Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 8

VIII. Les François s’emparent d’une partie de St. Domingue. Caractère de ces aventuriers.

À cette époque, les établiſſemens Anglois qui, ſous un gouvernement ſupportable quoique vicieux, avoient acquis quelque conſiſtance, virent augmenter leur proſpérité. Les colonies Françoiſes, au contraire, furent abandonnées d’un grand nombre de leurs habitans, qui étaient déſeſpérés d’avoir encore à gémir ſous la tyrannie des privilèges excluſifs. Ces hommes, paſſionnés pour la liberté, ſe réfugièrent à la côte ſeptentrionale de Saint-Domingue, qui ſervoit d’aſyle à pluſieurs aventuriers de leur nation, depuis environ trente ans qu’ils avoient été chaſſés de Saint-Chriſtophe.

On les nommoit Boucaniers, parce qu’à la manière des ſauvages, ils faiſoient sécher à la fumée, dans des lieux appelés boucans, les viandes dont ils ſe nourriſſoient. Comme ils étaient ſans femmes & ſans enfans, ils avoient pris l’uſage de s’aſſocier deux à deux, pour ſe rendre les ſervices qu’on reçoit dans une famille. Les biens étoient communs dans ces ſociétés, & demeuroient toujours à celui qui ſurvivoit à ſon compagnon. On ne connoiſſoit pas le larcin, quoique rien ne fût fermé ; & ce qu’en ne trouvoit pas chez ſoi, on faiſoit prendre chez ſes voiſins, ſans autre aſſujettiſſement que de les en prévenir s’ils y étoient ; ou s’ils n’y étoient pas, de les en avertir à leur retour. Céſar trouva dans les Gaules le même uſage qui porte le double caractère, & d’un état primitif où tout étoit à tous, & d’une condition poſtérieure, où la notion du tien & du mien étoit connue & reſpectée. Les différends étoient rares, & facilement terminés. Lorſque les parties y mettoient de l’opiniâtreté, elles vuidoient leurs querelles à coups de fuſil. Si la balle avoit frappé par derrière ou dans les flancs, on jugeoit qu’il y avoit de la perfidie, & l’on caſſoit la tête à l’auteur de l’aſſaſſinat. Les loix de l’ancienne patrie étoient comptées pour rien. Ils s’en prétendoient affranchis par le baptême de mer qu’ils avoient reçu au paſſage du tropique. Ces aventuriers avoient quitté juſqu’à leur nom de famille, pour prendre des noms de guerre, dont la plupart ont paſſé à leurs deſcendans.

Une chemiſe teinte du ſang des animaux qu’ils tuoient à la chaſſe ; un caleçon encore plus ſale fait en tablier de braſſeur ; pour ceinture une courroie où pendoient un ſabre fort court & quelques couteaux ; un chapeau ſans autre bord qu’un bout abattu ſur le devant ; des ſouliers ſans bas ; tel étoit l’habillement de ces barbares. Leur ambition ſe bornoit à avoir un fuſil qui portât des balles d’une once, & une meute de vingt-cinq ou trente chiens.

La vie des Boucaniers ſe paſſoit à faire la guerre aux bœurs ſauvages, extrêmement multipliés dans l’iſle, depuis que les Eſpagnols y en avoient introduit la race. Les meilleures parties de ces animaux, aſſaiſonnées avec du piment & du jus d’orange, étoient la nourriture ordinaire de leurs deſtructeurs, qui avoient oublié l’uſage du pain & qui étoient réduits à l’eau pour boiſſon. On en raſſembloit les cuirs dans les différentes rades où les navigateurs venoient les acheter. Ils y étoient portés par les engagés, eſpèce d’hommes qui ſe vendoient en Europe, pour ſervir comme eſclaves pendant trois ans dans les colonies. Un de ces malheureux oſa repréſenter à ſon maître, qui choiſiſſoit toujours le dimanche pour ce voyage, que Dieu avoit proſcrit cet uſage, quand il avoit dit : Tu travailleras ſix jours, & le ſeptième tu te repoſeras. Et moi, reprit le féroce Boucanier, & moi je dis : ſix jours tu tueras des taureaux pour les écorcher, & le ſeptième tu en porteras les peaux au bord de la mer. Il accompagna ce commandement de coups de bâton, qui tantôt font obſerver tantôt font violer les commandemens de Dieu.

