Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 9

IX. Les Eſpagnols abordent au Mexique. Leurs premiers combats ſont contre la république de Tlaſcala.

Cet empire obéiſſoit à Montezuma, lorſque les Eſpagnols y abordèrent. Le ſouverain ne tarda pas a être averti de l’arrivée de ces étrangers. Dans cette vaſte domination, des courriers placés de diſtance en diſtance, inſtruiſoient rapidement la cour de toute ce qui arrivoit dans les provinces les plus reculées. Leurs dépêches conſiſtoient en des ſortes de coton, où étoient repréſentées les différentes circonſtances des affaires qui méritoient l’attention du gouvernement. Les figures étoient entremêlées de caractères hyérogliphiques, qui ſuppléoient à ce que l’art du peintre n’avoit pu exprimer.

On devoit s’attendre qu’un prince que ſa valeur avoit élevé au trône, dont les conquêtes avoient étendu l’empire, qui avoit des armées nombreuſes & aguerries, feroit attaquer, ou attaqueroit lui-même une poignée d’aventuriers, qui oſoient infeſter ſon domaine de leurs brigandages. Il n’en fut pas ainſi ; & les Eſpagnols, toujours invinciblement pouſſés vers le merveilleux, cherchèrent, dans un miracle, l’explication d’une conduite ſi viſiblement opposée au caractère du monarque, ſi peu aſſortie aux circonſtances où il ſe trouvoit. Les écrivains de cette ſuperſtitieuſe nation ne craignirent pas de publier à la face de l’univers, qu’un peu avant la découverte du Nouveau-Monde, on avoit annoncé aux Mexicains, que bientôt il arriveroit du côté de l’Orient un peuple invincible, qui vengeroit, d’une manière à jamais terrible, les dieux irrités par les plus horribles crimes, par celui en particulier que la nature repouſſe avec le plus de dégoût ; & que cette prédiction fatale avoit ſeule enchaîné les talens de Montezuma. Ils crurent trouver dans cette impoſture le double avantage de juſtifier leurs uſurpations, & d’aſſocier le ciel à leurs cruautés. Une fable ſi groſſière trouva long-tems des partiſans dans les deux hémiſphères ; & cet aveuglement n’eſt pas auſſi ſurprenant qu’on le pourroit croire. Quelques réflexions pourront en développer les cauſes.

D’anciennes révolutions, dont l’époque eſt inconnue, ont bouleversé la terre ; & l’aſtronomie nous montre la poſſibilité de ces cataſtrophes, dont l’hiſtoire phyſique & morale du monde offre une infinité de preuves inconteſtables. Un grand nombre de comètes ſe meuvent dans tous les ſens autour du ſoleil. Loin que les mouvemens de leurs orbites ſoient invariables, ils ſont ſenſiblement altérés par l’action des planètes. Pluſieurs de ces grands corps ont paſſé près de la terre, & peuvent l’avoir rencontrée. Cet événement eſt peu vraiſemblable dans le cours d’une année ou même d’un ſiècle : mais ſa probabilité augmente tellement par le nombre des révolutions de la terre, qu’on peut preſque aſſurer que cette planète n’a pas toujours échappé au choc des différentes comètes qui traverſoient ſon orbite.

Cette rencontre a du occaſionner, ſur la ſurface du globe, des ravages inexprimables. L’axe de rotation changé ; les mers abandonnant leur ancienne poſition pour ſe précipiter vers le nouvel équateur ; la plus grande partie des animaux noyée par le déluge, ou détruite par la violente ſecouſſe imprimée à la terre par la comète ; des eſpèces entières anéanties : tels ſont les déſaſtres qu’une comète a du produire.

Indépendamment de cette cauſe générale de dévaſtation, les tremblemens de terre, les volcans, mille autres cauſes inconnues, qui agiſſent dans l’intérieur du globe & à ſa ſurface, doivent changer la poſition reſpective de ſes parties, & par une ſuite néceſſaire la ſienniſon de ſes pôles de rotation. Les eaux de la mer, déplacées par ces changemens, doivent quitter un pays pour couvrir l’autre, & cauſer ainſi ces inondations, ces déluges ſucceſſifs qui ont laiſſé par-tout des monumens viſibles de ruine, de dévaſtation, & des traces profondes de leurs ravages dans le ſouvenir des hommes.

