Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 10

X. Introduits dans la capitale de l’Empire, les Eſpagnols ſont obligés de l’évacuer après pluſieurs événemens extraordinaires.

Avec ce ſecours, Cortès s’avançoit vers Mexico, à travers un pays abondant, arrosé, couvert de bois, de champs cultivés, de villages & de jardins. La campagne étoit féconde en plantes inconnues à l’Europe. On y voyoit une foule d’oiſeaux d’un plumage éclatant, des animaux d’eſpèces nouvelles. La nature étoit différente d’elle-même, & n’en étoit que plus agréable & plus riche. Un air tempéré, des chaleurs continues, mais ſupportables, entretenoient la parure & la fécondité de la terre. On voyoit dans le même canton, des arbres couverts de fleurs, des arbres chargés de fruits. On ſemoit dans un champ le grain qu’on moiſſonnoit dans l’autre.

Les Eſpagnols ne parurent point ſenſibles à ce nouveau ſpectacle. Tant de beautés ne les touchoient pas. Ils voyoient l’or ſervir d’ornement dans les maiſons & dans les temples, embellir les armes des Mexicains, leurs meubles & leurs perſonnes ; ils ne voyoient que ce métal. Semblables à ce Mammona dont parle Milton, qui dans le ciel oubliant la divinité même, avoit toujours les yeux fixés ſur le parvis qui étoit d’or.

Montezuma, que ſes incertitudes, & peut être la crainte de commettre ſon ancienne gloire, avoient empêché d’attaquer les Eſpagnols à leur arrivée ; de ſe joindre depuis aux Tlaſcaltèques plus hardis que lui ; d’aſſaillir enfin des vainqueurs, fatigués de leurs propres triomphes : Montezuma, dont les mouvemens s’étoient réduits à détourner Cortès du deſſein de venir dans ſa capitale, prit le parti de l’y introduire lui-même. Il commandoit à trente princes, dont pluſieurs pouvoient mettre ſur pied des armées. Ses richeſſes étoient conſidérables, & ſon pouvoir abſolu. Il paroît que ſes ſujets avoient quelques connoiſſances & de l’induſtrie. Ce peuple étoit guerrier & rempli d’honneur.

Si l’empereur du Mexique eût ſu faire uſage de ces moyens, ſon trône eût été inébranlable. Mais ce prince oubliant ce qu’il ſe devoit, ce qu’il devoit à ſa couronne, ne montra pas le moindre courage, la moindre intelligence. Tandis qu’il pouvoit accabler les Eſpagnols de toute ſa puiſſance, malgré l’avantage de leur diſcipline & de leurs armes, il voulut employer contre eux la perfidie.

Il les combloit à Mexico de préſens, d’égards, de careſſes, & il faiſoit attaquer la Vera-Crux, colonie que les Eſpagnols avoient fondée dans le lieu où ils avoient débarqué pour s’aſſurer une retraite, ou pour recevoir des ſecours. Il faut, dit Cortès à ſes compagnons, en leur apprenant cette nouvelle, il faut étonner ces barbares par une action, d’éclat : j’ai réſolu d’arrêter l’empereur, & de me rendre maître de ſa perſonne. Ce deſſein fut approuvé. Auſſi-tôt, accompagné de ſes officiers, il marche au palais de Montezuma, & lui déclare qu’il faut le ſuivre, ou ſe réſoudre à périr. Ce prince, par une baſſeſſe égale à la témérité de ſes ennemis, ſe met entre leurs mains. Il eſt obligé de livrer au ſupplice les généraux qui n’avoient agi que par ſes ordres ; & il met le comble à ſon aviliſſement, en rendant hommage de ſa couronne au roi d’Eſpagne.

Au milieu de ces ſuccès, on apprend que Narvaès vient d’arriver de Cuba avec huit cens fantaſſins, avec quatre-vingts chevaux, avec douze pièces de canon, pour prendre le commandement de l’armée & pour exercer des vengeances. Ces forces étoient envoyées par Velaſquès, mécontent que des aventuriers partis ſous ſes auſpices euſſent renoncé à toute liaiſon avec lui, qu’ils ſe fuſſent déclarés indépendans de ſon autorité, & qu’ils euſſent envoyés des députés en Europe, pour obtenir la confirmation des pouvoirs qu’ils s’étoient arrogés eux-mêmes. Quoique Cortès n’ait que deux cens cinquante hommes ; il marche à ſon rival ; il le combat, le fait priſonnier, oblige les vaincus à mettre bas les armes, puis les leur rend en leur propoſant de le ſuivre. Il gagne leur cœur par ſa confiance & ſa magnanimité. Ces ſoldats ſe rangent ſous ſes drapeaux ; & avec eux, il reprend, ſans perdre un moment, la route de Mexico où il n’avoit pu laiſſer que cent cinquante Eſpagnols qui, avec les Tlaſcaltèques gardoient étroitement l’empereur.

