Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 30

XXX. Deſcription des mines du Pérou, & ſpécialement de celles de platine & de mercure.

On trouve dans le pays des incas des mines de cuivre, d’étain, de ſoufre, de bitume qui ſont généralement négligées. L’extrême beſoin a procuré quelque attention à celles de ſel. On y taille ce foſſile en pierres proportionnées à la force des lamas & des pacos deſtinés à les diſtribuer dans toutes les provinces de l’empire éloignées de l’océan. Ce ſel eſt de couleur violette & a des veines comme le jaſpe. Il n’eſt vendu, ni au poids, ni à la meſure, mais en pierres dont le volume eſt à-peu-près égal.

Une nouvelle matière a été découverte depuis peu dans ces régions : c’eſt la platine, ainſi appelée du mot Eſpagnol plata, dont on a fait le diminutif platina ou petit argent.

C’eſt une ſubſtance métallique qui juſqu’ici n’a été apportée du Nouveau-Monde dans l’ancien, que ſous la forme de petits graviers anguleux, triangulaires & fort irréguliers, comme de la groſſe limaille de fer.

Sa couleur eſt d’un blanc moyen, entre la blancheur de l’argent & celle du fer, ayant un peu le gras du plomb.

M. Ulloa eſt le premier qui ait parlé de la platine, dans la relation qu’il publia en 1748, d’un long voyage qu’il venoit de faire au Pérou. Il apprit à l’Europe que cette ſubſtance extraordinaire, & qu’on doit regarder comme un huitième métal, venoit des mines d’or de l’Amérique & ſe trouvoit en particulier dans celles du nouveau royaume.

L’année ſuivante Wood, métallurgiſte Anglois, en apporta quelques échantillons de la Jamaïque dans la Grande-Bretagne. Il les avoit reçus huit ou neuf ans auparavant de Carthagène, & les avoit ſoumis, avant perſonne, à des expériences.

De très-habiles chymiſtes ſe ſont occupés depuis d’expériences & de recherches ſur la platine ; en Angleterre, M. Lewis ; en Suède, M. Schefſer ; en Pruſſe, M. Margraff ; enfin, en France MM. Macquer, Beaumé, de Buffon, de Morveau, de Sickengen, de Milly. Les travaux réunis de ces différens chymiſtes ont tellement avancé nos connoiſſances ſur cet objet, qu’on ne craint pas de dire, qu’il eſt peu de ſubſtances métalliques qui nous ſoient aujourd’hui mieux connues que la platine. Celle qui nous arrive en France n’eſt jamais abſolument pure. Elle eſt communément mêlée avec une quantité aſſez conſidérable d’un petit ſable noir, auſſi attirable à l’aimant que le meilleur fer, mais qui eſt indiſſoluble dans les acides, & qui ſe fond avec beaucoup de difficulté. Enfin on y remarque quelquefois des parcelles d’or très-fines.

Ce mélange, à-peu-près conſtant, de la platine brute avec l’or & avec le fer, avoit fait ſoupçonner qu’elle pouvoit bien n’être autre choſe qu’un alliage de ces deux métaux ; & en effet, en fondant enſemble de l’or & du fer, ou mieux encore de l’or & du ſable magnétique, ſemblable à celui qui ſe trouve mêlé avec la platine, on obtient un alliage qui a quelques rapports apparens avec cette ſubſtance métallique : mais un examen plus approfondi ſemble avoir détruit cette opinion, & les expériences de MM. Macquer & Beaumé, & ſur-tout celles de M. le baron de Sickengen, paroiſſent avoir démontré, que la platine eſt un métal particulier, qui n’eſt formé de la combinaiſon d’aucun autre, & qui a des qualités qui lui ſont propres.

Le peu de connoiſſances que les chymiſtes ont eues juſqu’ici de l’hiſtoire naturelle de la platine, & la petite quantité qu’ils en ont eue en leur poſſeſſion, ne leur a pas permis d’y appliquer encore en grand les travaux de la métallurgie : mais les méthodes qu’ils ont données, & celles ſur-tout dont on eſt redevable à M. le baron de Sickengen, ſont ſuffiſantes pour l’exactitude chymique. Il ne reſte plus qu’à les rendre plus ſimples & moins diſpendieuſes.

