Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 15

XV. Pourquoi les hommes ne ſe ſont-ils que peu multipliés dans ces célèbres miſſions ?

Il ſemble que les hommes auroient dû ſe multiplier extrêmement ſous un gouvernement où nul n’étoit oiſif, n’étoit excédé de travail ; où la nourriture étoit ſaine, abondante, égale pour tous les citoyens ſainement vêtus, logés commodément : où les vieillards, les veuves, les orphelins, les malades avoient des ſecours inconnus ſur le reſte de la terre : où tout le monde ſe marioit par choix, ſans intérêt, & où la multitude des enfans étoit une conſolation, ſans pouvoir être une charge : où la débauche inséparable de l’oiſiveté qui corrompt l’opulence & la misère ne hâtoit jamais le terme de la vie humaine : où rien n’irritoit les paſſions factices & ne contrarioit les paſſions réglées par la raiſon & par la nature : où l’on jouiſſoit des avantages du commerce, ſans être exposé à la contagion des vices du luxe : où des magaſins abondans, des ſecours gratuits entre des nations confédérées par la fraternité d’une même religion, étoient une reſſource aſſurée contre la diſette qu’amenoient l’inconſtance & l’intempérie des ſaiſons : où la vengeance publique ne fut jamais dans la triſte néceſſité de condamner un ſeul criminel à la mort, à l’ignominie, à des peines de quelque durée : où l’on ignoroit juſqu’au nom d’impôt & de procès, deux terribles fléaux qui travaillent par-tout l’eſpèce humaine. Un tel pays devoit être, ce ſemble, le plus peuplé de la terre. Cependant il ne l’étoit pas.

Cette domination, commencée en 1610, s’étend depuis le Parana qui ſe jette dans le Paraguay ſous le vingtième degré de latitude méridionale, juſqu’à l’Uruguay, qui ſe perd dans le même fleuve vers le trente-quatrième degré de latitude. Sur les bords de ces deux grandes rivières qui deſcendent des montagnes voiſines du Bréſil, dans les plaines qui séparent ces rivières, les Jéſuites avoient formé dès l’an 1676 vingt-deux peuplades dont on ignore la population. En 1702, on y en comptoit vingt-neuf composées de vingt-deux mille ſept cens ſoixante & une familles qui avoient quatre-vingt-neuf mille quatre cens quatre-vingt-onze têtes. Aucun monument d’une foi certaine ne porta jamais le nombre des bourgades au-deſſus de trente-deux, ni celui de leurs habitans au-deſſus de cent vingt-un mille cent ſoixante-huit.

On ſoupçonna long-tems les religieux inſtituteurs de diminuer la liſte de leurs ſujets, pour priver l’Eſpagne du tribut auquel ces peuples s’étoient librement ſoumis ; & la cour de Madrid montra ſur cela quelques inquiétudes. Des recherches exactes diſſipèrent ce ſoupçon auſſi injurieux que mal fondé. Étoit-il vraiſemblable qu’une compagnie, dont la gloire fut toujours l’idole, ſacrifiât à un intérêt obſcur & bas, un ſentiment de grandeur proportionné à la majeſté de l’édifice qu’elle élevoit avec tant de ſoins & de travaux ?

Ceux qui connoiſſoient aſſez le génie de la ſociété, pour ne la pas calomnier ſi groſſiérement, répandoient que les Guaranis ne ſe multiplioient pas, parce qu’on les faiſoit périr dans les travaux des mines. Cette accuſation, intentée il y a plus d’un ſiècle, ſe perpétua par une ſuite de l’avarice, de l’envie, de la malignité qui l’avoient formée. Plus le miniſtère Eſpagnol fit chercher cette ſource de richeſſes, plus il ſe convainquit que c’étoit une chimère. Si les Jéſuites avoient découvert de pareils tréſors, ils ſe ſeroient bien gardés de faire ouvrir cette porte à tous les vices qui auroient bientôt déſolé leur empire & ruiné leur puiſſance.

