Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 29

XXIX. Particularités ſur le lama, le paco, le guanaco & la vigogne.

Le lama eſt un animal haut de quatre pieds & long de cinq ou ſix : mais le cou ſeul occupe la moitié de cette longueur. Il a la tête bien faite, avec de grands yeux, un muſeau alongé & les lèvres épaiſſes. Sa bouche n’a point de dents inciſives à la mâchoire ſupérieure. Il a les pieds fourchus comme le bœuf, mais aidés d’un éperon en arrière qui lui ſert à s’accrocher dans les endroits eſcarpés où il aime à grimper. Une laine courte ſur le dos, mais longue ſur les flancs & ſous le ventre, fait partie de ſon utilité. Quoique très-laſcif, il s’accouple avec peine. En vain la femelle, qui ſe proſterne pour le recevoir, l’invite par ſes ſoupirs ; ils ſont quelquefois un jour entier à gémir ſans pouvoir jouir, ſi l’homme ne les aide à remplir le vœu de la nature. Ainſi, pluſieurs de nos animaux domeſtiques, enchaînés, domptés, forcés & contraints dans les mouvemens & les ſenſations les plus libres, perdent en de vains efforts, dans des étables, les germes de leur reproduction, quand on ne ſupplée pas par les ſoins & les ſecours d’une attention économique à la liberté qu’on leur a ôtée. Les femelles du lama n’ont que deux mamelles, jamais plus de deux petits & communément un ſeul qui ſuit la mère en naiſſant. Son accroiſſement eſt prompt, & ſa vie aſſez courte. À trois ans, il ſe reproduit, conſerve ſa vigueur juſqu’à douze, puis dépérit & finit vers quinze.

On emploie les lamas, comme les mulets, à tranſporter ſur le dos des charges d’environ cent livres. Ils vont lentement, mais d’un pas grave & ferme ; faiſant quatre ou cinq lieues par jour, dans des pays impraticables pour les autres animaux ; deſcendant des ravines & graviſſant des rochers où les hommes ne ſauroient les ſuivre. Après quatre ou cinq jours de marche, ils prennent d’eux-mêmes un repos de vingt-quatre heures.

La nature les a faits pour les hommes du climat où ils naiſſent, doux, meſurés & flegmatiques comme les Péruviens. Pour s’arrêter, ils plient les genoux & baiſſent le corps avec la précaution de ne pas déranger leur charge. Au coup de ſifflet de leur conducteur, ils ſe relèvent avec la même attention & marchent. Ils broutent en chemin l’herbe qu’ils rencontrent, & ruminent la nuit, même en dormant, appuyés ſur la poitrine & les pieds repliés ſous le ventre. Le jeûne ni le travail ne les rebutent point, tandis qu’ils ont des forces : mais quand ils ſont excédés ou qu’ils ſuccombent ſous le faix, il eſt inutile de les harceler ou de les frapper : ils s’obſtinent juſqu’à ſe tuer en frappant de la tête contre la terre. Jamais ils ne ſe défendent, ni des pieds, ni des dents ; & dans la fureur de l’indignation, ils ſe contentent de cracher à la face de ceux qui les inſultent. Le paco eſt au lama, ce que l’âne eſt au cheval, une eſpèce ſuccurſale plus petite, avec des jambes plus courtes, un muffle plus ramassé ; mais du même naturel, des mêmes mœurs ; du même tempérament que le lama. Fait, comme lui, à porter des fardeaux ; plus obstiné dans les caprices, peut-être parce qu’il est plus foible.

Les lamas & les pacos sont d’autant plus utiles à l’homme, que leur service ne lui coûte rien. Leur fourrure épaisse leur tient lieu de bât. Le peu d’herbe qu’ils trouvent en marchant suffit pour leur nourriture & leur fournit une salive abondante & fraîche qui les dispense de boire.

Du tems des incas, les peuples montroient un grand attachement pour ces animaux utiles, & cette bienveillance s’est perpétuée. Avant de les employer aux travaux pour lesquels ils sont propres, les Péruviens assemblent leurs parens, leurs amis, leurs voisins. Aussi-tôt que l’assemblée est formée, commencent des danses & des festins qui durent deux jours & deux nuits. De tems en tems, les convives vont rendre visite aux lamas & aux pacos, leur tiennent des discours pleins de sentiment & leur prodiguent toutes les tendresses qu’on feroit à la personne la plus chérie. On commence enſuite à s’en ſervir : mais ſans les dépouiller des rubans & des bandelettes dont on avoit paré leur tête.

