Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 22

XXII. Forces militaires de la Ruſſie.

À l’élévation de Pierre I au trône, l’état militaire de la Ruſſie ſe réduiſoit à quarante mille ſtrelits indiſcipfinés & féroces, qui n’avoient de courage que contre les peuples qu’ils opprimoient, contre le ſouverain qu’ils dépoſoient ou qu’ils maſſacroient au gré de leur caprice. Ce grand prince caſſa cette milice ſéditieuſe, & parvint à former un état de guerre, modelé ſur celui du reſte de l’Europe. Depuis la mort du réformateur de l’empire, les troupes ont été encore perfectionnées & ſur-tout multipliées. On les a vues s’élever ſucceſſivement juſqu’à trois cens ſoixante-quinze mille quatre cens cinquante-ſept hommes.

Malgré la valeur, le nombre, la diſcipline de ſes troupes, la Ruſſie eſt de toutes les puiſſances celle qui doit le plus ménager ſon ſang. Le déſir d’accroître un territoire, déjà trop étendu, ne doit pas l’entraîner loin de ſes frontières, & la déterminer à des hoſtilités. Jamais elle ne parviendra à former un État contigu & ferré, à devenir un peuple éclairé & floriſſant, à moins qu’elle n’abdique la manie ſi dangereuſe des conquêtes, pour ſe livrer uniquement aux arts de la paix. Aucun de ſes voiſins ne peut la forcer à s’écarter de cet heureux ſyſtême.

Du coté du Nord, l’empire eſt mieux gardé par la mer Glaciale, qu’il ne le ſeroit par des eſcadres ou des fortereſſes.

Un bataillon & quelques pièces de campagne diſperſeroient toutes les hordes de Tartares qui pourroient remuer vers l’Orient.

Quand la Perſe ſortiroit de ſes ruines, ſes efforts iroient ſe perdre dans la mer Caſpienne, ou dans l’immenſe déſert qui la sépare de la Ruſſie.

Au Midi, les séditions, l’ignorance & l’indiſcipline, tous les genres de corruption qui dégradent un peuple, ébranloient depuis un ſiècle l’empire Ottoman. La Ruſſie a ſurpris les Turcs dans cet état de dégradation, & les a affoiblis encore. Elle a rompu les liens qui attachoient les Tartares à cette domination ; & en ſe faiſant céder quelques forts, quelques rades dans la Crimée, s’eſt aſſurée à elle-même la faculté de mouvoir, au gré de ſa politique, cette cavalerie infatigable ; deſtructive & féroce.

Que peut craindre, à l’Occident, la Ruſſie des Polonois qui n’ont jamais eu, ni places, ni troupes, ni revenu, ni gouvernement, & qui ont été dépouillés depuis peu de la moitié de leur territoire ?

La Suède perdit, au commencement du ſiècle, celles de ſes conquêtes qui lui donnoient des forces & de la richeſſe. Ce que ſa nouvelle conſtitution pourra lui rendre d’énergie, n’en fera jamais une puiſſance redoutable. Loin d’être en état de s’agrandir aux dépens des Ruſſes, elle aura toujours à craindre de ſe voir dépouiller par eux de ce qui lui reſte de la Finlande.

Il ſeroit poſſible que la faute qu’a faite la cour de Péterſbourg, en rapprochant le territoire Pruſſien de ſes poſſeſſions, occaſionnât un jour des hoſtilités. Des circonſtances favorables détermineront peut-être ce nouveau voiſin à faire valoir les prétentions des chevaliers Teutons ſur la Livonie ; & alors le ſang des Ruſſes & des Pruſſiens teindroit les eaux de la Baltique, & ſe mêleroit ſous les murs de Riga. Cependant l’ambition du Brandebourg ſera habituellement trop contrariée du côté de l’Allemagne, pour qu’elle puiſſe beaucoup alarmer le Nord.

On voit, par ces obſervations, que l’empire pourroit beaucoup diminuer ſes forces de terre, ſi leur deſtination unique étoit de garantir ſes provinces de l’invaſion : mais comme leur principal emploi eſt de retenir ſous le joug des peuples toujours mécontens d’un gouvernement oppreſſeur, il n’eſt pas aisé de déterminer à quel point elles devroient être réduites. La marine doit être enviſagée ſous un autre point de vue.

Les foibles relations de la Ruſſie avec le reſte de l’Europe s’entretenoient uniquement par terre, lorſque les Anglois, cherchant un paſſage par les mers du Nord pour arriver aux Indes Orientales, découvrirent le port d’Archangel. Ayant remonté la Duina, ils arrivèrent à Moſcou, & y jettèrent les fondemens d’un nouveau commerce.

