Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 28

XXVIII. En quel état eſt maintenant le Pérou.

Il faut voir à quel degré de proſpérité s’eſt élevé le Pérou, par les travaux réunis de tant de races différentes.

La côte immenſe, qui s’étend depuis Panama juſqu’à Tombés, & qui, en 1718, fut détachée du Pérou pour être incorporée au nouveau royaume, eſt une des plus miſérables régions du globe. Des marais vaſtes & nombreux en occupent une grande partie. Ce qu’ils ne couvrent pas eſt inondé durant plus de ſix mois chaque année par des pluies qui tombent en torrens. Du ſein de ces eaux croupiſſantes & mal-ſaines s’élèvent des forêts auſſi anciennes que le monde, & tellement embarraſſées de lianes, que l’homme le plus fort ou le plus intrépide ne ſauroit y pénétrer. Des brouillards épais & fréquens jettent un voile obſcur ſur ces hideuſes campagnes. Aucune des productions de l’ancien hémiſphère ne ſauroit croître dans ce ſol ingrat, & celles même du nouveau n’y proſpèrent guère. Auſſi n’y voit-on qu’un très-petit nombre de ſauvages la plupart errans, & ſi peu d’Eſpagnols, qu’on pourroit preſque dire qu’il n’y en a point. La côte eſt heureuſement terminée par le golfe de Guayaquil, où la nature eſt moins dégradée.

Ce fleuve vit s’élever, en 1533, la ſeconde ville que les Eſpagnols bâtirent dans le Pérou. Les Indiens ne laiſſèrent pas ſubſiſter longtems ce monument érigé contre leur liberté : mais il fut rétabli quatre ans après par Orellana. Ce ne fut plus dans la baie de Charopte, qui avoit été d’abord choiſie, qu’on le plaça.

La croupe d’une montagne éloignée de la rivière de cinq à ſix cens toiſes, fut préférée. Les beſoins du commerce déterminèrent dans la ſuite les négocians à former leurs habitations ſur la rive même. L’eſpace qui les séparoit de leur première demeure a été occupé ſucceſſivement ; & aujourd’hui les deux quartiers ſont entièrement réunis. Dans la ville baſſe & dans la ville haute, les maiſons ſont généralement en bois. Autrefois, toutes étoient couvertes de chaume. Il diſparoît peu-à-peu par les ordres du gouvernement, qui a cru ce règlement néceſſaire pour prévenir les accidens du feu ſi ordinaires dans ces climats. Guayaquil étoit naguère un lieu abſolument ouvert. Il eſt maintenant ſous la protection de trois forts gardés ſeulement par ſes habitans. Ce ſont de groſſes poutres diſposées en paliſſades. Sur ce ſol toujours humide & ſubmergé une grande partie de l’année, du bois que l’eau ne pourrit jamais, eſt préférable aux ouvrages en terre ou en pierre les mieux entendus.

C’eſt une particularité aujourd’hui connue, que ſur la côte de Guayaquil, auſſi-bien que ſur celle de Guatimala, ſe trouvent les limaçons qui donnent cette pourpre ſi célébrée par les anciens, & que les modernes ont cru perdue, La coquille qui les renferme eſt attachée à des rochers que la mer baigne. Elle a le volume d’une groſſe noix. On peut extraire la liqueur de cet animal de deux manières. Les uns le tuent après l’avoir tiré de ſa coquille, le preſſent avec un couteau depuis la tête juſqu’à la queue, séparent du corps la partie où s’eſt amaſſée la liqueur & jettent le reſte. Quand cette manœuvre, répétée ſur pluſieurs limaçons, a donné une certaine quantité de liqueur, on y plonge le fil qu’on veut teindre, & l’opération eſt faite. La couleur, d’abord blanc de lait, devient enſuite verte, & n’eſt pourpre que lorſque le fil eſt ſec.

Ceux qui n’aiment pas cette méthode, tirent en partie l’animal de ſa coquille, &, en le comprimant, lui font rendre ſa liqueur. On répète cette opération juſquà quatre fois en différens tems, mais toujours moins utilement. Si l’on continue, l’animal meurt à force de perdre ce qui faiſoit le principe de ſa vie, & qu’il n’a plus la force de renouveler.

