Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 19

XIX. La Ruſſie obtient la liberté d’envoyer des caravanes à la Chine, et s’ouvre d’autres voies pour le commerce des Indes.

Cette condeſcendance n’infpira pas de la modération aux Ruſſes. Ils continuèrent leurs uſurpations, & bâtirent, trente lieues au-delà des limites convenues, une ville qu’on nomma Albaſink ou Jaſca. Les Chinois s’étant plaints inutilement de cette infidélité, prirent en 1715, le parti de ſe faire juſtice. Les guerres où le Czar étoit engagé dans la Baltique, ne lui permettant pas d’envoyer des troupes à l’extrémité de la Tartarie, la place fut emportée après trois ans de ſiège.

La cour de Péterſbourg fut aſſez éclairée, pour ne ſe pas livrer à un reſſentiment inutile. Elle fit partir, en 1719, pour Pékin, un miniſtre chargé de reffuſciter le commerce anéanti par les derniers troubles. La négociation réuſſit ; mais la caravane de 1721, ne s’étant pas conduite avec plus de réſerve que celles qui l’avoient précédée, il fut arrêté que dans la ſuite les deux nations ne traiteroient enſemble que ſur la frontière.

Avant ce nouvel arrangement, il partoit tous les ans de Péterſbourg, une caravane qui, après avoir traverſé des déſerts immenſes, étoit reçue ſur la frontière de la Chine par quelques centaines de ſoldats qui l’eſçortoient juſqu’à la capitale de l’empire. Là, tous ceux qui la compoſoient étoient renfermés dans un caravenſerail, où ils étoient obligés d’attendre que les marchands Chinois vinſſent leur offrir le rebut de leurs magaſins. Leur traite ainſi conſommée, ils reprenoient la route de leur patrie, & ſe retrouvoient à Péterſbourg, trois ans après en être partis.

Dans le cours ordinaire des choſes, les mauvaiſes marchandiſes qu’apportoit la caravane, n’auroient eu que peu de valeur : mais comme ce commerce étoit pour le compte de la cour, & que la vente s’en faiſoit toujours ſous les yeux du ſouverain, les plus vils objets acquéroient du prix. Être admis à cette eſpèce de foire, étoit une grâce que le deſpote n’accordoit guère qu’aux gens en faveur. Tous vouloient ſe montrer dignes de cette diſtinction. On y réuſſiſſoit en pouſſant follement les enchères, & en faiſant placer ainſi ſon nom ſur la liſte des acheteurs. Malgré cette honteuſe émulation, les objets offerts étoient ſi peu importans, que leur produit, la conſommation de la cour prélevée, ne s’élevoit jamais à cent mille écus.

Depuis la ceſſation des caravanes, on a établi à Kiatcha deux grands magaſins, l’un Ruſſe & l’autre Chinois, où ſont déposées toutes les choſes qu’on ſe propoſe d’échanger. Des commiſſaires des deux nations préſident à ce commerce, où il entre rarement des métaux. Si les Ruſſes, qui n’en donnent jamais, ſont réduits quelquefois à recevoir de l’or, ils ſont obligés de le livrer à la couronne à des conditions qui la dédommagent des droits qu’elle auroit perçus ſur les marchandiſes.

La plus conſidérable de celles que les Chinois apportent dans cet entrepôt, c’eſt le thé verd. Il eſt infiniment ſupérieur à celui que l’Europe reçoit à travers des mers immenſes. Auſſi les Ruſſes ſont-ils forcés de le payer juſqu’à vingt francs la livre, quoiqu’ils le revendent rarement plus de quinze ou ſeize. Pour ſe dédommager de cette perte, ils ne manquent jamais de hauſſer le prix de leurs pelleteries : mais cette ruſe eſt moins à leur avantage qu’au profit du gouvernement qui perçoit une impoſition de vingt-cinq pour cent, ſur tout ce qui ſe vend, ſur tout ce qui s’achète. La douane de Kiatcha produit quelquefois à l’état juſqu’à deux millions de livres. Alors, le commerce de la Ruſſie avec la Chine doit s’élever à ſix millions. Il n’étoit pas ſi conſidérable, lorſque Pierre I eſſaya d’établir, par la Tartarie indépendante, une communication entre la Sibérie & l’Inde. Ce grand prince, toujours occupé de projets, vouloit former cette liaison par le Sirth, qui arrose le Turkestan ; & il envoya en 1719 deux mille cinq cens hommes, pour s’emparer de l’embouchure de cette rivière.

Elle n’existoit plus. Ses eaux avoient été détournées & conduites par différens canaux dans le lac Arall. C’étoit l’ouvrage des Tartares Usbecks, qui avoient pris ombrage des observations répétées qu’ils avoient vu faire. Un incident si singulier détermina les Russes à reprendre la route d’Astracan, d’où ils étoient partis. On avoit perdu cet objet de vue, lorsque, vers l’an 1738, les habitans des deux Bucharies, connus sous le nom de Bucharsis, souhaitèrent eux-mêmes de négocier avec la Russie. Pour encourager ce désir inattendu, le fisc se relâcha d’une partie des droits énormes qu’il exige généralement. Orenbourg devint le théâtre de ce nouveau commerce. Les Tartares y portent de leur propre territoire ces belles touloupes de petits agneaux, dont on éventre les mères, pour avoir des peaux moirées, blanches & fines. Ils y portent différentes marchandises qu’ils ont tirées de l’Indostan, & en particulier une allez grande quantité de diamans bruts. Ils y portent environ quatre cens quintaux d’excellente rhubarbe. Chaque quintal coûte 500 livres, & le collège du commerce le vend à-peu-près le double.