La première opération à faire ſur la platine, conſiſte à en séparer l’or, le fer & le ſable magnétique, avec lequel elle eſt unie. Pour remplir cet objet, on la diſſout à l’aide d’un peu de chaleur dans une eau régale, formée d’à-peu-près parties égales d’acide nitreux & d’acide marin. Le ſable qui eſt indiſſoluble, reſte au fond du vaſe où l’on opère, & en tranſvaſant la liqueur, on a une diſſolution qui contient de l’or, du fer & de la platine. Pour opérer d’abord la séparation de l’or, on ajoute à la diſſolution une petite portion de vitriol de fer. Auſſitôt l’or ſe précipite, mais il n’en eſt pas de même de la platine qui continue à demeurer unie au diſſolvant. Enfin pour ſe débarraſſer du fer, on verſe goutte à goutte dans la même liqueur, de l’alkali qui a été préalablement calciné avec du ſang de bœuf. Auſſitôt le fer ſe précipite ſous la couleur de bleu de Pruſſe, & il ne reſte plus dans la diſſolution que de la platine parfaitement pure, combinée avec l’eau régale.

La platine ainſi purifiée, il ne s’agit plus que de la séparer de ſon diſſolvant, & c’eſt à quoi on parvient par l’addition du ſel ammoniac. Ce ſel précipite la platine ſous couleur jaune, & ce précipité traité à grand feu ſe ramollit & ſe fond même ; & en le forgeant ſous le marteau, on en obtient de la platine très-pure & très-malléable. Il paroît, d’après ce qu’on a pu recueillir du mémoire de M. le baron de Sickengen, qui a été communiqué à l’académie des ſciences, mais qui n’a point encore été publié, que la platine brute, traitée ſeule & chauffée à grand feu, ſe ramollit aſſez pour pouvoir être forgée & miſe en barreaux ; & cette circonſtance indique tout naturellement la marche qu’il y auroit à ſuivre pour la traiter dans les travaux en grand.

Le métal qu’on obtient par ces différens procédés, eſt à-peu-près de la même peſanteur ſpécifique que l’or ; il eſt d’une couleur qui tient le milieu entre celle du fer & de l’argent ; il eſt ſucceptible de ſe forger, de s’étendre en lames minces, de ſe filer, mais il n’eſt pas à beaucoup près auſſi ductile que l’or, & le fil qu’on en obtient n’eſt pas, à diamètre égal, en état de ſupporter un poids auſſi fort ſans ſe rompre. Diſſous dans de l’eau régale, on peut, en le précipitant, lui faire prendre une infinité de couleurs différentes ; & M. le comte de Milly eſt parvenu à varier tellement ces précipités, qu’il a fait exécuter un tableau dans lequel il n’entroit preſque uniquement que de la platine.

L’or eſt ſuſceptible de s’allier avec tous les métaux, & la platine a comme lui cette propriété : mais lorſqu’elle entre dans l’alliage dans une trop grande proportion, elle le rend caſſant. Alliée avec le cuivre jaune, elle forme un métal dur & compacte, ſuſceptible de prendre le plus beau poli, qui ne ſe ternit point à l’air, & qui ſeroit en conséquence très-propre à faire des miroirs de téléſcope.

Il ne paroît pas que le mercure ait aucune action ſur la platine, M. Levis avoit proposé en conséquence l’amalgame avec le mercure, comme un moyen propre à la séparer d’avec l’or, auquel elle pouvoit avoir été unie : mais ce moyen a été regardé par les chymiſtes modernes comme incertain & fautif ; & il exiſte aujourd’hui des méthodes plus sûres. Telles ſont celles dont on a parlé au commencement de cet article.

Ce nouveau métal préſente des propriétés infiniment intéreſſantes pour la ſociété. Il n’eſt attaquable par aucun acide ſimple, ni par aucun diſſolvant connu, ſi ce n’eſt par l’eau régale ; il n’eſt point ſuſceptible de ſe ternir à l’air, ni de s’y couvrir de retraite ; il réunit à la fixité de l’or & à la propriété qu’il a d’être indeſtructible, une dureté preſque égale à celle du fer, une infuſibilité beaucoup plus grande. Enfin on ne peut ſe refuſer de conclure, en conſidérant tous les avantages de la platine, que ce métal mérite au moins, par ſa ſupériorité ſur tous les autres, de partager le titre de roi des métaux, que l’or a obtenu depuis ſi long-tems.

