Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 23

XXIII. Obſtacles qui s’oppoſent à la proſpérité de la Ruſſie. Moyens qu’on pourroit employer pour les ſurmonter.

Les changemens que nous nous ſommes permis d’indiquer, ſont indiſpenſables pour rendre la Ruſſie floriſſante, mais ne ſauroient ſuffire. Pour donner à cette proſpérité quelque conſiſtance, il faudroit donner de la ſtabilité à l’ordre de la ſucceſſion. La couronne de cet empire fut long-tems héréditaire. Pierre I la rendit patrimoniale. Elle eſt devenue comme élective à la dernière révolution. Cependant, toute nation veut ſavoir à quel titre on lui commande ; & le titre qui la frappe le plus eſt celui de la naiſſance. Otez aux regards de la multitude ce ſigne viſible, & vous remplirez les états de révoltes & de diſſenſions.

Mais il ne ſuffit pas d’offrir aux peuples un ſouverain qu’ils ne puiſſent pas méconnoître. Il faut que ce ſouverain les rende heureux ce qui eſt impoſſible en Ruſſie, à moins qu’on n’y change la forme du gouvernement.

L’eſclavage, quelque ſens qu’on veuille donner à cette expreſſion, eſt l’état dans lequel eſt tombée toute la nation. Parmi les ſujets, qu’on regarde comme libres dans cet empire, il n’en eſt aucun qui ait la sûreté morale de ſa perſonne, la propriété conſtante de ſes biens, une liberté qu’il ne puiſſe perdre que dans des cas prévus & déterminés par la loi.

Sous un tel gouvernement, il ne ſauroit exiſter de lien entre les membres & leur chef. S’il eſt toujours redoutable pour eux, toujours ils ſont redoutables pour lui. La force publique, dont il abuſe pour les écraſer, n’eſt que le produit des forces particulières de ceux qu’il opprime. Le déſeſpoir ou un ſentiment plus noble peuvent, à chaque inſtant, les tourner contre lui.

Le reſpect qu’on doit à la mémoire de Pierre I, ne doit pas empêcher de dire qu’il ne lui fut pas donné de voir l’enſemble d’un état bien conſtitué. Il étoit né avec du génie. On lui inſpira l’amour de la gloire. Cette paſſion le rendit actif, patient, appliqué, infatigable, capable de vaincre les difficultés que la nature, l’ignorance, l’habitude, oppoſoient à ſes entrepriſes. Avec ces vertus & les étrangers qu’il appella à lui, il réuſſit à créer une armée, une flotte, un port. Il fît pluſieurs réglemens néceſſaires pour le ſuccès de ſes hardis projets ; mais quoique la renommée lui ait prodigué de toutes parts le ſublime titre de légiſlateur, à peine publia-t-il deux ou trois loix, qui même portoient l’empreinte d’un caractère féroce. On ne le vit pas s’élever juſqu’à combiner la félicité de ſes peuples avec ſa grandeur perſonnelle. Après ſes magnifiques établiſſemens, la nation continua à languir dans la pauvreté, dans la ſervitude & dans l’oppreſſion. Il ne voulut rien relâcher de ſon deſpotiſme ; il l’aggrava peut-être, & laiſſa à ſes ſucceſſeurs cette idée atroce & deſtructive, que les ſujets ne ſont rien & que le ſouverain eſt tout.

Depuis ſa mort, ce mauvais eſprit s’eſt perpétué. On n’a pas voulu voir que la liberté eſt le premier droit de tous les hommes ; que le ſoin de la diriger vers le bien commun, doit être le but de toute ſociété raiſonnablement ordonnée ; & que le crime de la force eſt d’avoir privé la plus grande partie du globe de cet avantage naturel.

Ainſi l’a pensé Catherine II. À peine cette célèbre princeſſe avoit pris les rênes du gouvernement, qu’il ſe répandit de tous côtés qu’elle vouloit régner ſur des hommes libres. Au moment ou ſes intentions commençoient à tranſpirer, plus de cent mille ſerfs ſe diſposèrent à la révolte contre leurs maîtres. Pluſieurs des ſeigneurs, qui habitoient leurs terres, furent maſſacrés. Cette agitation, dont les ſuites pouvoient bouleverſer l’état, fit comprendre qu’il falloit apprivoiſer les ours avant de briſer leurs chaînes, & que de bonnes loix & des lumières devoient précéder la liberté.

Auſſi-tôt eſt conçu un projet de légiſlation ; & l’on veut que ce code ſoit approuvé par les peuples eux-mêmes, pour qu’ils le reſpectent & le chériſſent comme leur ouvrage.

Mes enfans, dit la ſouveraine aux députés de ſes vaſtes états : Mes enfans, peſez avec moi l’intérêt de la nation ; formons enſemble un corps de loix qui établiſſe ſolidement la félicité publique.