Il y avoit des mouvemens dans la nobleſſe Mexicaine, qui étoit indignée de la captivité de ſon prince ; & le zèle indiſcret des Eſpagnols, qui dans une fête publique en l’honneur des dieux du pays, renversèrent les autels & maſſacrèrent les adorateurs & les prêtres, avoit fait prendre les armes au peuple.

Les Mexicains avoient des ſuperſtitions barbares ; & leurs prêtres étoient des monſtres, qui faiſoient l’abus le plus affreux du culte abominable qu’ils avoient imposé à la crédulité de la nation. Elle reconnoiſſoit, comme tous les peuples policés, un être ſuprême, une vie à venir, avec ſes peines & ſes récompenſes : mais ces dogmes ſublimes étoient mêlés d’abſurdités, qui les rendoient incroyables.

Dans la religion du Mexique, on attendoit la fin du monde à la fin de chaque ſiècle ; & cette année étoit dans l’empire un tems de deuil & de déſolation.

Les Mexicains invoquoient des puiſſances ſubalternes, comme les autres nations en ont invoquées, ſous le nom de génies, de camis, de manitous, d’anges, de fétiches. La moindre de ces divinités avoit ſes temples, ſes images, ſes fonctions, ſon autorité particulière, & toutes faiſoient des miracles.

Ils avoient une eau ſacrée dont on faiſoit des aſperſions. On en faiſoit boire à l’empereur. Les pèlerinages, les proceſſions, les dons faits aux prêtres, étoient de bonnes œuvres.

On connoiſſoit chez eux des expiations, des pénitences, des macérations, des jeûnes. Quelques-unes de leurs ſuperſtitions leur étoient particulières. Tous les ans ils choiſiſſoient un eſclave. On l’enfermoit dans le temple, on l’adoroit, on l’encenſoit, on l’invoquoit, & on finiſſoit par l’égorger en cérémonie.

Voici encore une ſuperſtition qu’on ne trouvoit pas ailleurs. Les prêtres pétriſſoient en certains jours une ſtatue de pâte qu’ils faiſoient cuire. Ils la plaçoient ſur l’autel, où elle devenoit un dieu. Ce jour-là, une foule innombrable de peuple, se rendoit dans le temple. Les prêtres découpoient la statue. Ils en donnoient un morceau à chacun des assissans, qui le mangeoit, & se croyoit sanctifié après avoir mangé son dieu.

Il vaut mieux manger des dieux que des hommes : mais les Mexicains immoloient aussi des prisonniers de guerre dans le temple du dieu des batailles. Les prêtres, dit-on, mangeoient ensuite ces prisonniers, & en envoyoient des morceaux à l’empereur & aux principaux seigneurs de l’empire.

Quand la paix avoit duré quelque tems, les prêtres faisoient dire à l’empereur que les dieux avoient faim ; & dans la seule vue de faire des prisonniers, on recommençoit la guerre.

À tous égards, cette religion étoit atroce & terrible. Toutes ses cérémonies étoient lugubres & sanglantes. Elle tenoit sans çesse l’homme dans la crainte. Elle devoit rendre les hommes inhumains, & les prêtres tout puissans.

On ne peut faire un crime aux Espagnols d’avoir été révoltés de ces absurdes barbaries : mais il ne falloit pas les détruire par de plus grandes cruautés ; il ne falloit pas ſe jeter ſur le peuple aſſemblé dans le premier temple de la ville, & l’égorger ; il ne falloit pas aſſaſſiner les nobles pour les dépouiller.

Cortès à ſon retour à Mexico, trouva les ſiens aſſiégés dans le quartier où il les avoit laiſſés. C’étoit un eſpace aſſez vaſte pour contenir les Eſpagnols & leurs alliés, & entouré d’un mur épais, avec des tours placées de diſtance en diſtance. On y avoit diſposé l’artillerie le mieux qu’il avoit été poſſible ; & le ſervice s’y étoit toujours fait avec autant de régularité & de vigilance que dans une place aſſiégée ou dans le camp le plus exposé. Le général ne pénétra dans cette eſpèce de fortereſſe qu’après avoir ſurmonté beaucoup de difficultés ; & quand il y fut enfin parvenu les dangers continuoient encore. L’acharnement des naturels du pays étoit tel qu’ils haſardoient de pénétrer par les embrâſures du canon, dans l’aſyle qu’ils vouloient forcer.

Pour ſe tirer d’une ſituation ſi déſeſpérée, les Eſpagnols ont recours à des ſorties. Elles ſont heureuſes, ſans être déciſives. Les Mexicains montrent un courage extraordinaire. Ils ſe dévouent gaiement à une mort certaine. On les voit ſe précipiter nus & ſans défenſe dans les rangs de leurs ennemis pour rendre leurs armes inutiles ou pour les leur arracher. Tous veulent périr pour délivrer leur patrie de ces étrangers qui prétendoient y régner.