Parmi les lamas, il y a une eſpèce ſauvage qu’on nomme guanacos, plus forts, plus vifs & plus légers que les lamas domeſtiques, courant comme le cerf, grimpant comme le chamois, couverts d’une laine courte & de couleur fauve. Quoique libres, ils aiment à ſe raſſembler en troupes, quelquefois de deux ou trois cens. S’ils voient un homme, ils le regardent d’abord d’un air plus étonné que curieux. Enſuite ſoufflant des narines & henniſſant, ils courent tous enſemble au ſommet des montagnes. Ces animaux cherchent le Nord, voyagent dans les glaces, séjournent au-deſſus de la ligne de neige ; vigoureux & nombreux dans les hauteurs des Cordelières ; chétifs & rares au bas des montagnes. Quand on en fait la chaſſe pour avoir leur toiſon, s’ils gagnent leurs rochers, ni les chiens, ni les chaſſeurs ne peuvent les atteindre.

Les vigognes, eſpèce ſauvage de pacos, ſe plaiſent encore plus dans le froid & ſur les montagnes. Elles ſont ſi timides que leur frayeur même les livre au chaſſeur. Des hommes les entourent & les pouſſent dans des défilés, à l’iſſue deſquels on a ſuſpendu des morceaux de drap ou de linge ſur des cordes élevées de trois ou quatre pieds. Ces lambeaux, agités par le vent, leur font tant de peur, qu’elles reſtent attroupées & ſerrées l’une contre l’autre, ſe laiſſant plutôt tuer que de s’enfuir. Mais s’il ſe trouve parmi les vigognes quelque guanaco qui, plus hardi, ſaute par-deſſus les cordes, elles le ſuivent & s’échappent.

Tous ces animaux appartiennent tellement à l’Amérique Méridionale & ſur-tout aux plus hautes Cordelières, qu’on n’en voit jamais du côté du Mexique, où ces montagnes s’abaiſſent conſidérablement. On a tenté de les naturaliſer en Europe ; mais ils y ont tous péri. Sans penſer que ces animaux au Pérou même cherchoient le plus grand froid, les Eſpagnols les ont tranſportés dans les plaines brûlantes de l’Andalouſie. Ces eſpèces auroient peut-être réuſſi ſur les Alpes ou les Pyrénées. Cette conjecture de M. de Buffon, à qui nous devons tant de conſidérations utiles & profondes ſur les animaux, eſt digne de l’attention des hommes d’état, que la philoſophie doit éclairer dans toutes leurs démarches,

La chair des lamas & des pacos peut être mangée quand ils ſont jeunes. La peau des vieux ſert aux Indiens de chauſſure, aux Eſpagnols pour des harnois. Il eſt poſſible auſſi de ſe nourrir du guanaco : mais la vigogne n’eſt recherchée que pour ſa toiſon & pour les bezoards qu’elle produit.

Tous ces animaux n’ont pas une laine égale. Celle du lama & du paco, qui ſont domeſtiques, eſt font inférieure à celle du guanaco & ſur-tout à celle de la vigogne. On trouve même une grande différence dans la laine du même animal. Celle du dos eſt communément d’un blond clair & de qualité médiocre ; ſous le ventre, elle eſt blanche & fine ; blanche & groſſière dans les cuiſſes. Son prix, en Eſpagne, eſt depuis quatre juſqu’à neuf francs la livre peſant, ſelon ſa qualité.

Ces toiſons étoient utilement employées au Pérou, avant que l’empire eût ſubi un joug étranger. Cuſco en fabriquoit, pour l’uſage de la cour, des tapiſſeries ornées de fleurs, d’oiſeaux, d’arbres aſſez bien imités. Elles ſervoient ailleurs à faire des mantes qui couvroient une chemiſe de coton. On les retrouſſoit pour avoir les bras libres. Les grands les attachoient avec des agraphes d’or & d’argent : leurs femmes avec des épingles des mêmes métaux couronnées d’émeraudes, & le peuple avec des épines. Dans les pays chauds, les mantes des hommes en place étoient de toile de coton aſſez fine & teinte de pluſieurs couleurs. Les gens du commun, ſous le même climat, n’avoient pour tout vêtement qu’une ceinture tiſſue de filamens d’écorce d’arbre, qui couvroit, dans les deux ſexes, ce que la pudeur défend de montrer.