Il ſeroit à déſirer ſans doute, qu’un métal auſſi précieux pût devenir commun, & qu’on pût l’employer pour les uſtenſiles de cuiſine, dans les arts & dans les laboratoires de chymie. Il réuniroit tous les avantages des vaiſſeaux de verre, de porcelaine & de grès, ſans en avoir la fragilité. Un préjugé du miniſtère Eſpagnol, & qui a été long-tems celui de tous les chymiſtes, nous prive de cet avantage. On s’eſt perſuadé que la platine pouvoit s’allier avec l’or, de manière à ne pouvoir en être séparée par aucun moyen, & en conséquence on a cru devoir interdire l’extraction & le tranſport d’une ſubſtance qui pouvoit fournir des armes dangereuſes à la cupidité. Mais aujourd’hui qu’on connoit des moyens auſſi ſimples & auſſi faciles de séparer l’or d’avec la platine, que de séparer l’argent d’avec l’or ; aujourd’hui que les chymiſtes nous ont appris que lorſque ces deux métaux ſont diſſous dans l’eau régale, on peut précipiter l’or par l’addition du vitriol de mars, ou la platine par l’addition du ſel ammoniac, & que dans les deux cas, ces deux métaux ſont parfaitement séparés ; enfin, aujourd’hui que ceux qui gouvernent les nations ont des moyens faciles pour s’éclairer en conſultant les académies, on ne peut douter que le gouvernement Eſpagnol ne s’empreſſe de tirer parti d’une richeſſe dont il paroît juſqu’ici qu’il eſt le ſeul poſſeſſeur, & dont il peut faire un uſage utile pour ſa nation & pour la ſociété toute entière.

Hors une ſeule, la nature n’a point formé des mines d’or & d’argent dans ce qu’on appelle les vallées du Pérou. Les groſſes maſſes de ces précieux métaux qui s’y rencontrent quelquefois, y ont été tranſportées par des embrâſemens ſouterreins, des volcans, des tremblemens de terre ; par les révolutions que l’Amérique a eſſuyées, eſſuie encore tous les jours. Ces maſſes détachées s’offrent auſſi de tems en tems ailleurs. Vers l’an 1730, on trouva, non-loin de la ville de la Paz, un morceau d’or qui peſoit quatre-vingt-dix marcs. C’étoit un composé de ſix différentes eſpèces de ce précieux métal, depuis dix-huit juſqu’à vingt-trois karats & demi. On ne voit que peu de mines & de bas-aloi dans les monticules voiſins de la mer. C’eſt ſeulement dans les lieux très-froids & très-élevés qu’elles ſont riches & multipliées.

Sans avoir des monnoies, les Péruviens connoiſſoient l’emploi de l’or & de l’argent qu’ils réduiſoient en bijoux, ou même en vaſes. Les torrens & les rivières leur fourniſſoient le premier de ces métaux : mais pour ſe procurer le ſecond, il falloit plus de travail & plus d’induſtrie. Le plus ſouvent on ouvroit la terre, mais jamais ſi profondément que les travailleurs ne puiſſent jeter eux-mêmes le minerai ſur les bords de la foſſe qu’ils avoient creusée, ou du moins l’y faire arriver, en le tranſmettant de main en main. Quelquefois auſſi on perçoit le flanc des montagnes, & l’on ſuivoit, dans un eſpace toujours très-peu étendu, les différentes veines que la fortune pouvoit offrir. C’étoit par le moyen du feu qu’étoient fondus les deux métaux, qu’ils étoient dégagés des matières étrangères qui s’y trouvoient mêlées. Des fourneaux, où un courant d’air rempliſſoit la fonction du ſoufflet, entièrement inconnu dans ces régions, ſervoient à cette opération difficile.

Porco, peu éloigné du lieu où un des lieutenans de Pizarre fonda, en 1539, la ville de la Plata, Porco étoit de toutes les mines que les incas faiſoient travailler, la plus abondante & la plus connue. Ce fut auſſi la première que les Eſpagnols exploitèrent après la conquête. Une infinité d’autres ne tardèrent pas à ſuivre.

Toutes, ſans exception, toutes ſe trouvèrent d’une exploitation très-diſpendieuſe. La nature les a placées dans des contrées privées d’eau, de bois, de vivres, de tous les ſoutiens de la vie, qu’il faut faire arriver avec de grands frais à travers des déſerts immenſes. Ces difficultés ont été ſurmontées, le ſont encore, avec plus ou moins de ſuccès.