On ne connoît point de couleur qui puiſſe être comparée à celle dont nous parlons, ni pour l’éclat, ni pour la durée. Elle réuſſit mieux avec le coton qu’avec la laine, le lin ou la ſoie.

Ce n’eſt guère qu’un objet de curioſité : mais Guayaquil fournit aux provinces voiſines des bœufs, des mulets, du ſel, du poiſſon. Il fournit une grande abondance de cacao au Mexique & à l’Europe. C’eſt le chantier univerſel de la mer du Sud, & il pourroit le devenir en partie de la métropole. On ne connoît point de contrée ſur la terre qui ſoit plus riche en mâtures & en bois de conſtruction. Le chanvre & le goudron qui lui manquent, lui viennent du Chili & du Guatimala.

Cette ville eſt l’entrepôt néceſſaire de tout le commerce que le bas Pérou, Panama & le Mexique veulent faire avec le pays de Quito. Toutes les marchandiſes que ces contrées échangent, paſſent par les mains de ſes négocians. Les plus gros des navires s’arrêtent à l’iſle de Puna, à ſix ou ſept lieues de la place. Les autres peuvent remonter trente-cinq lieues dans le fleuve juſqu’à Caracol.

Malgré tant de moyens de s’élever, Guayaquil, dont la population eſt de vingt mille âmes, n’a que de l’aiſance. Les fortunes y ont été ſucceſſivement renversées par neuf incendies, & par des corſaires qui ont deux fois ſaccagé la ville. Celles qui ont été faites depuis ces funeſtes époques n’y ſont pas reſtées. Un climat où les chaleurs ſont intolérables toute l’année ; où les pluies ſont continuelles pendant ſix mois, où des inſectes dégoûtans & dangereux ne laiſſent pas un inſtant de tranquilité ; où paroiſſent s’être réunies les maladies des températures les plus opposées ; où l’on vit dans la crainte continuelle de perdre la vue : un tel climat n’eſt guère propre à fixer ſes habitans. Auſſi n’y voit-on que ceux qui n’ont pas acquis aſſez de bien pour aller couler ailleurs des jours heureux dans l’oiſiveté & dans la molleſſe.

En quittant le territoire de Guayaquil, on entre dans les vallées du Pérou. Elles occupent quatre cens lieues d’une côte, ſemées d’un grand nombre de mauvaiſes rades parmi leſquelles un heureux haſard a placé un ou deux aſſez bons ports. Dans tout ce vaſte eſpace, il n’y a pas la trace d’un ſeul chemin ; & il faut la parcourir ſur des mules pendant la nuit, parce que la réverbération du ſoleil en rend les ſables impraticables durant le jour. À des diſtances de trente ou quarante lieues, on trouve les petites villes de Piura, de Peyta, de Santa, de Piſco, de Naſca, d’Ica, de Moquequa, d’Arica, & dans l’intervalle un petit nombre de hameaux ou de bourgades. Il n’y a dans toute cette étendue que trois villes dignes de ce nom : Truxillo, qui a neuf mille habitans, Arequipa qui en a quarante mille & Lima qui en a cinquante-quatre mille. Ces divers établiſſemens ont été formés par-tout où il y avoit quelque veine de terre végétale, & par-tout où les eaux pouvoient fertiliſer un limon naturellement aride.

Le pays offre les fruits propres à ce climat & la plupart de ceux de l’Europe. La culture du maïs, du piment & du coton qui s’y trouvoit établie, ne fut pas abandonnée ; & on y porta celle du froment, de l’orge, du manioc, des pommes de terre, du ſucre, de l’olivier & de la vigne. La chèvre y a beaucoup réuſſi ; mais la brebis a dégénéré, & ſa toiſon eſt extrêmement groſſière. Dans toutes les vallées, il n’y a qu’une mine ; & c’eſt celle de Huantajaha.

