Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 11

XI. Les Eſpagnols imaginent de nouveaux moyens pour ſubjuguer le Mexique, & ils y réussissent.

Il n’avoit perdu ni le dessein, ni l’eſpérance de ſoumettre l’empire du Mexique ; mais il avoit fait un nouveau plan. Il vouloit ſe ſervir d’une partie des peuples, pour assujettir l’autre. La forme du gouvernement, la disposition des eſprits, la situation de Mexico, favorisoient ce projet, & les moyens de l’exécuter.

L’empire étoit électif, & quelques rois ou caciques étoient les électeurs. Ils choisissoient d’ordinaire un d’entr’eux. On lui faisoit jurer que tout le tems qu’il seroit sur le trône, les pluies tomberoient à propos, les rivières ne causeroient point de ravages, les campagnes n’éprouveroient point de stérilité, les hommes ne périroient point par les influences malignes d’un air contagieux. Cet usage pouvoit tenir au gouvernement théocratique, dont on trouve encore des traces dans presque toutes les nations de l’univers. Peut-être aussi le but de ce serment bizarre étoit-il de faire entendre au nouveau souverain, que les malheurs d’un état venant presque toujours des déſordres de l’administration, il devoit régner avec tant de modération & de sagesse, qu’on ne pût jamais regarder les calamités publiques comme l’effet de ſon imprudence, ou comme une juſte punition de ſes déréglemens.

On avoit fait les plus belles loix pour obliger à ne donner la couronne qu’au mérite : mais la ſuperſtition donnoit aux prêtres une grande influence dans les élections.

Dès que l’empereur étoit inſtallé, il étoit obligé de faire la guerre, & d’amener des priſonniers aux dieux. Ce prince, quoique électif, étoit fort abſolu, parce qu’il n’y avoit point de loix écrites, & qu’il pouvoit changer les uſages reçus.

Preſque toutes les formes de la juſtice & les étiquettes de la cour étoient conſacrées par la religion.

Les loix puniſſoient les crimes qui ſe puniſſent par-tout : mais les prêtres ſauvoient ſouvent les criminels.

Il y avoit deux loix propres à faire périr bien des innocens, & qui devoient appeſantir ſur les Mexicains le double joug du deſpotiſme & de la ſuperſtition. Elles condamnoient à mort ceux qui auroient bleſſé la ſainteté de la religion, & ceux qui auroient bleſſé la majeſté du prince. On voit combien des loix ſi peu préciſes facilitoient les vengeances particulières, ou les vues intéreſſées des prêtres & des courtiſans.

On ne parvenoit à la nobleſſe, & les nobles ne parvenoient aux dignités que par des preuves de courage, de piété & de patience. On faiſoit dans les temples un noviciat plus pénible que dans les armées ; & enſuite, ces nobles auxquels il en avoit tant coûté pour l’être, ſe dévouoient aux fonctions les plus viles dans le palais des empereurs.

Cortès penſa que dans la multitude des vaſſaux du Mexique, il y en auroit qui ſecoueroient volontiers le joug, & s’aſſocieroient aux Eſpagnols.

Il avoit vu combien les Mexicains étoient haïs des petites nations dépendantes de leur empire, & combien les empereurs faiſoient ſentir durement leur puiſſance.

Il s’étoit aperçu que la plupart des provinces déteſtoient la religion de la capitale, & que dans Mexico même, les grands, les hommes riches, dans qui l’eſprit de ſociété diminuoit la férocité des préjugés & des mœurs du peuple, n’avoient plus que de l’indifférence pour cette religion. Pluſieurs d’entre les nobles étoient révoltés d’exercer les emplois les plus humilians auprès de leurs maîtres.

Depuis ſix mois, Cortes mûriſſoit, en ſilence, ſes grands projets, lorſqu’on le vit ſortir de la retraite, ſuivi de cinq cens quatre-vingt-dix Eſpagnols, de dix mille Tlaſcaltèques, de quelques autres Indiens, amenant quarante chevaux & traînant huit ou neuf pièces de campagne. Sa marche vers le centre des états Mexicains fut facile & rapide. Les petites nations, qui auroient pu la retarder ou l’embarraſſer, furent toutes aisément ſubjuguées, ou ſe donnèrent librement à lui. Pluſieurs des peuplades qui occupoient les environs de la capitale de l’empire, furent auſſi forcées de ſubir ſes loix ou s’y ſoumirent d’elles-mêmes.