Pluſieurs mines qui eurent de la réputation ont été abandonnées ſucceſſivement. Leur produit, quoique égal à celui des premiers tems, ne ſuffiſoit plus pour ſoutenir les dépenſes qu’il falloit faire pour l’obtenir. Cette révolution eſt réſervée à beaucoup d’autres.

On a été forcé de renoncer à des mines qui avoient donné de fauſſes eſpérances. De ce nombre a été celle d’Ucantaya, découverte en 1703, ſoixante lieues au Sud-Eſt de Cuſco. Ce n’étoit qu’une croûte d’argent preſque maſſif, qui rendit d’abord beaucoup, mais qui fut bientôt épuisée.

Des mines très-riches ont été négligées, parce que les eaux s’en étoient emparées. La diſpoſition du terrein qui, du ſommet des Cordelières, va toujours en pente juſqu’à la mer du Sud, a dû rendre ces événemens plus communs au Pérou qu’ailleurs. Le mal s’eſt trouvé quelquefois ſans remède ; d’autres fois on l’a réparé ; le plus ſouvent il s’eſt perpétué, faute de moyens, d’activité ou d’intelligence.

On s’attacha d’abord de préférence aux mines d’or. Les gens ſages ne tardèrent pas à ſe décider pour celles d’argent, généralement plus ſuivies, plus égales, & par conséquent moins trompeuſes. Pluſieurs des premières ſont cependant encore exploitées. Des ſuccès aſſez ſuivis font regarder celles de Lutixaca, d’Araca, de Suches, de Caracaua, de Fipoani, de Cachabamba comme les plus riches.

Entre celles d’argent qui, de nos jours, ont le plus de réputation, il faut placer celle de Huantajaha, exploitée depuis quarante ou cinquante ans, à deux lieues de la mer, près de la rade d’Iqueyque. En creuſant cinq à ſix pieds dans la plaine, on trouve ſouvent des maſſes détachées qu’on ne prendroit d’abord que pour un mélange confus de gravier & de ſable, & qui à l’épreuve rendent en argent les deux tiers de leur peſanteur. Quelquefois, il y en a de ſi conſidérables, qu’en 1749 on en envoya deux à la cour d’Eſpagne, l’une de cent ſoixante-quinze livres, & l’autre de trois cens ſoixante-quinze. Dans les montagnes, le métal eſt en filon & de deux eſpèces. Celle que dans la contrée on nomme barra ſe coupe comme le roc, & prend la route de Lima où elle eſt travaillée. Elle donne le plus ſouvent une, deux, trois, quatre & juſqu’à cinq parties d’argent pour une de pierre. L’autre eſt purifiée par le moyen du feu dans le pays même. Si cinq de ſes quintaux ne produiſent pas un marc d’argent, elle eſt jetée dans les décombres. Ce mépris vient de l’exceſſive cherté des vivres, de l’obligation de tirer l’eau potable de quatorze lieues, de la néceſſité d’aller moudre le minerai à une diſtance très-conſidérable.

À trente lieues Nord-Eſt d’Arequipa, eſt Caylloma. Ses mines furent découvertes très-anciennement ; on ne ceſſa jamais de les exploiter, & leur abondance eſt toujours la même.

Celles du Potoſi furent trouvées en 1545. Un Indien, nommé Hualpa, qui pourſuivoit des chevreuils ſaiſit, dit-on, pour eſcalader des rocs eſcarpés, un arbriſſeau dont les racines ſe détachèrent & laiſſèrent apercevoir un lingot d’argent. Ce Péruvien s’en ſervit pour ſes uſages, & ne manqua pas de retourner à ſon tréſor toutes les fois que ſes beſoins ou ſes déſirs l’en ſollicitoient. Le changement arrivé dans ſa fortune fut remarqué par ſon concitoyen Guanca, auquel il avoua ſon ſecret. Les deux amis ne ſurent pas jouir de leur bonheur. Ils ſe brouillèrent ; & l’indiſcret confident découvrit tout à ſon maître Villaroel, Eſpagnol établi dans le voiſinage.

Cette connoiſſance échauffa rapidement les eſprits. Pluſieurs mines furent auſſi-tôt ouvertes dans une montagne qui a la forme d’un cône, une lieue de circonférence, cinq à ſix cens toiſes d’élévation, & la couleur d’un rouge obſcur. Avec le tems, une montagne moins conſidérable & qui ſort de la première, fut également & auſſi heureuſement fouillée. Les tréſors qu’on tiroit de l’une & de l’autre furent l’origine d’une des plus grandes & des plus opulentes cités du Nouveau-Monde.