Le combat le plus ſanglant ſe donne ſur une élévation dont les Américains s’étoient emparés, & d’où ils accabloient de traits plus ou moins meurtriers tout ce qui ſe préſentoit. La troupe chargée de les déloger eſt trois fois repouſſée. Cortès s’indigne de cette réſiſtance, & quoiqu’aſſez grièvement bleſſé veut ſe charger lui-même de l’attaque. À peine eſt-il en poſſeſſion de ce poſte important, que deux Jeunes Mexicains jettent leurs armes & viennent à lui comme déſerteurs. Ils mettent un genou à terre, dans la poſture de ſupplians, le ſaiſiſſent & s’élancent avec une extrême vivacité dans l’eſpérance de le faire périr, en l’entraînant avec eux. Sa force ou ſon adreſſe le débarraſſent de leurs mains, & ils meurent victimes d’une entrepriſe généreuſe & inutile. Cette action, mille autres d’une vigueur pareille, font déſirer aux Eſpagnols qu’on puiſſe trouver des moyens de conciliation. Montezuma, toujours priſonnier, conſent à devenir l’inſtrument de l’eſclavage de ſon peuple, & il ſe montre, avec tout l’appareil du trône, ſur la muraille pour engager ſes ſujets à ceſſer les hoſtilités. Leur indignation lui apprend que ſon règne eſt fini ; & les traits qu’ils lui lancent le percent d’un coup mortel.

Un nouvel ordre de choſes ſuit de près cet événement tragique. Les Mexicains voient à la fin que leur plan de défenſe, que leur plan d’attaque ſont également mauvais ; & ils ſe bornent à couper les vivres à un ennemi que la ſupériorité de ſa diſcipline & de ſes armes rend invincible. Cortès ne s’aperçoit pas plutôt de ce changement de ſyſtême, qu’il penſe à ſe retirer chez les Tlaſcaltèques.

L’exécution de ce projet exigeoit une grande célérité, un ſecret impénétrable, des meſures bien combinées. On ſe met en marche vers le milieu de la nuit. L’armée défiloit en ſilence & en ordre ſur une digue, lorſque ſon arrière-garde fut attaquée avec impétuoſité par un corps nombreux, & ſes flancs par des canots diſtribués aux deux côtés de la chauſſée. Si les Mexicains, qui avoient plus de forces qu’ils n’en pouvoient faire agir, euſſent eu la précaution de jeter des troupes à l’extrémité des ponts qu’ils avoient ſagement rompus, les Eſpagnols & leurs alliés auroient tous péri dans cette action ſanglante. Leur bonheur voulut que leur ennemi ne ſut pas profiter de tous ſes avantages ; & ils arrivèrent enfin ſur les bords du lac, après des dangers & des fatigues incroyables. Le déſordre où ils étoient, les expoſoit encore à une défaite entière. Une nouvelle faute vint à leur ſecours.

L’aurore permit à peine aux Mexicains de découvrir le champ de bataille dont ils étoient reſtés les maîtres, qu’ils aperçurent parmi les morts un fils & deux filles de Montezuma, que les Eſpagnols emmenoient avec quelques autres priſonniers. Ce ſpectacle les glaça d’effroi. L’idée d’avoir maſſacré les enfans après avoir immolé le père, étoit trop forte, pour que des âmes foibles & énervées par l’habitude d’une obéiſſance aveugle, puſſent la ſoutenir. Ils craignirent de joindre l’impiété au régicide ; & ils donnèrent à de vaines cérémonies funèbres, un tems qu’ils devoient au ſalut de leur patrie.

Durant cet intervalle, l’armée battue qui avoit perdu ſon artillerie, ſes munitions, ſes bagages, ſon butin, cinq ou ſix cens Eſpagnols, deux mille Tlaſcaltèques, & à laquelle il ne reſtoit preſque pas un ſoldat qui ne fût bleſſé, ſe remettoit en marche. On ne tarda pas à la pourſuivre, à la harceler, à l’envelopper enfin dans la vallée d’Otumba. Le feu du canon & de la mouſqueterie, le fer des lances, & des épées n’empêchoient pas les Indiens, tout nus qu’ils étoient, d’approcher, & de ſe jeter ſur leurs ennemis avec une grande animoſité. La valeur alloit céder au nombre, lorſque Cortès décida de la fortune de cette journée. Il avoit entendu dire que dans cette partie du Nouveau-Monde, le ſort des batailles dépendoit de l’étendard royal. Ce drapeau, dont la forme étoit remarquable, & qu’on ne mettoit en campagne que dans les occaſions les plus importantes, étoit aſſez près de lui. Il s’élance avec ſes plus braves compagnons, pour le prendre. L’un d’eux le ſaiſit & l’emporte dans les rangs des Eſpagnols. Les Mexicains perdent courage ; ils prennent la fuite en jettant leurs armes. Cortès pourſuit ſa marche, & arrive ſans obſtacle chez, les Tlaſcaltèques.