Des hommes de ce caractère, livrés à un exercice continuel, nourris tous les jours de viande fraîche, connoiſſoient peu les infirmités. Leurs courſes n’étoient interrompues que par des fièvres éphémères, dont ils ne ſe reſſentoient pas le lendemain. Le tems devoit cependant les affoiblir, ſous un ciel trop brûlant pour une vie ſi dure.

Le climat étoit proprement le ſeul ennemi que les Boucaniers euſſent à craindre. La colonie Eſpagnole, d’abord ſi conſidérable, n’étoit plus rien. Oubliée de ſa métropole, elle avoit perdu elle-même le ſouvenir de ſa grandeur paſſée. Le peu qui lui reſtoit d’habitans vivoient dans l’oiſiveté. Leurs eſclaves n’avoient d’autre travail, que celui de les bercer dans leurs hamachs. Bornés aux beſoins que la nature ſeule pouvoit ſatiſfaire, la frugalité les faiſoit parvenir à une vieilleſſe rare ſous un ciel plus tempéré.

Il eſt vraiſemblable que leur indolence ne ſe ſeroit pas réveillée, ſi une activité trop entreprenante & trop audacieuſe ne les eût pourſuivis à meſure qu’ils s’éloignoient. Déſeſpérés de voir leur tranquilité continuellement troublée, ils firent venir du continent & des iſles voiſines, des troupes qui coururent ſur les Boucaniers diſpersés. Elles ſurprenoient ces barbares en petit nombre dans leurs courſes, ou pendant la nuit dans leurs cabanes. Pluſieurs furent maſſacrés. On peut croire que tous ces aventuriers auroient ſucceſſivement péri, s’ils ne ſe fuſſent attroupés pour ſe défendre. Ils ſe séparoient néceſſairement pendant le jour, mais ils ſe raſſembloient le ſoir. Si quelqu’un manquoit, on concluoit qu’il avoit été pris ou tué, & les chaſſes étoient ſuſpendues juſqu’à ce qu’on l’eut retrouvé, ou que la mort eut été vengée. On imagine le carnage que devaient faire autour d’eux, des brigands ſans patrie & ſans loix ; chaſſeurs & guerriers par beſoin, par inſtinct ; excités au ſang & au maſſacre par l’habitude d’attaquer & la néceſſité de ſe défendre. Auſſi, dans leur fureur, tout étoit-il immolé, ſans diſtinction d’âge ni de ſexe. Enfin, les Eſpagnols déſeſpérant de vaincre des ennemis ſi féroces & ſi acharnés, s’avisèrent de détruire eux-mêmes, par des chaſſes générales, tous les bœufs de l’iſle. L’exécution de ce plan, en privant les Boucaniers de leurs reſſources ordinaires, les réduiſit à former des habitations & à les cultiver.

La France qui avoit déſavoué juſqu’alors des brigands dont les ſuccès n’avoient aucune ſtabilité, les reconnut pour ſes ſujets quand ils devinrent sédentaires. Elle leur envoya, en 1665, un homme vertueux & intelligent pour les gouverner. À ſa ſuite partirent des femmes, qui, comme la plupart de celles qu’on a fait paſſer en différens tems dans le Nouveau-Monde, n’étoient connues que par leurs débauches. Les Boucaniers n’étoient pas bleſſés de ces mœurs. Chacun diſoit à celle que le ſort lui aſſignoit :

« Je te prends, ſans ſavoir qui tu es & ſans m’en ſoucier. Tu ne ſerois pas venue me chercher, ſi quelqu’un avoit voulu de toi dans l’endroit d’où tu viens ; mais que m’importe ? Je ne te demanderai pas compte du paſſé, parce que je n’ai aucun droit de m’offenſer de la conduite, lorſque tu étois maitreſſe de l’avoir bonne ou mauvaiſe à ton gré ; & que je n’aurai point à rougir des actions que tu te permis dans un tems où tu n’étois pas à moi. Réponds-moi ſeulement de l’avenir ; je te quitte du reſte. Puis frappant de la main ſur le canon de ſon fuſil, il ajoutait : Voilà qui me vengera de tes infidélités. Si tu me manques, celui-là ne te manquera pas ».