Dans aucune contrée du globe, la nature n’offrit jamais à l’avidité humaine d’auſſi riches mines que celles du Potoſi. Indépendamment de ce qui ne fut pas enregiſtré & qui s’écoula en fraude, le quint du gouvernement, depuis 1545 juſqu’en 1564, monta à 36 450 000 l. chaque année. Mais cette prodigieuſe abondance de métaux ne tarda pas à diminuer.

Depuis 1564 juſqu’en 1585, le quint annuel ne fut que de 15 187 489 liv. 4 s. Depuis 1585 juſqu’en 1614, de 12 149 994 l. 12 s. Depuis 1624 juſqu’en 1633, de 6 074 997 1. 6 s. Depuis cette dernière époque, le produit de ces mines a ſi ſenſiblement diminué, qu’en 1763 le quint du roi ne paſſa pas 1 364 682 l. 12 ſols.

Dans les premiers tems, chaque quintal de minerai donnoit cinquante livres d’argent. Cinquante quintaux de minerai ne produiſent plus que deux livres d’argent. C’eſt un, au lieu de douze cens cinquante.

Pour peu que cette dégradation augmente, on ſera forcé de renoncer à cette ſource de richeſſes. Il eſt même vraiſemblable que cet événement ſeroit déjà arrivé ſi, au Potoſi, la mine n’étoit ſi tendre, ſi les eaux n’étoient ſi favorablement diſposées pour la moudre, que les dépenſes y ſont infiniment moindres que par-tout ailleurs.

Mais pendant que les mines du Potoſi voyoient s’éclipſer graduellement leur éclat, s’élevoient non loin d’elles à une grande réputation celles d’Oruro. Leur proſpérité augmentoit même, lorſque les eaux s’emparèrent des plus abondantes. Au tems où nous écrivons, on n’a pas encore réuſſi à les ſaigner, & tant de tréſors reſtent toujours ſubmergés. Les mines de Popo, les plus importantes de celles qui ont échappé à ce grand déſaſtre, ne ſont éloignées que de douze lieues de la ville de San-Philippe de Auſtria de Gruro, bâtie dans ce canton autrefois ſi célèbre.

Nul accident ne troubla jamais les travaux d’aucun des mineurs établis à l’Oueſt de la Plata, dans le diſtrict de Carangas. Cependant ceux que le haſard avoit attirés à Turco furent conſtamment les plus heureux, parce que cette montagne leur offrit toujours un minerai incorporé ou comme fondu dans la pierre, & par conséquent plus riche que tous les autres.

Dans le diocèſe de la Paz & aſſez près de la petite ville de Puno, Joſeph Salcedo découvrit, vers Tan 1660, la mine de Layca-Cota. Elle étoit ſi abondante qu’on coupoit ſouvent l’argent au ciſeau. La proſpérité, qui rabaiſſe les petites âmes, avoit tellement élevé celle du propriétaire de tant de richeſſes, qu’il permettoit à tous les Eſpagnols qui venoient chercher fortune dans cette partie du Nouveau-Monde, de travailler quelques jours à leur profit, ſans peſer & ſans meſurer le don qu’il leur faiſoit. Cette généroſité attira autour de lui une multitude d’aventuriers. Leur avidité leur mit les armes à la main. Ils ſe chargèrent ; & leur bienfaiteur, qui n’avoit rien négligé pour prévenir ou pour étouffer leurs diviſions ſanglantes, fut pendu comme en étant l’auteur. De pareils traits ſeroient capables d’affoiblir dans les âmes le penchant à la bienfaiſance, & mon cœur a répugné à rapporter celui-ci.

Pendant que Salcedo étoit en priſon, l’eau gagna ſa mine. La ſuperſtition fit imaginer que c’étoit en punition de l’attentat commis contre lui. On reſpecta long-tems cette idée de la vengeance céleſte. Mais enfin, en 1740, Diego de Baena & quelques autres hommes entreprenans s’aſſocièrent, pour détourner les ſources qui avoient noyé tant de tréſors. L’ouvrage étoit aſſez avancé en 1754, pour qu’on en retirât déjà quelque utilité. Nous ignorons ce qui eſt arrivé depuis cette époque.

