſtilités. Des ſuccès peut-être trop rapides, trop déciſifs, réveillèrent leur animoſité. Dans la crainte de travailler à l’agrandiſſement l’une de l’autre, elles renoncèrent à toute invaſion en Amérique. Enfin la reine Anne ayant ſaiſi le moment propice pour une paix particulière, elle ſe fit accorder des avantages qui laiſſèrent la nation rivale de la ſienne, fort en arrière. Dès-lors l’Angleterre fut tout, & la Hollande ne fut rien.