Il ne s’étoit pas ouvert d’autre porte de communication pour la Ruſſie, quand Pierre I entreprit d’attirer, dans la mer Baltique, les navigateurs qui fréquentoient la mer Blanche, & de procurer aux productions de ſon empire un débouché plus étendu, plus avantageux. Son eſprit de création le porta bientôt plus loin ; & il eut l’ambition de devenir une puiſſance maritime.

Cependant ſes premiers ſoins ſe bornèrent à faire conſtruire des bâtimens propres à la défenſe de ſes côtes, à l’attaque des côtes voiſines. Ce ſont des galères de différentes grandeurs, dont quelques-unes ſont diſposées pour la cavalerie, & un plus grand nombre pour l’infanterie. Comme ce ſont des ſoldats, tous inſtruits à manier la rame, qui forment eux-mêmes les équipages, il n’y a ni retardement, ni dépenſe à craindre. On jette l’ancre toutes les nuits, & le débarquement ſe fait où l’on eſt le moins attendu.

La deſcente exécutée, les troupes tirent les galères à terre, & en forment un camp retranché. Une partie de l’armée eſt chargée de ſa garde ; le reſte ſe répand dans le pays qu’il faut mettre à contribution. L’expédition faite, on ſe rembarque pour recommencer ailleurs le ravage & la deſtruction. Combien d’expériences ont démontré l’efficacité de ces armemens !

Cet heureux eſſai enhardit le réformateur de la Ruſſie à vouloir de grands vaiſſeaux : & ce fut à Cronſtadt, qui ſert de port à Péterſbourg, qu’il plaça ſes flottes.

La mer n’eſt pas allez large devant le baſſin du port. Les bâtimens qui veulent y entrer, ſont violemment pouſſés par l’impétuoſité de la Neva, ſur les côtes dangereuſes de la Finlande. On y arrive par un canal ſi rempli d’écueils, qu’il faut un tems fait exprès pour les éviter. Les navires s’y pourriſſent vite. L’expédition des eſcadres eſt retardée plus long-tems qu’ailleurs par les glaces. On ne peut ſortir que par un vent d’Eſt, & les vents d’Oueſt règnent la plus grande partie de l’été dans ces parages. Un dernier inconvénient, c’eſt qu’on ait été réduit à placer les chantiers à Péterſbourg, d’où les vaiſſeaux n’arrivent à Cronſtadt, qu’après avoir paſſé, avec de grands dangers un bas-fond qui ſe trouve au milieu du fleuve.

Si Pierre I n’avait eu cette prédilection aveugle que les grands hommes ont, comme les hommes ordinaires, pour les lieux qu’ils ont créés, on lui eût fait aisément comprendre que Cronſtadt & Péterſbourg n’avoient pas été formés pour être l’entrepôt de ſes forces navales, & que l’art n’y pouvoit pas forcer la nature. Il auroit donné la préférence à Revel, qui ſe refuſoit beaucoup moins à cette importante deſtination. Peut-être même des réflexions plus profondes l’auroient-elles convaincu qu’il n’étoit pas encore tems d’aſpirer à ce genre de puiſſance.

Il eſt démontré par la raiſon & par l’expérience, qu’une marine militaire doit avoir pour baſe une marine marchande. La Ruſſie eſt de toutes les nations de l’Europe, celle que l’abondance de ſes munitions navales, que le volume & la quantité de ſes productions appelleroient à une navigation plus vive & plus étendue. Cet empire n’avoit pas pourtant un ſeul bâtiment à l’époque où l’on voulut lui donner des flottes. Un inſtituteur qui auroit connu la marche naturelle des choſes, auroit donc tourné ſes premiers regards vers une navigation commerçante. Cet ordre politique fut interverti ; & les ſucceſſeurs de Pierre I ne ſe ſont jamais écartés de ce mauvais ſyſtême. Nul d’entre eux n’a penſé à ſurmonter les obſtacles que des inſtitutions vicieuſes oppoſoient à des expéditions mercantiles, qui auroient formé de bons équipages. Tous ſe ſont bornés à maintenir, à multiplier des eſcadres, qui ne peuvent avoir, ni inſtruction, ni expérience. Au tems où nous écrivons, cette marine, inutilement ruineuſe, eſt formée ſur la Baltique par trente vaiſſeaux de ligne & vingt-une frégates ; dans les mers d’Azoph, par onze bâtimens de guerre tirant à peine onze pieds d’eau ; & aux embouchures du Danube, par ſept à huit grandes barques armées d’aſſez gros canons. Il conviendroit de réformer la plus grande partie de ces forces, juſqu’à ce qu’on eût préparé les moyens de les rendre utiles.