Cette lutte continuelle d’un élément contre l’autre, de la terre qui engloutit une partie de l’océan dans ſes cavités intérieures, de la mer qui ronge & emporte de grandes portions de la terre dans ſes abîmes ; ce combat éternel des deux élémens incompatibles, ce ſemble, & pourtant inséparables, tient les habitans du globe dans un péril ſenſible, & dans des alarmes vives ſur leur deſtinée. La mémoire ineffaçable des changemens arrivés, inſpire naturellement la crainte des changemens à venir. De-là ces traditions univerſelles de déluges paſſés, & cette attente de l’embrâſement du monde. Les tremblemens de terre occaſionnés par les inondations & les volcans, que ces ſecouſſes reproduiſent à leur tour, ces criſes violentes dont aucune partie du globe ne doit être exempte, engendrent & perpétuent la frayeur parmi les hommes. On la trouve répandue & conſacrée dans toutes les ſuperſtitions. Elle eſt plus vive dans les pays où, comme l’Amérique, les marques de ces révolutions du globe ſont plus ſenſibles & plus récentes.

L’homme épouvanté voit dans un ſeul mal le germe de mille autres. Il en attend de la terre & des cieux ; il croit voir la mort ſur ſa tête & ſous ſes pieds. Des événemens que le haſard a rapprochés lui paroiſſent liés dans la nature même & dans l’ordre des choſes. Comme il n’arrive jamais rien ſur la terre, ſans qu’elle ſe trouve ſous l’aſpect de quelque conſtellation, on s’en prend aux étoiles de tous les malheurs dont on ignore la cauſe ; & de ſimples rapports de ſituation entre des planètes, ont pour l’eſprit humain, qui a toujours cherché dans les ténèbres l’origine du mal, une influence immédiate & néceſſaire ſur toutes les révolutions qui les ſuivent ou les accompagnent.

Mais les événemens politiques, comme les plus intéreſſans pour l’homme, ont toujours eu eu à ſes yeux une dépendance très-prochaine du mouvement des aſtres. De-là les fauſſes prédictions & les terreurs qu’elles ont inſpirées : terreurs qui ont toujours troublé la terre, & dont l’ignorance eſt tout-à-la-fois le principe & la meſure.

Quoique Montezuma eût pu, comme tant d’autres, être atteint de cette maladie de l’eſprit humain, rien ne porte à penſer qu’il ait eu une foibleſſe, alors ſi commune. Mais ſa conduite politique n’en fut pas meilleure. Depuis que ce prince étoit ſur le trône, il ne montroit aucun des talens qui l’y avoient fait monter. Du ſein de la molleſſe, il mépriſoit ſes ſujets, il opprimoit ſes tributaires. L’arrivée des Eſpagnols ne rendit pas du reſſort à cette âme avilie & corrompue. Il perdit en négociations, le tems qu’il falloit employer en combats, & voulut renvoyer avec des préſens des ennemis qu’il falloit détruire. Cortès, à qui cet engourdiſſement convenoit beaucoup, n’oublioit rien pour le perpétuer. Ses diſcours étoient d’un ami. Sa miſſion ſe bornoit, diſoit-il, à entretenir de la part du plus grand monarque de l’Orient, le puiſſant maître du Mexique. À toutes les inſtances qu’on faiſoit pour preſſer ſon rembarquement, il répondoit toujours qu’on n’avoit jamais renvoyé un ambaſſadeur ſans lui donner audience. Cette obſtination ayant réduit les envoyés de Montezuma à recourir, ſelon leurs inſtructions, aux menaces, & à vanter les tréſors & les forces de leur patrie : voilà, dit le général Eſpagnol, en ſe tournant vers ſes ſoldats, voilà ce que nous cherchons, de grands périls & de grandes richeſſes. Il avoit alors fini ſes préparatifs, & acquis toutes les connoiſſances qui lui étoient néceſſaires. Réſolu à vaincre ou à périr, il brûla ſes vaiſſeaux, & marcha vers la capitale de l’empire. Sur ſa route ſe trouvoit la république de Tlaſcala, de tout tems ennemie des Mexicains, qui vouloient la ſoumettre à leur domination. Cortès ne doutant pas qu’elle ne dût favoriſer ſes projets, lui fit demander paſſage, & propoſer une alliance. Des peuples qui s’étoient interdit preſque toute communication avec leurs voiſins & que ce principe inſociable avoit accoutumés à une défiance univerſelle, ne devoient pas être favorablement diſposés pour des étrangers dont le ton étoit impérieux & qui avoient ſignalé leur arrivée par des inſultes faites aux dieux du pays. Auſſi repouſſèrent-ils, ſans ménagement, les deux ouvertures. Les merveilles qu’on racontoit des Eſpagnols étonnoient les Tlaſcaltèques, mais ne les effrayoient pas. Ils livrèrent quatre ou cinq combats. Une fois les Eſpagnols furent rompus. Cortès ſe crut obligé de ſe retrancher, & les Indiens ſe firent tuer ſur les parapets. Que leur manquoit-il pour vaincre ? Des armes.