Dans le haut Pérou, à cent vingt lieues de la mer, eſt Cuſco, bâtie par le premier des incas, dans un terrein fort inégal & ſur le penchant de pluſieurs collines. Ce ne fut d’abord qu’une foible bourgade qui, avec le tems devint une cité conſidérable qu’on diviſa en autant de quartiers qu’il y avoit de nations incorporées à l’empire. Chaque peuple avoit la liberté de ſuivre ſes anciens uſages : mais tous devoient adorer l’aſtre brillant qui féconde le globe. Aucun édifice n’avoit de la majeſté, de l’agrément, des commodités, parce qu’on ignoroit les premiers principes de l’architecture. Le temple du ſoleil lui-même ne pouvoit être diſtingué des autres bâtimens publics ou particuliers que par ſon étendue & par l’abondance des métaux prodigués pour ſon ornement.

Au Nord de cette capitale étoit une eſpèce de citadelle, élevée avec beaucoup de ſoin, de travail & de dépenſe. Les Eſpagnols parlèrent long-tems de ce monument de l’induſtrie Péruvienne avec une admiration qui ſubjugua l’Europe entière. Des gens éclairés ont vu ces ruines, & le merveilleux a diſparu. On s’eſt enfin convaincu que cette fortification n’avoit guère d’autre ſupériorité ſur les autres ouvrages du même genre érigés dans le pays, que d’avoir été, conſtruite avec des pierres plus conſidérables.

À quatre lieues de la ville étoient les maiſons de campagne des grands & des incas, dans la ſalubre & délicieuſe vallée d’Yucai. C’eſt-là qu’on alloit rétablir ſa ſanté ou ſe délaſſer des fatigues du gouvernement.

Après la conquête, la place ne conſerva guère que ſon nom. Ce furent d’autres édifices, d’autres habitans, d’autres occupations, d’autres mœurs, d’autres préjugés, une autre religion. Ainſi cette fatalité qui bouleverſe la terre, les mers, les empires, les nations ; qui jette ſucceſſivement ſur tous les points du globe la lumière des arts & les ténèbres de l’ignorance ; qui tranſporte les hommes & les opinions, comme les vents & les courans pouſſent les productions marines ſur les côtes : cette impénétrable & bizarre deſtinée voulut que des Européens avec tout le cortège de nos crimes, que des moines avec tous les préjugés de leur croyance, vinſſent régner & dormir dans ces mots où les vertueux incas faiſoient depuis ſi long-tems le bonheur des hommes & où le ſoleil étoit ſi ſolemnellement adoré. Qui peut donc prévoir quelle race & quel culte s’élèveront un jour ſur les débris de nos royaumes & de nos autels ? Cuſco compte ſous ſes nouveaux maîtres vingt-ſix mille habitans.

Au milieu des montagnes ſe voient encore quelques autres villes : Chupuiſaca ou la Plata qui a treize mille âmes ; Potoſi, vingt-cinq mille ; Oropeſa, dix-ſept mille ; la Paz, vingt mille ; Guancavelica, huit mille ; Huamanga, dix-huit mille cinq cens.

Mais, qu’on le remarque bien, aucune de ces villes ne fut élevée dans les contrées qui offroient un terroir fertile, des moiſſons abondantes, des pâturages excellens, un climat doux & ſain, toutes les commodités de la vie. Ces lieux, ſi bien cultivés juſqu’alors par des peuples nombreux & floriſſans, n’attirèrent pas un ſeul regard. Bientôt, ils ne préſentèrent que le tableau déplorable d’un déſert affreux, & cette confuſion plus triſte & plus hideuſe que ne devoit l’être l’aſpect ſauvage de la terre avant l’origine des ſociétés. La vue du déſordre ne déplaît pas toujours ; elle étonne quelquefois : celle de la deſtruction afflige. Le voyageur conduit par le haſard ou par la curioſité dans ces régions déſolées, ne put s’empêcher d’abhorrer les barbares & ſanguinaires auteurs de ces dévaſtations, en ſongeant que ce n’étoit pas même aux cruelles illuſions de la gloire, au fanatiſme des conquêtes, mais à la ſtupide & vile cupidité de l’argent, qu’on avoit ſacrifié tant de richeſſes plus réelles & une ſi grande population.