Toutes les mines du Pérou étoient originairement exploitées par le moyen du feu. Dans la plupart, on lui ſubſtitua en 1571 le mercure.

Ce puiſſant agent ſe trouve en deux états différens dans le ſein de la terre. S’il y eſt tout pur & ſous la forme fluide qui lui eſt propre, on le nomme mercure vierge, parce qu’il n’a point éprouvé l’action du feu pour être tiré de la mine. S’il y eſt combiné avec le ſoufre, il forme une ſubſtance d’un rouge plus ou moins vif, qu’on nomme cinnabre.

Juſqu’à la mine de mercure vierge, découverte dans les derniers tems à Montpellier ſous les édifices de la ville même, & que pour cette raiſon on n’exploitera vraiſemblablement jamais, il n’y en avoit pas d’autres bien connues en Europe que celles d’Ydria dans la Carniole. Elles ſont dans une vallée, au pied des hautes montagnes appellées par les Romains, Alpes juliœ. Le haſard les fit découvrir en 1497. Leur profondeur eſt d’environ neuf cens pieds. On y deſcend par des puits, comme dans les autres mines. Il y a ſous terre une infinité de galeries dont quelques-unes ſont ſi baſſes, que l’on eſt obligé de ſe courber pour y paſſer ; & il y a des endroits où il fait ſi chaud qu’il n’eſt pas poſſible de s’arrêter, ſans ſe trouver dans une ſueur très-abondante. C’eſt dans ces ſouterreins qu’eſt le mercure dans une eſpèce d’argile ou dans des pierres. Quelquefois même, on voit couler cette ſubſtance en forme de pluies & ſuinter ſi copieuſement au travers des rochers qui forment les voûtes de ces ſouterreins, qu’un homme ſeul en a ſouvent recueilli juſqu’à trente-ſix livres en un jour.

Il y a quelques hommes paſſionnés pour le merveilleux qui préfèrent ce mercure à l’autre. C’eſt un préjugé. L’expérience prouve que le meilleur mercure qu’on puiſſe employer, & dans la pharmacie, & dans la métallurgie, c’eſt celui qui a été tiré du cinnabre. Pour séparer la combinaiſon que la nature a faite du ſoufre & du mercure, deux matières volatiles, il faut avoir néceſſairement recours à l’action du feu & y joindre un intermède. C’eſt ou de la limaille de fer, ou du cuivre, ou du régule d’antimoine, ou de la chaux, ou du ſel alkali fixe. La Hongrie, l’Eſclavonie, la Bohême, la Carinthie, le Frioul & la Normandie fourniſſent à l’Europe cette dernière eſpèce de mercure. Ce qu’il en faut à l’Eſpagne pour le Mexique ſort de ſa mine d’Almaden déjà célèbre du tems des Romains : mais le Pérou a trouvé dans ſon ſein même, à Guanca-Velica, de quoi pourvoir à tous ſes beſoins.

Cette mine étoit, dit-on, connue des anciens Péruviens qui s’en ſervoient uniquement pour peindre leur viſage. On l’oublia dans le cahos où la conquête plongea cette région infortunée. Elle fut retrouvée en 1556, ſelon quelques hiſtoriens, & en 1564 ſelon d’autres : mais Pedro-Fernandez Velaſco fut le premier qui, en 1571, imagina de la faire ſervir à l’exploitation des autres mines. Le gouvernement s’en réſerva la propriété. Dans la crainte même que les droits qu’il mettoit ſur le mercure ne fuſſent fraudés, il défendit d’ouvrir, ſous quelque prétexte que ce fût, d’autres mines du même genre.

La mine de Guanca-Velica a éprouvé pluſieurs révolutions. Au tems où nous écrivons ; ſa circonférence eſt de cent quatre-vingts vaſes, ſon diamètre de ſoixante, & ſa profondeur de cinq cens treize. Elle a quatre ouvertures, toutes au ſommet de la montagne, un petit nombre d’arcboutans deſtinés à ſoutenir les terres, & trois ſoupiraux qui donnent de l’air ou ſervent à l’écoulement des eaux. Elle eſt exploitée par quelques aſſociés, la plupart ſans fortune, auxquels le ſouverain fait les avances dont ils ont beſoin & qui lui livrent le mercure à un prix convenu. Les hommes employés à ces travaux, éprouvoient autrefois aſſez généralement des mouvemens convulſifs. Cette calamité eſt maintenant beaucoup moins commune ; ſoit parce que le mercure que le minerai contenoit a diminué de plus de moitié, ſoit qu’on ait imaginé quelques précautions qui avoient été d’abord négligées.

