Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 7

VII. Les Eſpagnols découvrent le Paraguay. Extravagance de leur conduite pendant un ſiècle.

C’eſt une vaſte région, bornée au Nord, par le Pérou & le Bréſil ; au Midi, par les terres Magellaniques ; au Levant, par le Bréſil ; au Couchant, par le Chili & le Pérou.

Le Paraguay doit ſon nom à un grand fleuve que tous les Géographes croyoient ſe former dans le lac des Xarayès. Les commiſſaires Eſpagnols & Portugais, chargés en 1751 de régler les limites des deux empires, furent bien étonnés de ſe rencontrer à la ſource de cette rivière, ſans avoir aperçu cet amas d’eau, qu’on diſoit immenſe. Ils vérifièrent que ce qu’on avoit pris juſqu’alors pour un lac prodigieux, n’étoit qu’un terrein fort bas, couvert depuis le ſeixième juſqu’au dix-neuvième degré de latitude, dans la ſaiſon des pluies, par les inondations du fleuve. On ſait depuis cette époque que le Paraguay prend ſa ſource dans le plateau nommé Campo des Paracis, au treizième degré de latitude méridionale ; & que vers le dix-huitième, il communique par quelques canaux très-étroits avec deux grands lacs du pays des Chiquiſes.

Avant l’arrivée des Eſpagnols, cette région immenſe contenoit un grand nombre de nations, la plupart formées par un petit nombre de familles. Leurs mœurs devoient être les mêmes ; & quand il eût exiſté quelque différence dans leur caractère, les nuances n’en auroient pas été ſaiſies par les ſtupides aventuriers qui, les premiers, enſanglantèrent cette partie du Nouveau-Monde. La chaſſe, la pèche, les fruits ſauvages, le miel qui étoit commun dans les forêts, quelques racines qui croiſſoient ſans culture : c’étoit la nourriture de ces peuples. Pour trouver une plus grande abondance de ces productions, ils eſſorent perpétuellement d’une contrée à l’autre. Comme les Indiens n’avoient à porter que quelques vaſes de terre, & qu’ils trouvoient par-tout des branches d’arbres pour former des cabanes, ces émigrations n’entraînoient que peu d’embarras.

Quoiqu’ils vécuſſent tous dans une indépendance abſolue les uns des autres, la néceſſité de ſe défendre leur avoit appris à lier leurs intérêts. Quelques individus ſe réuniſſoient ſous la direction d’un conducteur de leur choix. Ces aſſociations, plus ou moins nombreuſes, ſelon la réputation & la qualité du chef, ſe diſſipoient avec la même facilité qu’elles s’étoient formées.

La découverte du fleuve Paraguay, fut faite en 1515 par Diaz de Solis, grand pilote de Caſtille. Il fut maſſacré, avec la plupart des ſiens, par les ſauvages, qui, pour éviter les fers qu’on leur préparoit, traitèrent quelques années après de la même manière les Portugais venus du Bréſil.

Les deux nations rivales, également effrayées par ces revers, perdirent le Paraguay de vue, & tournèrent leur avance d’un autre côté. Le haſard y ramena les Eſpagnols en 1526.

Sébaſtien Cabot, qui en 1496 avoit fait la découverte de Terre-Neuve pour l’Angleterre, la voyant trop occupée de ſes affaires domeſtiques pour ſonger à former des établiſſemens dans le Nouveau-Monde, porta ſes talens en Caſtille, où ſa réputation le fit choiſir pour une expédition brillante.

La Victoire, ce vaiſſeau fameux pour avoir fait le premier le tour du monde, & le ſeul de l’eſcadre de Magellan qui fût revenu en Europe, avoit rapporté des Indes Orientales beaucoup d’épiceries. L’avantage qu’on retira de leur vente, fit décider un nouvel armement, qui fut confié aux ſoins de Cabot.