L’oppreſſion d’un gouvernement monacal dut, ſelon d’autres, arrêter la population des Guaranis. Mais l’oppreſſion n’eſt que dans les travaux & dans les tributs forcés ; dans les levées arbitraires, ſoit d’hommes, ſoit d’argent, pour compoſer des armées & des flottes deſtinées à périr ; dans l’exécution violente des loix imposées ſans le conſentement des peuples & contre la réclamation des magiſtrats ; dans la violation des privilèges publics & l’établiſſement des privilèges particuliers ; dans l’incohérence des principes d’une autorité qui ſe diſant établie de Dieu par l’épée, veut tout prendre avec l’une & tout ordonner au nom de l’autre, s’armer du glaive dans le ſanctuaire, & de la religion dans les tribunaux. Voilà l’oppreſſion. Jamais elle n’eſt dans une ſoumiſſion volontaire des eſprits, ni dans la pente & le vœu des cœurs, en qui la perſuaſion opère & précède l’inclination, qui ne font que ce qu’ils aiment à faire & n’aiment que ce qu’ils font. C’eſt-là ce doux empire de l’opinion, le ſeul peut-être qu’il ſoit permis à des hommes d’exercer ſur des hommes ; parce qu’il rend heureux ceux qui s’y abandonnent. Tel fut, ſans doute, celui des Jéſuites au Paraguay, puiſque des nations entières venoient d’elles-mêmes s’incorporer à leur gouvernement, & qu’on ne vit pas une ſeule de leurs peuplades ſecouer le joug. On n’oſeroit dire que cinquante miſſionnaires euſſent pu forcer à l’eſclavage cent mille Indiens, qui pouvoient, ou maſſacrer leurs paſteurs ou s’enfuir dans des déſerts. Cet étrange paradoxe révolteroit également les eſprits foibles & les eſprits audacieux.

Quelques perſonnes ſoupçonnèrent que les Jéſuites avoient répandu dans leurs peuplades cet amour du célibat, auquel les ſiècles de barbarie attachèrent parmi nous une ſorte de vénération qui n’eſt pas encore généralement tombée, malgré les réclamations continuelles de la nature, de la raiſon, de la ſociété. Rien n’étoit plus éloigné de la vérité. Ces miſſionnaires ne donnèrent pas ſeulement à leurs néophites l’idée d’une ſuperſtition à laquelle le climat apportoit des obſtacles inſurmontables, & qui auroit ſuffi pour décrier & faire déteſter leurs meilleures inſtitutions.

Nos politiques crurent voir dans le défaut de propriété un obſtacle inſurmontable à la population des Guaranis. On ne ſauroit douter que la maxime, qui nous fait regarder la propriété comme la ſource de la multiplication des hommes & des ſubſiſtances, ne ſoit une vérité inconteſtable. Mais tel eſt le ſort des meilleures institutions, que nos erreurs parviennent presque à les détruire. Sous la loi de la propriété, quand elle est jointe à la cupidité, à l’ambition, au luxe, à une multitude de besoins factices, à mille autres désordres qui prennent naissance dans les vices de nos gouvernemens ; les bornes de nos possessions, tantôt beaucoup trop resserrées, tantôt beaucoup trop étendues, arrêtent tout-à-la-fois la fécondité de nos terres & celle de notre espèce. Ces inconvéniens n’existoient point dans le Paraguay. Tous y avoient une subsistance assurée ; tous y jouissoient par conséquent des grands avantages du droit de propriété, sans pourtant avoir proprement ce droit. Ce ne fut donc pas précisément parce qu’ils en étoient privés que la population ne fit pas chez eux de grands progrès.

Un écrivain mercenaire ou aveuglé par sa haine n’a pas craint de publier depuis peu à la face de l’univers que le terrein occupé par les Guaranis ne pouvoit nourrir que le nombre d’hommes qui y existoit, & que plutôt que de les rapprocher des Espagnols leurs missionnaires avoient eux-mêmes arrêté la population. Ils persuadoient, nous dit-on, à leurs néophites de laiſſer périr leurs enfans qui ſeroient autant de prédeſtinés & de protecteurs. Homme ou démon, qui que tu ſois, as-tu réfléchi ſur l’atrocité, ſur l’extravagance de ton accuſation ? As-tu compris l’inſulte que tu faiſois à tes maîtres, à tes concitoyens, en comptant obtenir leur faveur ou leur eſtime par ces noirceurs ? Combien il faudroit que la nation fût déchue de la nobleſſe, de la généroſité de ſon caractère, ſi elle ne partageoit ici mon indignation !

