Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 6

VI. Commerce du Chili avec les ſauvages, avec le Pérou & avec le Paraguay.

Le Chili a toujours eu des liaiſons de commerce avec les Indiens voiſins de ſa frontière, avec le Pérou & le Paraguay.

Les ſauvages lui fourniſſent principalement le poncho. C’eſt une étoffe de laine, quelquefois blanche & ordinairement bleue, d’environ trois aunes de long ſur deux de large. On y paſſe la tête par un trou pratiqué au milieu, & elle ſe déploie ſur toutes les parties du corps. Hors quelques cérémonies infiniment rares, les hommes, les femmes, les gens du commun, ceux d’une condition plus relevée ne connoiſſent pas d’autre vêtement. Il coûte depuis trente juſqu’à mille livres, ſelon la fineſſe plus ou moins grande de ſon tiſſu, & principalement ſelon les bordures plus ou moins élégantes, plus ou moins riches qu’on y ajoute. Ces peuples reçoivent en échange de petits miroirs, des quincailleries, quelques autres objets de peu de valeur. Quelle que ſoit leur paſſion pour ces bagatelles, lorſqu’on les expoſe à leurs yeux avides, jamais ils ne ſortiroient de leurs forêts & de leurs campagnes pour les aller chercher. Il faut les leur porter. Le marchand, qui veut entreprendre ce petit négoce, s’adreſſe d’abord aux chefs de famille, ſeuls dépoſitaires de l’autorité publique. Lorſqu’il a obtenu la permiſſion de vendre, il parcourt les habitations, & donne indiſtinctement ſa marchandiſe à tous ceux qui la demandent. Ses opérations finies, il annonce ſon départ, & tous les acheteurs s’empreſſent de lui livrer, dans le premier village où il s’en montré, les effets dont on eſt convenu. Jamais il n’y eut dans ces contrats la moindre infidélité. On donne au marchand une eſcorte qui l’aide à conduire juſqu’à la frontière les draps & les troupeaux qu’il a reçus en paiement.

Ce n’eſt pas au fond des forêts ; c’eſt au centre des ſociétés policées qu’on apprend à mépriſer l’homme & à s’en méfier. Si un de nos marchands, dans une de nos foires, diſtribuoit indiſtinctement ſes effets, ſans garantie, ſans sûreté à tous ceux qui tendroient leurs mains pour les recevoir ; croyez-vous qu’il en reparût un ſeul avec le prix de la choſe qu’il auroit achetée ? Ce que des hommes, ſous l’empire de l’honneur & des loix religieuſes & civiles, ne rougiroient pas de faire, un ſauvage, affranchi de toute eſpèce de contrainte, ne le fera pas. Ô honte de notre religion, de notre police & de nos mœurs !

Juſqu’en 1724, on vendit à ces ſauvages du vin & des eaux-de-vie, dont ils ont la paſſion comme preſque tous les peuples. Dans leur ivreſſe, ils prenoient les armes ; ils maſſacroient tous les Eſpagnols qu’ils rencontroient ; ils dévaſtoient les champs de leur voiſinage. Il eſt bien rare que le corrupteur ne ſoit châtié lui-même par celui qu’il a corrompu. On en a fréquemment l’exemple dans les enfans envers les pères qui ont négligé leur éducation ; dans les femmes envers leurs maris, lorſqu’ils ont de mauvaiſes mœurs ; dans les eſclaves envers leurs maîtres ; dans les ſujets envers les ſouverains négligens ; dans les peuples aſſujettis envers les uſurpateurs. Nous avons porté nous-mêmes le châtiment des vices que nous avons ſemés dans l’autre hémiſphère. Nous l’avons porté chez nous & chez les peuples du Nouveau-Monde que nous avons ſubjugués : chez nous, par la multitude de beſoins factices que nous nous ſommes faits : chez eux, en cent manières diverſes, entre leſquelles on peut compter l’uſage des liqueurs fortes que nous leur avons appris à connoître & qui ſouvent leur a inſpiré une fureur artificielle qu’ils ont tournée contre nous. De quelque manière qu’on s’y prenne, ſoit par la ſuperſtition, ſoit par le patriotiſme même, ſoit par les breuvages ſpiritueux, on n’ôte point à l’homme ſa raiſon, ſans de fâcheuſes conséquences. Si vous l’enivrez, quelle que ſoit ſon ivreſſe, ou elle ceſſera promptement, ou vous vous en trouverez mal.

L’ivrognerie, ou l’excès habituel des liqueurs fortes, eſt un vice groſſier & brutal qui ôte la vigueur à l’eſprit, & au corps une partie de ſes forces. C’eſt une brèche faite à la loi naturelle qui défend à l’homme d’aliéner ſa raiſon, le ſeul avantage qui le diſtingue des autres animaux qui broutent avec lui autour du globe.

Ce déſordre, quoique toujours blâmable, ne l’eſt pas également par-tout ; parce qu’il n’entraîne pas les mêmes inconvéniens dans toutes les régions. Généralement parlant, il rend furieux dans les pays chauds, & ſtupide ſeulement dans les pays froids. Il a donc fallu le réprimer avec plus de sévérité ſous un climat que ſous un autre. Il eſt arrivé de-là, que par-tout où s’eſt établi un gouvernement régulier, ce vice eſt devenu plus rare ſous l’équateur que vers le pôle.