En ſuivant la route qui avoit été tenue dans le premier voyage, ce navigateur arriva à l’embouchure de la Plata. Soit qu’il manquât de vivres pour pouſſer plus loin, ſoit, comme il eſt plus vraiſemblable, que ſes équipages commençaient à ſe mutiner, il s’y arrêta. Il remonta même le fleuve ; lui donna le nom de la Plata, parce que dans les dépouilles d’un petit nombre d’Indiens, mis inhumainement à mort, ſe trouvèrent quelques parures d’or ou d’argent ; & haut une eſpèce de fort à Rio-Tercero qui ſort des montagnes du Tucuman. La réſiſtance qu’oppoſoient les naturels du pays lui fit juger que, pour s’établir ſolidement, il falloit d’autres moyens que ceux qu’il avoit ; &, en 1530, il prit la route de l’Eſpagne pour les aller ſolliciter. Ceux de ſes compagnons qu’il avoit laiſſés dans la colonie furent maſſacrés la plupart ; & le peu qui avoit échappé à des flèches ennemies, ne tarda pas à le ſuivre.

Des forces plus conſidérables, conduites par Mendoza, parurent ſur le fleuve en 1535 & jetèrent les fondemens de Buenos-Aires. Bientôt on s’y vit réduit à mourir de faim, dans des paliſſades, ou à ſe vouer à une mort certaine, ſi l’on haſardoit d’en ſortir pour ſe procurer quelques ſubſiſtances. Le retour en Europe paroiſſoit la ſeule voie pour ſortir d’une ſituation ſi déſeſpérée : mais les Eſpagnols s’étoient perſuadés que l’intérieur des terres regorgeoit de mines ; & ce préjugé ſoutint leur confiance. Ils abandonnèrent un lieu où ils ne pouvoient plus reſter, & allèrent fonder en 1536 l’Aſſomption, à trois cens lieues de la mer, toujours ſur les bords du fleuve. C’étoit s’éloigner viſiblement des ſecours de la métropole : mais, dans leurs idées, c’étoit s’approcher des richeſſes ; & leur avidité étoit encore plus grande que leur prévoyance.

Cependant, il falloit ſe réſoudre à périr, ou réuſſir à diminuer l’extrême averſion des ſauvages. Le mariage des Eſpagnols avec les Indiennes, parut propre à opérer ce grand changement, & l’on s’y détermina. De l’union des deux peuples, ſi étrangers l’un à l’autre, ſortit la race des meſſe, qui, avec le tems, devint ſi commune dans l’Amérique méridionale. Ainſi le ſort des Eſpagnols, dans tous les pays du monde, eſt d’être un ſang mêlé. Celui des Maures coule encore dans leurs veines en Europe, & celui des ſauvages dans l’autre hémiſphère. Peut-être même ne perdent-ils pas à ce mélange, s’il eſt vrai que les hommes gagnent, comme les animaux, à croiſer leurs races. Et plût au ciel qu’elles ſe fuſſent déjà toutes fondues en une ſeule, qui ne conſervât aucun de ces germes d’antipathie nationale qui éterniſent les guerres & toutes les paſſions deſtructives ! Mais la diſcorde ſemble naître d’elle-même entre des frères. Comment eſpérer que le genre-humain devienne jamais une famille, dont les enfans ſuçant à-peu-près le même lait, ne reſpirent plus la ſoif du ſang ? Elle s’engendre, cette cruelle ſoif, elle croît & ſe perpétue avec la ſoif de l’or.

C’eſt cette paſſion honteuſe qui continuoit à rendre l’Eſpagnol cruel, même après les liens qu’il avoit formés. Il ſembloit punir les Indiens de ſa propre obſtination à chercher des métaux où il n’y en avoit pas. Le naufrage de pluſieurs navires qui périrent avec les troupes & les munitions dont ils étoient chargés, en voulant remonter trop haut dans le fleuve, ne put faire revenir d’une opiniâtreté funeſte, leur avarice ſi long-tems trompée. Il fallut des ordres réitérés de la métropole pour les déterminer à rétablir Buenos-Aires.

Cette entrepriſe ſi néceſſaire étoit devenue facile. Les Eſpagnols, multipliés dans le Paraguay, étoient aſſez forts pour contenir ou pour détruire les peuples qui pouvoient la traverſer. Elle n’éprouva, comme on l’avoit prévu, que de légers obſtacles. Jean Ortis de Zarate l’exécuta en 1581, ſur un ſol abandonné depuis quarante ans. Quelques-unes des petites nations, qui étoient dans le voiſinage de la place, ſubirent le joug. Celles qui tenoient davantage à leur liberté, s’éloignèrent, pour s’éloigner encore à meſure que les établiſſemens de leurs oppreſſeurs acquéroient de l’accroiſſement. La plupart finirent par ſe réfugier au Chaco.