Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 14

XIV. Principes ſur leſquels les Jéſuites fondèrent leurs miſſions du Paraguay.

On dévaſtoit l’Amérique depuis un ſiècle, lorſque les Jéſuites y portèrent cette infatigable activité, qui les avoit fait ſi ſingulièrement remarquer dès leur origine. Ces hommes entreprenans ne pouvoient pas rappeler du tombeau les trop nombreuſes victimes qu’une aveugle férocité y avoit malheureuſement plongées ; ils ne pouvoient pas arracher aux entrailles de la terre les timides Indiens que l’avarice des conquerans y faiſoit tous les jours deſcendre. Leur tendre ſollicitude ſe tourna vers les ſauvages que leur vie errante avoit juſqu’alors ſouſtraits au glaive, à la tyrannie. Le plan étoit de les tirer de leurs forêts & de les raſſembler en corps de nation, mais loin des lieux habités par les oppreſſeurs du nouvel hémiſphère. Un ſuccès, plus ou moins grand, couronna ces vues dans la Californie, chez les Moxos, parmi les Chiquiſes, ſur l’Amazone & dans quelques autres contrées. Cependant, aucune de ces inſtitutions ne jeta un auſſi grand éclat que celle qui fut formée dans le Paraguay ; parce qu’on lui donna pour baſe les maximes que ſuivoient les incas dans le gouvernement de leur empire & dans leurs conquêtes.

Les deſcendans de Manco-Capac ſe rendoient ſur leurs frontières avec des armées qui ſavoient du moins obéir, combattre enſemble, ſe retrancher ; & qui, avec des armes offenſives, meilleures que celles des ſauvages, avoient des boucliers & des armes défenſives que leurs ennemis n’avoient pas. Ils propoſoient à la nation qu’ils vouloient ajouter à leur domaine d’adopter leur religion, leurs loix & leurs mœurs. Ces invitations étoient ordinairement rejetées. De nouveaux députés, plus preſſans que les premiers, étoient envoyés. Quelquefois on les maſſacroit, & on fondoit inopinément ſur ceux qu’ils repréſentoient. Les troupes provoquées avoient aſſez généralement la ſupériorité : mais elles s’arrêtoient au moment de la victoire & traitoient leurs priſonniers avec tant de douceur, qu’ils alloient faire aimer de leurs compagnons un vainqueur humain. Il n’arriva guère qu’une armée Péruvienne attaquât la première ; & il arriva ſouvent qu’après avoir vu ſes ſoldats maſſacrés, qu’après avoir éprouvé la perfidie des barbares l’inca ne permettoit pas encore les hoſtilités.

Les Jéſuites, qui n’avoient point d’armée, ſe bornèrent à la perſuaſion. Ils s’enfonçoient dans les forêts pour chercher des ſauvages ; & ils les déterminèrent à renoncer à leurs habitudes, à leurs préjugés, pour embraſſer une religion à laquelle ces peuples ne comprenoient rien, & pour goûter les douceurs de la ſociété qu’ils ne connoiſſoient pas.

Les incas avoient encore un avantage ſur les Jéſuites, c’eſt la nature de leur culte qui parloit aux ſens. Il eſt plus aisé de faire adorer le ſoleil, qui ſemble révéler lui-même ſa divinité aux mortels, que de leur perſuader nos dogmes & nos myſtères inconcevables. Auſſi les miſſionnaires eurent-ils la ſageſſe de civiliſer, juſqu’à un certain point, les ſauvages, avant de penſer à les convertir. Ils n’eſſayèrent d’en faire des chrétiens, qu’après en avoir fait des hommes. À peine les eurent-ils aſſemblés, qu’ils les firent jouir de tous les biens qu’on leur avoit promis. Ils leur firent embraſſer le chriſtianiſme, quand, à force de les rendre heureux, ils les avoient rendus dociles.