Catherine penſa enſuite à former des hommes ; & ce fut un mot hardi & d’une vérité frappante, adreſſé à Pierre I, qui dirigea ſon plan. Ce prince ſe promettoit le plus grand ſuccès du retour des jeunes gens qu’il avoit envoyés puiſer des lumières dans les contrées les plus éclairées de l’Europe. Son bouffon, qui l’écoutoit, plia, le plus fortement qu’il put, une feuille de papier, la lui préſenta, & le défia d’effacer ce pli. Mais s’il n’étoit pas poſſible d’amender le Ruſſe barbare : comment eſpérer d’amender le Ruſſe corrompu ? S’il n’étoit pas poſſible de donner des mœurs à un peuple qui n’en avoit point : comment eſpérer d’en donner à un peuple qui n’en a que de mauvaiſes ? Ces conſidérations déterminèrent Catherine à abandonner à elle-même la génération actuelle, pour ne s’occuper que des races futures.

Par ſes ſoins ſe ſont élevées des écoles, où la jeune nobleſſe des deux ſexes, eſt inſtruite dans les ſciences utiles, dans les arts agréables. Les ſages, qui ont vu de près ces inſtitutions, y ont blâmé trop de frivolité ou trop de faſte : mais la réflexion & l’expérience corrigeront, un peu plutôt, un peu plus tard, ce qu’elles peuvent avoir de défectueux.

D’autres établiſſemens, peut-être encore plus néceſſaires, ont été formés en faveur du peuple. C’eſt-là que de jeunes garçons, que de jeunes filles reçoivent séparément, pendant quinze ans, tous les genres d’inſtruction convenables aux emplois & aux métiers qu’ils doivent exercer. Lorſque les vertus ſociales auront jeté de profondes racines dans leur cœur ; lorſqu’on y aura gravé que l’honneur eſt la plus noble récompenſe d’une âme honnête, que la honte en eſt le plus redoutable châtiment, ces élèves, nés dans l’eſclavage, n’auront plus de maître & ſeront citoyens dans toute l’étendue du terme. Les bons principes, dont on les aura nourris, ſe répandront, avec le tems, du centre de l’empire aux provinces les plus reculées ; & avec les mœurs, qui en découlent néceſſairement, s’étendra une liberté bien ordonnée, d’où doit réſulter le bonheur de la nation, ſous le joug facile des loix.

Pour accélérer les progrès, toujours trop lents, d’une ſage légiſlation, d’une bonne éducation, il faudroit peut-être choiſir la province la plus féconde de l’empire, y bâtir des maiſons, les pourvoir de toutes les choſes néceſſaires à l’agriculture, attacher à chacune une portion de terre. Il faudroit appeler des hommes libres des contrées policées, leur céder en toute propriété l’aſyle qu’on leur auroit préparé, leur aſſurer une ſubſiſtance pour trois ans, les faire gouverner par un chef qui n’eut aucun domaine dans la contrée. Il faudroit accorder la tolérance à toutes les religions, & par conséquent permettre des cultes particuliers & domeſtiques, & n’en point permettre de public.

C’eſt de-là que le levain de la liberté s’étendroit dans tout l’empire : les pays voiſins verroient le bonheur de ces colons, & ils voudroient être heureux comme eux. Jeté chez des ſauvages, je ne leur dirois pas, conſtruiſez une cabane qui vous aſſure une retraite contre l’inclémence des ſaiſons ; ils ſe moqueroient de moi : mais je la bâtirois. Le tems rigoureux arriveroit, je jouirois de ma prévoyance ; le ſauvage le verroit, & l’année ſuivante il m’imiteroit. Je ne diroi5 pas à un peuple eſclave, ſois libre ; mais je lui mettrois devant les yeux les avantages de la liberté, & il la déſireroit.

Je me garderois bien de charger mes tranſfuges des premières dépenſes que j’aurois faites pour eux. Je me garderois bien davantage de rejeter ſur les ſurvivans, la dette prétendue de ceux qui mourroient ſans l’avoir acquittée. Cette politique ſeroit auſſi fauſſe qu’inhumaine. L’homme de vingt, de vingt-cinq, de trente ans, qui vous porte en don ſa perſonne, ſes forces, ſes talens, ſa vie, ne vous gratifie-t-il pas aſſez ? Faut-il qu’il vous paie la rente du don qu’il vous fait ? Lorſqu’il ſera opulent, alors vous le traiterez comme votre ſujet : encore attendrez-vous la troiſième ou quatrième génération, ſi vous voulez que votre projet proſpère, & amener vos peuples à une condition dont ils auront eu le tems de connoître les avantages.

Ce plan eſt, à peu de choſe près, celui qu’adopta Catherine, à ſon avènement au trône. Quarante mille Allemands, séduits par les avantages immenſes qu’on leur offroit, prirent en 1764 & en 1765 la route de la Ruſſie, où ils ne trouvèrent que l’eſclavage, la misère, la mort ; & où le peu qui a échappé à ces calamités languit dans l’attente d’une fin prochaine. Le bien qu’on ſe propoſoit a été beaucoup retardé par ce crime de l’humanité, par ce crime de la politique : mais il y faut encore tendre par tous les moyens poſſibles.