Un point d’honneur qui tient à l’humanité. Un point d’honneur qu’on trouva chez les Grecs au ſiège de Troye, qui ſe fit remarquer chez quelques peuples des Gaules & qui paroît établi chez pluſieurs nations, contribua beaucoup à la défaite des Tlaſcaltèques. C’étoit la crainte & la honte d’abandonner à l’ennemi leurs bleſſés & leurs morts. À chaque moment, le ſoin de les enlever rompoit les rangs & ralentiſſoit les attaques.

Une conſtitution politique, qu’on ne ſe ſeroit pas attendu à trouver dans le Nouveau-Monde, s’étoit formée dans cette contrée.

Le pays étoit partagé en pluſieurs cantons, où régnoient des hommes qu’on appelloit caciques. Ils conduiſoient leurs ſujets à la guerre, levoient les impôts & rendoient la juſtice : mais il falloit que leurs édits fuſſent confirmés par le sénat de Tlaſcala qui étoit le véritable ſouverain. Il étoit composé de citoyens choiſis dans chaque diſtrict par les aſſemblées du peuple.

Les Tlaſcaltèques avoient des mœurs extrêmement sévères. Ils puniſſoient de mort le menſonge, le manque de reſpect du fils à ſon père, le péché contre nature. Le larcin, l’adultère & l’ivrognerie étoient en horreur : ceux qui étoient coupables de ces crimes étoient bannis. Les loix permettoient la pluralité des femmes ; le climat y portoit, & le gouvernement y encourageoit.

Le mérite militaire étoit le plus honoré, comme il l’eſt toujours chez les peuples ſauvages ou conquérans. À la guerre, les Tlaſcaltèques portoient dans leurs carquois deux flèches, ſur leſquelles étoient gravées les images de leurs anciens héros. On commençoit le combat par lancer une de ces flèches, & l’honneur obligeoit à la reprendre.

Dans la ville, ils étoient vêtus : mais ils ſe dépouilloient de leurs habits pour combattre.

On vantoit leur bonne-foi & leur franchiſe dans les traités : & entre eux ils honoroient les vieillards.

Leur pays, quoiqu’inégal, quoique peu étendu, quoique médiocrement fertile, étoit fort peuplé, aſſez bien cultivé, & l’on y vivoit heureux.

Voilà les hommes que les Eſpagnols ne daignoient pas admettre dans l’eſpèce humaine. Une des qualités qu’ils mépriſoient le plus chez les Tlaſcaltèques, c’étoit l’amour de la liberté. Ils ne trouvoient pas que ce peuple eût un gouvernement, parce qu’il n’avoit pas celui d’un ſeul ; ni une police, parce qu’il n’avoit pas celle de Madrid ; ni des vertus, parce qu’il n’avoit pas leur culte ; ni de l’eſprit, parce qu’il n’avoit pas leurs opinions.

Jamais peut-être aucune nation ne fut idolâtre de ſes préjugés, au point où l’étoient alors, où le ſont peut-être encore aujourd’hui les Eſpagnols. Ces préjugés faiſoient le fond de toutes leurs pensées, influoient ſur leurs jugemens, formoient leur caractère. Ils n’employoient le génie ardent & vigoureux que leur a donné la nature, qu’à inventer une foule de ſophiſmes, pour s’affermir dans leurs erreurs. Jamais la déraiſon n’a été plus dogmatique, plus décidée, plus ferme & plus ſubtile. Ils étoient attachés à leurs uſages comme à leurs préjugés. Ils ne reconnoiſſoient qu’eux dans l’univers de ſensés, d’éclairés, de vertueux. Avec cet orgueil national, le plus aveugle qui fut jamais, ils auroient eu pour Athènes, le mépris qu’ils avojent pour Tlaſcala. Ils auroient traité les Chinois comme des bêtes ; & par-tout ils auroient outragé, opprimé, dévaſté.

Malgré cette manière de penſer ſi hautaine & ſi dédaigneuſe, les Eſpagnols firent alliance avec les Tlaſcaltèques, qui leur donnèrent ſix mille ſoldats pour les conduire & les appuyer.