Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 8

VIII. Les Suédois prennent part au commerce des Indes. De quelle manière ils le conduiſent.

Un riche négociant de Stockholm, nommé Henri Koning, goûta leurs projets, & les fit approuver par la diète de 1731. On établit une compagnie des Indes, à laquelle on accorda le privilège excluſif de négocier au-delà du cap de Bonne-Eſpérance. Son octroi fut borné à quinze ans. On crut qu’il ne falloit pas lui donner plus de durée ; ſoit pour remédier de bonne heure aux imperfections qui ſe trouvent dans les nouvelles entrepriſes ; ſoit pour diminuer le chagrin d’un grand nombre de citoyens, qui s’élevoient avec chaleur contre un établiſſement que la nature & l’empire du climat ſembloient repouſſer. Le déſir de réunir, le plus qu’il ſeroit poſſible, les avantages d’un commerce libre & ceux d’une aſſociation privilégiée, firent régler que les fonds ne ſeroient pas limités, & que tout actionnaire pourroit retirer les ſiens à la fin de chaque voyage. Comme la plupart des intéreſſés étoient étrangers, Flamands principalement, il parut juſte d’aſſurer un bénéfice à la nation, en faiſant payer au gouvernement quinze cens dalers d’argent, ou 3 390 livres par laſt que porteroit chaque bâtiment.

Cette condition n’empêcha pas la ſociété d’expédier, durant la durée de ſon octroi, vingt-cinq navires ; trois pour le Bengale & vingt-deux pour la Chine. Un de ces vaiſſeaux fit naufrage avec ſa cargaiſon entière, & trois périrent ſans chargement. Malgré ces malheurs, les intéreſſés retirèrent, outre leur capital, huit cens dix-ſept & demi pour cent, ce qui montoit, année commune, à cinquante quatre & demi pour cent : bénéfice infiniment conſidérable, quoique, ſur ce produit, chacun des actionnaires dût faire & payer lui-même ſes aſſurances.

En 1746, la compagnie obtint un nouveau privilège pour vingt ans. Elle fit partir ſucceſſivement trois vaiſſeaux pour Surate, & trente-trois pour Canton, dont un fit naufrage avec tous ſes fonds, près du lieu de ſa deſtination. Le profit des intéreſſés fut de huit cens ſoixante-onze & un quart pour cent, ou de quarante-trois chaque année. Un événement remarquable diſtingua ce ſecond octroi du premier. Dès 1753, les aſſociés renoncèrent à la liberté dont ils avoient toujours joui, de retirer à volonté leurs capitaux, & ſe déterminèrent à former un corps permanent. L’état les fit conſentir à ce nouvel ordre de choſes, en ſe contentant d’un droit de vingt pour cent ſur toutes les marchandiſes gui ſe conſommeroient dans le royaume, au lieu de 75 000 liv. qu’il recevoit depuis ſept ans pour chaque voyage. Ce ſacrifice avoit pour but de mettre la compagnie Suédoiſe en état de ſoutenir la concurrence de la compagnie qui venoit de naître à Embden : mais les beſoins publics le firent rétracter en 1765. On pouſſa même l’infidélité juſqu’à exiger tous les arrérages.

Le monopole fut renouvelé, en 1766, pour vingt ans encore. Il prêta à la nation 1 250 000 livres ſans intérêt, & une ſomme double pour un intérêt de ſix pour cent. La ſociété qui faiſoit ces avances, devoit être ſucceſſivement remboursée de la première, par la retenue des 93 750 livres qu’elle s’engageoit à payer pour chaque navire qui ſeroit expédié, & de la ſeconde à quatre époques convenues. Avant le premier janvier 1778, il étoit parti vingt & un vaiſſeaux tous, pour la Chine, dont quatre étoient encore attendus. Les dix-ſept arrivés, ſans avoir éprouvé d’événement fâcheux, avoient rapporté vingt-deux millions ſix cens livres peſant de thé, & quelques autres objets d’une importance beaucoup moindre. On ne peut pas dire précisément quel bénéfice ont produit ces expéditions : mais on doit préſumer qu’il a été conſidérable, puiſque les actions ont gagné juſqu’à quarante-deux pour cent. Ce qui eſt généralement connu, c’eſt que le dividende fut de douze pour cent en 1770, qu’il a été de ſix toutes les autres années, & ; que la compagnie eſt chargée des aſſurances depuis 1753.

Ce corps a établi le ſiège de ſes affaires à Gothenbourg, dont la poſition offroit pour l’expédition des bâtimens, pour la vente des marchandiſes, des facilités que refuſoient les autres ports du royaume. Une préférence ſi utile a beaucoup augmenté le mouvement de cette rade & le travail de ſon territoire.

Dans l’origine de la compagnie, ſes fonds varioient d’un voyage à l’autre. Ils furent, dit-on, fixés à ſix millions en 1753, & à cinq ſeulement, à la dernière convention. Les gens les mieux inſtruits ſont réduits à de ſimples conjectures ſur ce point important. Jamais, il ne fut mis ſous les yeux du public. Comme les Suédois avoient d’abord beaucoup moins de part à ce capital, qu’ils n’en ont eu depuis, le gouvernement jugea convenable de l’envelopper d’un nuage épais. Pour y parvenir, il fut ſtatué que tout directeur qui révéleroit le nom des aſſociés ou les ſommes qu’ils auroient ſouſcrites, ſeroit ſuſpendu, déposé même, & qu’il perdroit, ſans retour, tout l’argent qu’il auroit mis dans cette entrepriſe. Cet eſprit de myſtère, inconcevable dans un pays libre, continua trente-cinq ans. Douze actionnaires devoient, il eſt vrai, recevoir tous les quatre ans les comptes des adminiſtrateurs : mais c’étoit l’adminiſtration qui nommoit ces cenſeurs. Depuis 1767, ce ſont les intéreſſés eux-mêmes qui choiſiſſent les commiſſaires, & qui écoutent leur rapport dans une aſſemblée générale. Ce nouvel arrangement aura ſans doute diminué la corruption. Le ſecret dans la politique, eſt comme le menſonge : il peut ſauver pour un moment les états, & doit les perdre avec le tems. L’un & l’autre ne ſont utiles qu’aux méchans.

Le produit des ventes n’a pas été toujours le même. On l’a vu plus ou moins conſidérable, ſelon le nombre & la grandeur des vaiſſeaux employés dans ce commerce, ſelon la cherté des marchandiſes au lieu de leur fabrication & leur rareté en Europe. Cependant, on peut aſſurer qu’il eſt rarement reſté au-deſſous de 2 000 000 liv. & ne s’eſt jamais élevé au-deſſus de cinq. Le thé a toujours formé plus des quatre cinquièmes de ces valeurs.

C’eſt avec des piaſtres, achetées à Cadix, que ces opérations ont été conduites. Le peu qu’on y a fait entrer d’ailleurs mérite à peine qu’on s’en ſouvienne.

Les conſommations de la Suède furent d’abord un peu plus conſidérables qu’elles ne l’ont été dans la ſuite, parce qu’originairement les productions de l’Aſie ne devoient rien au fiſc. La plupart furent depuis aſſujetties à une impoſition de vingt ou vingt-cinq pour cent, quelques-unes même, telles que les ſoieries, paſſagèrement proſcrites. Ces droits ont réduit la conſommation annuelle du royaume à 300 000 livres. Tout le reſte eſt exporté, en payant à l’état un huitième pour cent du prix de ſa vente. La Suède, vu la foibleſſe de ſon numéraire & la médiocrité de ſes reſſources intrinsèques, ne peut ſe permettre un plus grand luxe. On en va voir la preuve.