Dans ce nouvel ordre de perſonnes & de choſes, où les intérêts du monarque ne ſeront plus que ceux de ſes ſujets, il faudra, pour donner des forces à la Ruſſie, tempérer l’éclat de ſa gloire ; ſacrifier l’influence qu’elle a priſe dans les affaires générales de l’Europe ; réduire Péterſbourg, devenu mal-à-propos une capitale, à n’être qu’un entrepôt de commerce : tranſporter le gouvernement dans l’intérieur de l’empire. C’eſt de ce centre de la domination, qu’un ſouverain ſage, jugeant avec connoiſſance des beſoins & des reſſources, pourra travailler efficacement à lier entre elles les parties trop détachées de ce grand état. De l’anéantiſſement de tous les genres d’eſclavage, il ſortira un tiers état, ſans lequel il n’y eut jamais chez aucun peuple, ni arts, ni mœurs, ni lumières.

Juſqu’à cette époque, la cour de Ruſſie fera des efforts inutiles pour éclairer les peuples, en appelant des hommes célèbres de toutes les contrées. Ces plantes exotiques périront dans le pays, comme les plantes étrangères périſſent dans nos terres. Inutilement on formera des écoles & des académies à Pétersbourg ; inutilement on enverra à Paris & à Rome des élèves ſous les meilleurs maîtres. Ces jeunes gens, au retour de leur voyage, ſeront forcés d’abandonner leur talent, pour ſe jeter dans des conditions ſubalternes qui les nourriſſent. En tout, il faut commencer par le commencement ; & le commencement eſt de mettre en vigueur les arts méchaniques & les claſſes baſſes. Sachez cultiver la terre, travailler des peaux, fabriquer des laines, & vous verrez s’élever rapidement des familles riches. De leur ſein ſortiront des enfans, qui, dégoûtés de la profeſſion pénible de leurs pères, ſe mettront à penſer, à diſcourir, à arranger des ſyllabes, à imiter la nature ; & alors vous aurez des poètes, des philoſophes, des orateurs, des ſtatuaires & des peintres. Leurs productions deviendront néceſſaires aux hommes opulens, & ils les achèteront. Tant qu’on eſt dans le beſoin, on travaille ; on ne ceſſe de travailler que quand le beſoin ceſſe. Alors naît la pareſſe ; avec la pareſſe, l’ennui : & partout les beaux arts ſont les enfans du génie, de la pareſſe & de l’ennui.

Étudiez les progrès de la ſociété, & vous verrez des agriculteurs dépouillés par des brigands ; ces agriculteurs oppoſer à ces brigands une portion d’entre eux, & voilà des ſoldats. Tandis que les uns récoltent, & que les autres font ſentinelle, une poignée d’autres citoyens dit au laboureur & au ſoldat, vous faites un métier pénible & laborieux. Si vous vouliez, vous ſoldats, nous défendre, vous laboureurs, nous nourrir, nous vous déroberions une partie de votre fatigue par nos danſes & nos chanſons. Voilà le troubadour & l’homme de lettres. Avec le tems, cet homme de lettres s’eſt ligué, tantôt avec le chef, contre les peuples, & il a chanté la tyrannie ; tantôt avec le peuple, contre le tyran, & il a chanté la liberté. Dans l’un & l’autre cas, il eſt devenu un citoyen important. Suivez la marche confiante de la nature ; auſſi-bien chercheriez-vous inutilement à vous en écarter. Vous verrez vos efforts & vos dépenſes s’épuiſer ſans fruit ; vous verrez tout périr autour de vous ; vous vous retrouverez preſque au même point de barbarie dont vous avez voulu vous tirer, & vous y reſterez juſqu’à ce que les circonſtances faſſent ſortir de votre propre ſol une police indigène, dont les lumières étrangères peuvent tout au plus accélérer les progrès. N’en eſpérez pas davantage, & cultivez votre ſol.

Un autre avantage que vous y trouverez, c’eſt que les ſciences & les arts nés ſur votre ſol, s’avanceront peu-à-peu à leur perfection, & que vous ferez des originaux ; au lieu que ſi vous empruntez des modèles étrangers, vous ignorerez la raiſon de leur perfection, & vous vous condamnerez à n’être jamais que de foibles copies.

Le tableau qu’on s’eſt permis de tracer de la Ruſſie, pourra paroître un hors-d’œuvre : mais peut-être le moment étoit-il favorable pour apprécier une puiſſance qui, depuis quelques années, joue un rôle ſi fier & ſi éclatant. Il faut parler maintenant des liaiſons que les autres nations de l’Europe ont formées avec la Chine.