Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 16

XVI. Examen des reproches faits aux Jéſuites touchant les miſſions.

Pour aſſurer la félicité des Guaranis, en quel nombre qu’ils fuſſent ou qu’ils puſſent être, leurs inſtituteurs avoient originairement réglé avec la cour de Madrid, que ces peuples ne ſeroient jamais employés aux travaux des mines, ni aſſervis à aucune corvée. Bientôt cette première ſtipulation leur parut inſuffiſante au repos des nouvelles républiques. Ils firent décider que tous les Eſpagnols en ſeroient exclus, ſous quelque dénomination qu’ils ſe prétentâſſent. On prévoyoit que s’ils y étoient admis comme négocians ou même comme voyageurs, ils rempliroient de troubles ces lieux paisibles, & y porteroient le germe de toutes les corruptions. Ces mesures blessèrent d’autant plus profondément des conquérans avides & destructeurs, qu’elles avoient l’approbation des sages. Leur ressentiment éclata par des imputations qui avoient un fondement apparent & peut-être réel.

Les missionnaires faisoient le commerce pour la nation. Ils envoyoient à Buenos-Aires de la cire, du tabac, des cuirs, des cotons en nature & filés, principalement l’herbe du Paraguay. On recevoit en échange des vases & des ornemens pour les temples ; du fer, des armes, des quincailleries ; quelques marchandises d’Europe que la colonie ne fabriquoit pas ; des métaux destinés au paiement du tribut que devoient les Indiens mâles depuis vingt jusqu’à cinquante ans. Autant qu’il est possible d’en juger à travers les épais nuages qui ont continuellement enveloppé ces objets, les besoins de l’état n’absorboient pas le produit entier de ses ventes. Ce qui restoit étoit détourné au profit des Jésuites. Aussi furent-ils traduits au tribunal des quatre parties du monde comme une ſociété de marchands qui, ſous le voile de la religion, n’étoient occupés que d’un intérêt ſordide.

Ce reproche ne pouvoit pas tomber ſur les premiers fondateurs du Paraguay. Les déſerts qu’ils parcouroient ne produiſoient ni or, ni denrées. Ils n’y trouvèrent que des forêts, des ſerpens, des marais ; quelquefois la mort ou des tourmens horribles, & toujours des fatigues exceſſives. Ce qu’il leur en coûtoit de ſoins, de travaux, de patience pour faire paſſer les ſauvages d’une vie errante à l’état ſocial, ne ſe peut comprendre. Jamais ils ne ſongèrent à s’approprier le produit d’une terre qui cependant, ſans eux, n’auroit été habitée que par des bêtes féroces. Vraiſemblablement, leurs ſucceſſeurs eurent des vues moins nobles & moins pures. Vraiſemblablement, ils cherchèrent un accroiſſement de fortune & de puiſſance, où ils ne devoient voir que la gloire du chriſtianiſme, que le bien de l’humanité. Ce fut, ſans doute, un grand crime de voler les peuples en Amérique pour acheter du crédit en Europe, & pour augmenter ſur tout le globe une influence déjà trop dangereuſe. Si quelque choſe pouvoit diminuer l’horreur d’un ſi grand forfait, c’eſt que la félicité des Indiens n’en fut pas altérée. Jamais ils ne parurent rien déſirer au-delà des commodités dont on les faiſoit jouir généralement.

Ceux qui n’accusèrent pas les Jéſuites d’avarice, cenſurèrent les établiſſemens du Paraguay comme l’ouvrage d’une ſuperſtition aveugle. Si nous avons une idée juſte de la ſuperſtition, elle retarde les progrès de la population ; elle conſacre à des pratiques inutiles le tems deſtiné aux travaux de la ſociété ; elle dépouille l’homme laborieux, pour enrichir le ſolitaire oiſif & dangereux ; elle arme les citoyens les uns contre les autres pour des ſujets frivoles ; elle donne au nom du ciel le ſignal de la révolte ; elle ſouſtrait ſes miniſtres aux loix, aux devoirs de la ſociété : en un mot, elle rend les peuples malheureux, & donne des armes au méchant contre le juſte. Vit-on chez les Guaranis aucune de ces calamités ? S’ils durent leurs heureuſes inſtitutions à la ſuperſtition, ce ſera la première fois qu’elle aura fait du bien aux hommes.

La politique, toujours inquiète, toujours ſoupçonneuſe, paroiſſoit craindre que les républiques fondées par les Jéſuites, ne ſe détachâſſent un peu plutôt, un peu plus tard de l’empire, à l’ombre duquel elles s’étoient élevées. Leurs habitans étoient, à ſes yeux, les ſoldats les plus exercés du nouvel hémiſphère. Elle les voyoit obéiſſant par principe de religion avec l’énergie des mœurs nouvelles, & combattant avec le fanatiſme qui conduiſit tant de martyrs ſur l’échafaud, qui briſa tant de couronnes par les mains des diſciples d’Odin & de Mahomet. Mais c’étoit ſur-tout leur gouvernement qui cauſoit ſes alarmes.

Dans les inſtitutions anciennes, l’autorité civile & l’autorité religieuſe, qui partent de la même ſource & qui doivent tendre au même but, étoient réunies dans les mêmes mains, ou l’une tellement ſubordonnée à l’autre, que le peuple n’oſoit l’en séparer dans ſes idées & dans ſes craintes. Le chriſtianiſme introduiſit en Europe un autre eſprit, & forma, dès ſon origine, une rivalité ſecrète entre les deux pouvoirs, celui des armes & celui de l’opinion. Cette diſpoſition éclata, lorſque les barbares du Nord fondirent ſur la domination Romaine. Les chrétiens, persécutés par les empereurs païens, s’empreſſèrent d’implorer ce ſecours étranger contre l’oppreſſion. Ils prêchèrent à ces vainqueurs ignorans un culte nouveau qui leur impoſoit l’obligation de détruire l’ancien, & demandèrent les décombres des temples pour élever ſur ces magnifiques ruines leurs propres ſanctuaires.

Les ſauvages donnèrent ſans peine ce qui ne leur appartenoit pas, firent tomber aux pieds du chriſtianiſme leurs ennemis & les ſiens, prirent des terres & des hommes & en cédèrent à l’égliſe. Ils exigèrent des tributs, & en exemptèrent le clergé qui préconiſoit leurs uſurpations. Des ſeigneurs ſe firent prêtres, des prêtres devinrent ſeigneurs. Les grands attachèrent les prérogatives de leur naiſſance au ſacerdoce qu’ils embraſſoient. Les évêques imprimèrent le ſceau de la religion aux domaines qu’ils poſſédoient. De ce mélange, de cette confuſion du ſang avec le rang, des titres avec les biens, des perſonnes avec les choſes, il ſe forma un pouvoir monſtrueux qui ſe diſtingua d’abord du véritable pouvoir qui eſt celui du gouvernement, qui prétendit enſuite l’emporter ſur lui, & qui depuis ſe ſentant le plus foible, ſe contenta de s’en séparer & de dominer en ſecret ſur ceux qui en vouloient bien dépendre. Ces deux pouvoirs furent toujours tellement diſcordans, qu’ils troublèrent ſans ceſſe l’harmonie de tous les états.

Les Jéſuites du Paraguay, qui connoiſſoient cette ſource de diviſion, profitèrent du mal que leur ſociété avait fait ſouvent en Europe, pour établir un bien ſolide en Amérique. Ils réunirent les deux pouvoirs en un ſeul, ce qui leur donna la diſpoſition abſolue des pensées, des affections, des forces de leurs néophites.