La fierté & les habitudes des conquérans, qui leur rendaient généralement incommodes ou mépriſables tous les uſages établis dans les contrées qui ſervoient de théâtre à leur avarice ou à leur fureur, ne leur permirent pas d’adopter l’habillement des Péruviens. Ils demandèrent à l’Europe tout ce qu’elle poſſédoit de plus fini, de plus magnifique en toiles & en étoffes. Avec le tems, les tréſors qu’on avoit d’abord pillés s’épuisèrent ; & il ne fut plus poſſible d’en obtenir de nouveaux qu’en faiſant de grandes avances & en ſe livrant à des travaux d’une utilité douteuſe. Alors, les profuſions diminuèrent. Les anciennes fabriques de coton, que l’oppreſſion avoit réduites à preſque rien, reprirent quelque vigueur. Il s’en éleva d’un autre genre ; & leur nombre a augmenté ſucceſſivement.

Avec la laine de vigogne, on fabrique, dans pluſieurs provinces, des bas, des mouchoirs, des écharpes. Cette laine, mêlée avec la laine extrêmement dégénérée des moutons venus d’Europe, ſert à faire des tapis & des draps paſſables. Cette dernière ſeule eſt convertie en ſerges & en d’autres étoffes groſſières.

Les manufactures de luxe ſont établies à Arequipa, à Cuſco & à Lima. De ces trois grandes villes partent tous les bijoux & tous les diamans, toute la vaiſſelle des particuliers & toute l’argenterie des égliſes. Ces ouvrages ſont groſſièrement travaillés & mêlés de beaucoup de cuivre. On ne retrouve guère plus de goût & de perfection dans les galons, dans les broderies, dans les dentelles qui ſortent des mêmes ateliers.

D’autres mains s’exercent à dorer les cuirs, à faire avec du bois & de l’ivoire des morceaux de marqueterie & de ſculpture, à tracer quelques figures ſur des marbres trouvés depuis peu à Cuenca, ou ſur des ſortes de lin venues de l’ancien hémiſphère. Ces productions d’un art imparfait ſervent à la décoration des maiſons, des palais, des temples. Le deſſin n’en eſt pas abſolument mauvais ; mais les couleurs manquent de vérité & ne ſont pas durables. Cette induſtrie appartient preſqu’excluſivement aux Indiens fixés à Cuſco, & moins opprimés, moins abrutis ſur ce théâtre de leur première gloire que dans tout le reſte de l’empire. Si ces Américains, à qui la nature a refusé l’eſprit d’invention, mais qui ſavent imiter, avoient eu d’excellens modèles & des maîtres habiles, ils ſeroient devenus du moins de bons copiſtes. On porta à Rome, ſur la fin du ſiècle dernier, des ouvrages d’un peintre Péruvien, nommé Michel de Saint-Jaques, où les connoiſſeurs trouvèrent du génie.

Ici, j’entends des murmures. On me dît quel intérêt veux-tu que je prenne à ces vains détails dont tu m’importunes depuis ſi long-tems ? Parle-moi de l’or, de l’argent du Pérou. Dans cette région ſi reculée du Nouveau-Monde, jamais je n’ai vu, jamais Je ne verrai que ſes métaux. Qui que tu ſois qui m’interpelles ainſi, homme avare, homme ſans goût, qui, tranſporté au Mexique & au Pérou, n’étudierois ni les mœurs, ni les uſages, qui ne daignerois pas jeter un coup-d’œil ſur les fleuves, ſur les montagnes, ſur les forêts, ſur les campagnes, ſur la diverſité des climats, ſur les poiſſons & ſur les inſectes ; mais qui demanderais où ſont les mines d’or ? où ſont les ateliers où l’on travaille l’or ; je vois que tu es entré dans la lecture de mon ouvrage, comme les féroces Européens dans ces riches & malheureuſes contrées ; je vois que tu étois digne de les y accompagner, parce que tu avois la même âme qu’eux. Hé bien, deſcends dans ces mines ; trouves-y la mort à côté de ceux qui les exploitent pour toi ; & ſi tu en remontes, connois du moins la ſource criminelle de ces funeſtes tréſors que tu ambitionnes, puiſſe-tu ne les poſſéder à l’avenir ſans éprouver le remords. Que l’or change de couleur, & que tes yeux ne le voient que teint de ſang.