Il n’en eſt pas ainſi parmi les nations ſauvages. Celles du Midi, n’étant pas plus contenues que celles du Nord par le magiſtrat ou le préjugé, elles ſe ſont toutes livrées, avec une égale fureur, à leur paſſion pour les liqueurs fortes. Il eſt entré dans la politique des Européens de leur en fournir, ſoit pour les dépouiller, ſoit pour les aſſervir, ſoit même pour les engager à quelques travaux utiles. Ces boiſſons n’ont été guère moins deſtructives de ces peuples que nos armes ; & l’on ne peut s’empêcher de les placer au nombre des calamités, dont nous avons inondé cet autre hémiſphère.

Il faut louer l’Eſpagne d’avoir enfin renoncé à vendre aux ſauvages du Chili des vins & des eaux-de-vie. Ce trait de ſageſſe a viſiblement accru les liaiſons qu’on entretenoit avec eux : mais il n’eſt pas poſſible qu’elles deviennent de long-tems auſſi conſidérables que celles qu’on a avec le Pérou.

Le Chili fournit au Pérou des cuirs, des fruits ſecs, du cuivre, des viandes ſalées, des chevaux, du chanvre, des grains, & reçoit en échange du ſucre, du tabac, du cacao, de la fayance, pluſieurs articles fabriqués à Quito, & quelques objets de luxe arrivés d’Europe. C’étoit autrefois à la Conception, c’eſt maintenant à Valparayſo qu’abordent les navires expédiés de Callao, pour cette communication réciproquement utile. Durant près d’un ſiècle, aucun navigateur de ces mots paiſibles n’oſa perdre les ſortes de vue ; & alors ces voyages duroient une année entière.

Un pilote de l’ancien monde, qui avoit enfin obſervé les vents, n’y employa qu’un mois. Il paſſa pour ſorcier. L’inquiſition, qui eſt ridicule par ſon ignorance quand elle n’eſt pas odieuſe par ſes fureurs, le fit arrêter. Son journal le juſtifia. On y reconnut que, pour avoir le même ſuccès, il ne falloit que s’éloigner des côtes ; & cette méthode fut adoptée généralement.

Le Chili envoie au Paraguay des vins, des eaux-de-vie, des huiles & ſur-tout de l’or. On lui donne en paiement des mulets, de la cire, du coton, l’herbe du Paraguay, des nègres, & on lui donnoit beaucoup de marchandiſes de notre hémiſphère, avant que les négocians de Lima euſſent obtenu, par leur argent ou par leur crédit, que cette dernière branche de commerce ſeroit interdite. La communication des deux colonies ne ſe fait point par l’océan. On a jugé plus court, plus ſur & même moins diſpendieux de ſe ſervir de la voie de terre, quoiqu’il y ait trois cens ſoixante-quatre lieues de Sant-Yago à Buenos-Aires, & qu’il en faille faire plus de quarante dans les neiges & les précipices des Cordelières.

Si les rapports des deux établiſſemens viennent à ſe multiplier ou à s’étendre, ce ſera par le détroit de Magellan ou par le cap de Horn, qu’il faudra les entretenir. On a douté juſqu’ici laquelle des deux voies étoit la meilleure. Le problème paroît réſolu par les obſervations des derniers navigateurs. Ils ſe déclarent aſſez généralement pour le détroit où l’on trouve de l’eau, du bois, du poiſſon, des coquillages, mille plantes ſouveraines contre le ſcorbut. Mais cette préférence ne doit avoir lieu que depuis ſeptembre juſqu’en mars, c’eſt-à-dire, dans les mois d’été. Durant les courts jours de l’hiver, il faudroit borner ſa marche à quelques heures, ou braver dans un canal le plus ſouvent étroit, la violence des vents, la rapidité des courans, l’impétuoſité des vagues avec une certitude morale de naufrage. Dans cette ſaiſon, il convient de préférer la mer ouverte & par conséquent de doubler le cap de Horn.

Des combinaiſons d’une abſurdité palpable privèrent conſtamment le Chili de toute liaiſon directe avec l’Eſpagne. Le peu qu’il pouvoit conſommer de marchandiſes de notre hémiſphère lui venoient du Pérou, qui lui-même les recevoit difficilement & à grands frais par la voie de Panama. Son ſort ne changea pas même, lorſque la navigation du cap de Horn fut ſubſtituée à celle de l’iſthme de Darien ; & ce ne fut que très-tard qu’il fut permis aux navires qui rangeoient ſes côtes pour arriver à Lima, d’y verſer quelques foibles parties de leurs cargaiſons. Un ſoleil plus favorable vient enfin de ſe lever ſur cette belle contrée. Depuis le mois de février 1778, il eſt permis à tous les ports de la métropole d’y faire à leur gré des expéditions. De grandes proſpérités doivent ſuivre cet heureux retour aux bons principes. Cette innovation aura la même influence ſur le Paraguay.