Des ſuccès propres à étonner, même les plus préſomptueux, auroient dû naturellement livrer tous les cœurs au chef intrépide & prévoyant dont ils étoient l’ouvrage. Il n’en fut pas ainſi. Parmi ſes ſoldats Eſpagnols, il s’en trouvoit un aſſez grand nombre qui avoient trop bien conſervé le ſouvenir des dangers auxquels ils avoient ſi difficilement échappé. La crainte de ceux qu’il falloit courir encore les rendit perfides. Ils convinrent entre eux de maſſacrer leur général & de faire paſſer le commandement à un officier, qui, abandonnant des projets qui leur paroiſſoient extravagans, prendroit des meſures ſages pour leur conſervation. La trahiſon alloit s’exécuter, quand le remords conduiſit un des conjurés aux pieds de Cortès. Auſſitôt ce génie hardi, dont les événemens inattendus développoient de plus en plus les reſſources, fait arrêter, juger & punir Villafagna, moteur principal d’un ſi noir complot ; mais après lui avoir arraché une liſte exacte de tous ſes complices. Il s’agiſſoit de diſſiper les inquiétudes que cette découverte pouvoit cauſer. On y réuſſit, en publiant que le ſcélérat a déchiré un papier qui contenoit, ſans doute, le plan de la conſpiration ou le nom des aſſociés, & qu’il a emporté ſon ſecret au tombeau, malgré la rigueur des ſupplices employés pour le lui arracher.

Cependant, pour ne pas donner aux troupes le tems de trop réfléchir ſur ce qui vient de ſe paſſer, le général ſe hâta d’attaquer Mexico, le grand objet de ſon ambition & le terme des eſpérances de l’armée. Ce projet préſentoit de grandes difficultés.

Des montagnes, qui la plupart avoient mille pieds d’élévation, entouroient une plaine d’environ quarante lieues. La majeure partie de ce vaſte eſpace étoit occupée par des lacs qui communiquoient enſemble. À l’extrémité ſeptentrionale du plus grand, avoit été bâtie, dans quelques petites iſles, la plus conſidérable cité qui exiſtât dans le Nouveau-Monde, avant que les Européens l’euſſent découvert. On y arrivoit par trois chauſſées plus ou moins longues, mais toutes larges & ſolidement conſtruites. Les habitans des rivages trop éloignés de ces grandes voies, s’y rendoient ſur leurs canots.

Cortès ſe rendit maître de la navigation par le moyen des petits navires dont on avoit préparé les matériaux à Tlaſcala ; & il fit attaquer les digues par Saudoval, par Alvarado & par Olid, à chacun deſquels il avoit donné un nombre égal de canons, d’Eſpagnols & d’Indiens auxiliaires.

Tout étoit diſposé de longue main pour une réſiſtance opiniâtre. Les moyens de défenſe avoient été préparés par Quetlavaca, qui avoit remplacé Montezuma ſon frère : mais la petite vérole, portée dans ces contrées par un eſclave de Narvaès, l’avoit fait périr ; & lorſque le ſiège commença, c’étoit Guatimoſin qui tenoit les rênes de l’empire.

Les actions de ce jeune prince furent toutes héroïques & toutes prudentes. Le feu de ſes regards, l’élévation de ſes diſcours, l’éclat de ſon courage faiſoient ſur ſes peuples l’impreſſion qu’il déſiroit. Il diſputa le terrein pied â pied ; & jamais il n’en abandonna un pouce qui ne fût jonché des cadavres de ſes ſoldats & teint du ſang de ſes ennemis. Cinquante mille hommes, accourus de toutes les parties de l’empire à la défenſe de leur maître & de leurs dieux, avoient péri par le fer ou par le feu ; la famine faiſoit tous les jours des ravages inexprimables ; des maladies contagieuſes s’étoient jointes à tant de calamités, ſans que ſon âme eût été un inſtant, un ſeul inſtant ébranlée. Les aſſaillans, après cent combats meurtriers & de grandes pertes, étoient parvenus au centre de la place, qu’il ne ſongeoit pas encore à céder. On le fit enfin conſentir à s’éloigner des décombres qui ne pouvoient plus être défendus, pour aller continuer la guerre dans les provinces. Dans la vue de faciliter cette retraite, quelques ouvertures de paix furent faites à Cortès : mais cette noble ruſe n’eut pas le ſuccès qu’elle méritoit ; & un brigantin s’empara du canot où étoit le généreux & infortuné monarque. Un financier Eſpagnol imagina que Guatimoſin avoit des tréſors cachés ; & pour le forcer à les déclarer, il le fît étendre ſur des charbons ardens. Son favori, exposé à la même torture, lui adreſſoit de triſtes plaintes : Et moi, lui dit l’empereur, ſuis-je ſur des roſes ? Mot comparable à tous ceux que l’hiſtoire a tranſmis à l’admiration des hommes. Les Mexicains le rediroient à leurs enfans, ſi quelque jour ils pouvoient rendre aux Eſpagnols ſupplice pour ſupplice, noyer cette race d’exterminateurs dans la mer ou dans le ſang. Ce peuple auroit peut-être les actes de ſes martyrs, les annales de ſes persécutions. On y liroit, ſans doute, que Guatimoſin fut tiré demi-mort d’un gril ardent, & que, trois ans après, il fut pendu publiquement, ſous prétexte d’avoir conſpiré contre ſes tyrans & ſes bourreaux.