Aux chimères qui viennent d’être combattues, tâchons de ſubſtituer des cauſes vraies ou vraiſemblables.

D’abord, les Portugais de Saint-Paul détruiſirent en 1631 les douze ou treize peuplades, formées dans la province de Guayra, limitrophe du Bréſil. Ces brigands qui n’étoient qu’au nombre de deux cens ſoixante-quinze ne purent, il eſt vrai, amener que neuf cens des vingt-deux mille Guaranis qui compoſoient cet établiſſement naiſſant : mais le glaive & la misère en détruiſirent beaucoup. Pluſieurs reprirent la vie ſauvage. À peine en arriva-t-il douze mille ſur les bords du Parana & de l’Uruguay où l’on avoit réſolu de les fixer.

La paſſion qu’avoient les dévaſtateurs de faire des eſclaves ne fut pas étouffée par cette émigration. Ils pourſuivirent leur timide proie dans ſon nouvel aſyle, & devoient, avec le tems, tout diſperſer, tout mettre aux fers, ou tout égorger, à moins qu’on ne donnât aux Indiens des armes pareilles à celles de leurs agreſſeurs.

C’étoit une propoſition délicate à faire. L’Eſpagne avoit pour maxime de ne pas introduire l’uſage des armes à feu parmi les anciens habitans de cet autre hémiſphère, dans la crainte qu’ils ne ſe ſerviſſent un jour de ces foudres pour recouvrer leurs premiers droits. Les Jéſuites applaudiſſoient à cette défiance néceſſaire avec des nations dont la ſoumiſſion étoit forcée : mais ils la jugeoient inutile avec des peuples librement attachés aux rois catholiques par des liens ſi doux, qu’ils ne pouvoient être jamais tentés de les dénouer. Les raiſons ou les inſtances de ces miſſionnaires triomphèrent des oppoſitions & des préjugés. En 1639, on accorda des fuſils aux Guaranis ; & cette faveur les délivra pour toujours du plus grand des dangers qu’ils pouvoient courir.

D’autres cauſes plus obſcures de deſtruction remplacèrent celle-là. L’uſage s’établit d’envoyer annuellement à deux, à trois cens lieues de leurs frontières une partie des bourgades cueillir l’herbe du Paraguay, pour laquelle on leur connoiſſoit une paſſion inſurmontable. Dans ces longues & pénibles courſes, pluſieurs périſſoient de faim & de fatigue. Quelquefois durant leur abſence des ſauvages errans dévaſtoient des plantations privées de la plupart de leurs défenſeurs. Ces vices étoient à peine corrigés, qu’une nouvelle calamité affligea les miſſions.

Un malheureux haſard y porta la petite-vérole, dont les poiſons furent encore plus meurtriers dans cette contrée que dans le reſte du Nouveau-Monde. Cette contagion ne diminua point, & continua à entaſſer victime ſur victime ſans interruption. Les Jéſuites ignorèrent-ils les ſalutaires effets de l’inoculation ſur les bords de l’Amazone, ou ſe refusèrent-ils par ſuperſtition à une pratique dont les avantages ſont ſi bien prouvés ?

Après tout, ce fut le climat qui arrêta ſurtout la population des Guaranis. Le pays qu’ils occupoient, principalement ſur le Parana, étoit chaud, humide, ſans ceſſe couvert de brouillards épais & immobiles. Ces vapeurs y verſoient dans chaque ſaiſon des maladies contagieuſes. Les inclinations des habitans aggravoient ces fléaux. Héritiers de la voracité que leurs pères avoient apportée du fond des forêts, ils ſe nourriſſoient de fruits verds, ils mangeoient les viandes preſque crues, ſans que ni la raiſon, ni l’autorité, ni l’expérience puſſent déraciner ces habitudes invétérées. De cette manière, la maſſe du ſang, altérée par l’air & les alimens, ne pouvoit pas former des familles nombreuſes, ni des générations de quelque durée.