Cette ſoif inſatiable de l’or qui n’avoit égard, ni aux ſubſiſtances, ni à la sûreté, ni à la politique, décida ſeule de tous les établiſſemens. Quelques-uns ſe ſont ſoutenus ; pluſieurs ſont tombés, & il s’en eſt formé d’autres. Tous ont ſuivi la découverte, la progreſſion, la décadence des mines auxquelles ils étoient ſubordonnés.

On s’égara moins dans les moyens de ſe procurer des vivres. Les naturels du pays n’avoient guère vécu juſqu’alors que de maïs, de fruits & de légumes, où il n’entroit d’autre aſſaiſonnement que du ſel & du piment. Leurs liqueurs composées de différentes racines, étoient plus variées. La chica étoît la plus commune. C’est du mais trempé dans l’eau, & retiré du vase lorsqu’il commence à pousser son germe. On le fait sécher au soleil, puis un peu rôtir & enfin moudre. La farine bien pétrie est mise avec de l’eau dans de grandes cruches. La fermentation ne se fait pas attendre plus de deux ou trois jours, & ne doit pas durer plus long-tems. Le grand inconvénient de cette boisson qui, prise avec peu de modération, enivre infailliblement, est de ne pouvoir pas se conserver plus de sept ou huit jours sans s’aigrir. Son goût ressemble assez à celui du cidre inférieur.

Toutes les cultures établies dans l’empire avoient uniquement pour but les premiers besoins. Il n’y avoit pour la volupté que la seule coca. C’est un arbrisseau qui se ramifie beaucoup & ne s’élève guère au-dessus de trois ou quatre pieds. Ses feuilles sont alternes, ovales, entières, marquées dans leur longueur de trois nervures, dont deux sont peu apparentes. Les fleurs ramassées en bouquets le long des tiges, sont petites, composées d’un calice à cinq divisions, de cinq pétales garnis à leur basse d’une écaille. Le piſtil entouré de dix étamines & ſurmonté de trois ſtyles ſe change en une petite baie rougeâtre, oblongue qui, en ſe séchant, devient triangulaire & contient un noyau rempli d’une ſeule amande.

La feuille de la coca faiſoit les délices des Péruviens. Ils la mâchoient après l’avoir mêlée avec une terre d’un gris blanc & de nature ſavonneuſe qu’ils nommoient tocera. C’étoit, dans leur opinion, un des plus ſalutaires reſtaurans qu’ils puſſent prendre. Leur goût pour la coca a ſi peu varié que ſi elle venoit à manquer à ceux d’entre eux qui ſont enterrés dans les mines, ils ceſſeroient de travailler, quelques rigueurs qu’on pût employer pour les y contraindre.

Les conquérans ne s’accomodèrent, ni de la nourriture, ni des boiſſons du peuple vaincu. Ils naturalisèrent librement & avec ſuccès tous les grains, tous les fruits, tous les quadrupèdes de l’ancien hémiſphère dans le nouveau. La métropole, qui s’étoit proposée de fournir à la colonie des vins, des huiles, des eaux-de-vie, voulut d’abord interdire la culture de la vigne & de l’olivier : mais on ne tarda pas à comprendre qu’il ſeroit impoſſible de faire paſſer régulièrement au Pérou des objets ſujets à tant d’accidens & d’un ſi gros volume ; & il fut permis de les y multiplier autant que le climat & les beſoins le comporteraient.

Après avoir pourvu à une ſubſiſtance meilleure & plus variée, les Eſpagnols voulurent avoir un habillement plus commode & plus agréable que celui des Péruviens. C’étoit pourtant le peuple de l’Amérique le mieux vêtu. Il devoit cette ſupériorité à l’avantage qu’il avoit d’avoir des animaux domeſtiques qui lui ſervoient à cet uſage, le lama & le paco.