Ceux qui ont ſoin des fourneaux ſont preſque les ſeuls exposés aujourd’hui à ce malheur ; & encore leur guériſon eſt-elle aſſez facile. Il n’y a qu’à les faire paſſer dans un climat chaud, qu’à les occuper à la culture des terres. Le mercure qui infectoit leurs membres ſort par la tranſpiration.

La ſtérilité de Guanca-Velica & des terres limitrophes eſt remarquable. Aucun arbre fruitier n’a pu y être naturalisé. De toutes les eſpèces de bled qu’on a ſemées, l’orge ſeul a germé ; & encore n’eſt-il jamais parvenu à former du grain. Il n’y a que la pomme de terre qui ait proſpéré.

L’air n’eſt pas plus ſalubre que le ſol n’eſt fertile. Les enfans, nouvellement nés, périſſent par le tétanos encore plus ſouvent que dans le reſte du Nouveau-Monde. Ceux qui ont échappé à ce danger, ſont attaqués à trois ou quatre mois d’une toux violente, & meurent la plupart dans des convulſions, à moins qu’on n’ait l’attention de les tranſporter ſous un ciel plus doux. Cette précaution néceſſaire pour les Indiens, pour les meſſe, l’eſt beaucoup plus pour les Eſpagnols qui ſont moins robuſtes. La rigueur extrême du climat, les vapeurs ſulfureuſes qui couvrent l’horizon, le tempérament généralement vicié des pères & des mères, doivent être les cauſes principales d’une ſi grande calamité.

Il y avoit long-tems que les monts très-élevés de Guanca-Velica occupoient les hommes avides de richeſſes, lorſqu’ils ſont venus intéreſſer la phyſique.

Les aſtronomes, envoyés en 1735 au Pérou pour meſurer les degrés du méridien, parcoururent un eſpace de quatre-vingt-dix lieues, en commençant un peu au nord de l’équateur juſqu’au midi de la ville de Cuenca, & n’aperçurent aucun ſigne qui leur donnât lieu de croire que ces montagnes les plus hautes de l’univers euſſent été jamais couvertes par l’océan. Les bancs de coquillage qu’on découvrit quelque tems après au Chili, ne prouvoient pas le contraire, parce qu’ils étoient ſur des hauteurs qui n’avoient que cinquante toiſes. Mais depuis que Guanca-Velica a offert des coquilles en nature & des coquilles pétrifiées, les unes & les autres en très-grand nombre, c’eſt une néceſſité de revenir ſur ſes pas, & d’abandonner toutes les conséquences qu’on avoit tirées de ce phénomène.

Ce n’eſt pas à Guanca-Velica que le mercure eſt livré au public. Le gouvernement l’envoie dans les provinces où ſont les mines. Les dépôts ſont au nombre de douze. En 1763, Guanca-Velica en conſomma lui-même cent quarante-deux quintaux ; Tauja, deux cens quarante-ſept ; Paſco, ſept cens vingt-neuf ; Truxillo, cent trente-un ; Cuſco, treize ; la Plata, trois cens ſoixante-neuf ; la Paz, trente ; Caylloma, trois cens ſoixante-quatorze ; Carangas, cent cinquante ; Oruro, douze cens ſoixante-quatre ; Potoſi, mille ſept cens quatre-vingt-douze. Ce qui fut en tout cinq mille deux cens quarante-un quintaux.

Quoique la qualité du minerai décide de la plus grande ou de la moindre conſommation du mercure, on penſe généralement dans l’autre hémiſphère, où la métallurgie eſt très-imparfaite, que, dans l’enſemble, la conſommation du mercure eſt égale à la quantité d’argent qu’on tire des mines. Dans cette ſuppoſition, les douze dépôts qui, depuis 1759 juſqu’en 1763, livrèrent, année commune, cinq mille trois cens quatre quintaux dix-huit livres de mercure devoient recevoir cinq mille trois cens quatre quintaux dix-huit livres d’argent. Cependant il ne leur en fut porté que deux mille deux cens cinquante. Ce furent donc deux mille ſept cens cinquante-quatre quintaux dix-huit livres qui furent détournés pour frauder les droits.