La diviſion des terres en trois parts, pour les temples, pour le public & pour les particuliers ; le travail pour les orphelins, les vieillards & les ſoldats ; le prix accordé aux belles actions ; l’inſpection ou la cenſure des mœurs ; le reſſort de la bienveillance ; les fêtes mêlées aux travaux ; les exercices militaires ; la ſubordination ; les précautions contre l’oiſiveté ; le reſpect pour la religion & les vertus : tout ce qu’on admiroit dans la légiſlation des incas ſe retrouva au Paraguay ou y fut même perfectionné.

Les incas & les Jéſuites avoient également établi un ordre qui prévenoit les crimes & diſpenfoit des punitions. Rien n’étoit ſi rare au Paraguay que les délits. Les mœurs y étoient belles & pures par des moyens encore plus doux qu’au Pérou. Les loix avoient été sévères dans cet empire ; elles ne le furent pas chez les Guaranis. On n’y craignoit pas les châtimens ; on n’y craignoit que ſa conſcience.

À l’exemple des incas, les Jéſuites avoient établi le gouvernement théocratique ; mais avec un avantage particulier à la religion chrétienne : c’étoit la confeſſion. Dans le Paraguay, elle conduiſoit le coupable aux pieds du magiſtrat. C’eſt-là que, loin de pallier ſes crimes, le repentir le lui faiſoit aggraver. Au lieu d’éluder ſa peine, il venoit la demander à genoux. Plus elle étoit sévère & publique, plus elle rendoit le calme à la conſcience. Ainſi le châtiment qui, par-tout ailleurs, effraie les coupables, faiſoit ici leur conſolation, en étouffant les remords par l’expiation. Les peuples du Paraguay n’avoient point de loix civiles, parce qu’ils ne connoiſſoient point de propriété ; ils n’avoient point de loix criminelles, parce que chacun s’accuſoit & ſe puniſſoit volontairement : toutes leurs loix étoient des préceptes de religion. Le meilleur de tous les gouvernemens, s’il étoit poſſible qu’il ſe maintînt dans ſa pureté, ſeroit la théocratie : mais il faudroit que la religion n’inſpirât que les devoirs de la ſociété ; n’appellât crime, que ce qui bleſſe les droits naturels de l’humanité ; ne ſubſtituât pas, dans ces préceptes, des prières aux travaux, de vaines cérémonies de culte à des œuvres de charité, des ſcrupules à des remords fondés. Il n’en étoit pas tout-à-fait ainſi au Paraguay. Les miſſionnaires Eſpagnols y avoient beaucoup trop porté leurs idées, leurs uſages monaſtiques. Cependant, peut-être ne fit-on jamais autant de bien aux hommes, avec ſi peu de mal.

Il y eut plus d’arts & de commodités dans les républiques des Jéſuites qu’il n’y en avoit dans Cuſco même, & il n’y eut pas plus de luxe. L’uſage de la monnoie y étoit même ignoré. L’horloger, le tiſſerand, le ſerrurier, le tailleur dépoſoient leurs ouvrages dans des magaſins publics. On leur donnoit tout ce qui leur étoit néceſſaire : le laboureur avoit travaillé pour eux. Les religieux inſtituteurs veilloient ſur les beſoins de tous avec des magiſtrats élus par le peuple même.

Il n’y avoit point de diſtinction entre les états ; & c’eſt la ſeule ſociété ſur la terre où les hommes aient joui de cette égalité qui eſt le ſecond des biens : car la liberté eſt le premier.

Les incas & les Jéſuites ont fait également reſpecter la religion par la pompe & l’appareil impoſant du culte public. Les temples du ſoleil étoient auſſi bien conſtruits, auſſi bien ornés que le permettait l’imperfection des arts & des matériaux. Les égliſes du Paraguay ſont réellement fort belles. Une muſique qui alloit au cœur, des cantiques touchans, des peintures qui parloient aux yeux, la majeſté des cérémonies : tout attiroit, tout retenoit les Indiens dans ces lieux ſacrés, où le plaiſir ſe confondoit pour eux avec la piété.