Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 8

VIII. Ceux des Indiens qui ne veulent pas ſubir le joug de l’Eſpagne ſe réfugient au Chaco.

Ce pays, qui a deux cens cinquante lieues de long & cent cinquante de large, paſſe pour un des meilleurs de l’Amérique, & on le croit peuplé de cent mille ſauvages. Ils forment, comme dans les autres parties du Nouveau-Monde, un grand nombre de nations, dont quarante-ſix ou quarante-ſept ſont très-imparfaitement connues.

Pluſieurs rivières traverſent cette contrée. La Pilcomayo, plus conſidérable que toutes les autres, ſort de la province de Charcas & ſe diviſe en deux branches, ſoixante-dix lieues avant de ſe perdre dans Rio de la Plata. Son cours paroiſſoit la voie la plus convenable pour établir des liaiſons ſuivies entre le Paraguay & le Pérou. Ce ne fut cependant qu’en 1702, qu’on tenta de la remonter. Les peuples, qui en occupoient les rives, comprirent fort bien que tôt ou tard, ils ſeroient aſſervis, ſi l’expédition étoit heureuſe ; & ils prévinrent ce malheur en maſſacrant tous les Eſfpagnols qui en étoient chargés.

Dix-neuf ans après, les Jéſuites reprirent ce grand projet : mais après avoir avancé trois cens cinquante lieues, ils furent forcés de rétrograder, parce que l’eau leur manqua pour continuer leur navigation. On les blâma d’avoir fait le voyage dans les mois de ſeptembre, d’octobre & de novembre, qui ſont dans ces régions le tems de la séchereſſe ; & perſonne ne parut douter que cette entrepriſe n’eût eu une iſſue favorable dans les autres faiſons de l’année.

Il faut que cette route de communication ait paru moins avantageuſe, ou ait offert de plus grandes difficultés qu’on ne l’avoit cru d’abord, puiſqu’on n’a fait depuis aucun nouvel effort pour l’ouvrir. Cependant le gouvernement n’a pas tout-à-fait perdu de vue le plan anciennement formé de dompter ces peuples. Après des fatigues incroyables & long-tems inutiles, quelques miſſionnaires ſont enfin parvenus à fixer trois mille de ces vagabonds, dans quatorze bourgades, dont ſept ſont placées ſur les frontières du Tucuman, quatre du côté de Sainte-Croix de la Sierra, deux vers Taixa, & une ſeulement au voiſinage de l’Aſſomption.