Il faut ſe former une idée moins avantageuſe des liaiſons de la Ruſſie avec les Indes, par la mer Caſpienne. Ce fut pourtant, dans les ſiècles les plus reculés, la voie par où l’Europe & l’Aſie communiquoient enſemble. Les régions voiſines de ce lac immenſe, aujourd’hui très-pauvres, très-dépeuplées, très-barbares, offrent à des yeux ſavans des traces d’une ancienne ſplendeur, qu’il n’eſt pas poſſible de conteſter. On y découvre encore tous les jours des monnoies frappées au coin des premiers califes. Ces monumens & d’autres auſſi authentiques, donnent de la vraiſemblance au naufrage de quelques Indiens ſur les côtes de l’Elbe du tems d’Auguſte, qu’on a toujours regardé comme fabuleux, malgré l’autorité des écrivains contemporains qui le rapportoient. On n’a jamais compris comment des habitans de l’Inde auroient pu naviguer ſur les mers germaniques. Mais étoit-il plus étrange de voir un Indien trafiquer dans les pays ſeptentrionaux, que de voir un Romain paſſer dans l’Inde par l’Arabie ? Les Indiens alloient en Perſe, s’embarquoient ſur la mer d’Hircanie, remontoient le Volga, pénétroient dans la grande Permie par le Kama, & de-là pouvoient aller s’embarquer ſur la mer du Nord ou ſur la Baltique.

Il y eut, & dans tous les tems il y aura des hommes entreprenans. L’homme porte en lui-même une énergie naturelle qui le tourmente ; & que le goût, le caprice ou l’ennui tournent vers les tentatives les plus ſingulières. Il eſt curieux ; il déſire de voir & de s’inſtruire. La ſoif des connoiſſances eſt moins générale, mais elle eſt plus impérieuſe que celle de l’or. On va recueillir au loin de quoi dire & de quoi faire parler de ſoi dans ſon pays. Ce que le déſir de la gloire produit dans l’un ; l’impatience de la misère le fait dans un autre. On imagine la fortune plus facile dans les contrées éloignées que proche de ſoi. On marche beaucoup, pour trouver ſans fatigue ce qu’on n’obtiendroit que d’un travail aſſidu. On voyage par pareſſe. On cherche des ignorans & des dupes. Il eſt des êtres malheureux qui ſe promettent de tromper le deſtin en fuyant devant lui. Il y en à d’intrépides qui courent après les dangers. Quelques-uns ſans courage & ſans vertus ne peuvent ſupporter une pauvreté qui les rabaiſſe dans la ſociété au-deſſous de leur condition ou de leur naiſſance. Les ruines amenées ſubitement, ou par le jeu, ou par la diſſipation, ou par des entrepriſes mal calculées en réduiſent d’autres à une indigence à laquelle ils ſont étrangers & qu’ils vont cacher au pôle ou ſous la ligne. À ces cauſes ajoutez toutes celles des émigrations conſtantes, les vexations des mauvais gouvernemens, l’intolérance religieuſe, & la fréquence des peines infamantes qui pouſſent le coupable d’une région où il ſeroit obligé de marcher la tête baiſſée, dans une région où il puiſſe effrontément ſe donner pour un homme de bien, & regarder ſes ſemblables en face.

Les Anglois n’eurent pas plutôt découvert Archangel au milieu du ſeizième ſiècle, & lié un commerce avec la Ruſſie, qu’ils formèrent le projet de s’ouvrir, à la faveur du Volga & de la mer Caſpienne, une route en Perſe beaucoup plus facile & plus courte que celle des Portugais, obligés de faire le tour de l’Afrique & d’une partie de l’Aſie, pour ſe rendre dans le golfe Perſique. Ils y étoient d’autant plus encouragés, que la partie ſeptentrionale de la Perſe, que baigne la mer Caſpienne, a des productions bien plus riches que la méridionale. Les ſoies de Schirvan, du Manzeradan, & plus particulièrement celles du Ghiſan, ſont les meilleures de l’Orient, & pouvoient ſervir à élever d’excellentes manufactures. Mais le commerce des Anglois n’étoit pas encore aſſez formé, pour ſurmonter les obſtacles que devoit trouver une entrepriſe ſi vaſte & ſi compliquée.

Ces difficultés n’effrayèrent pas quelques années après un duc de Holſtein, qui avoit établi dans ſes états des fabriques de ſoie. Il vouloit en tirer les matières premières de la Perſe, où il envoya des ambaſſadeurs, dont il n’eſt reſté que la relation de leur voyage. Lorſque la France ſe fut apperçue de l’influence du commerce dans la balance de la ; politique, elle eut envie de faire arriver dans ſes ports les ſoies de la Perſe par la Ruſſie. La funeſte paſſion des conquêtes fît oublier ce projet comme tant d’autres, imaginés par quelques hommes éclairés, pour la proſpérité de ce grand empire.

Il n’étoit pas poſſible que Pierre I, guidé par ſon génie, par ſon expérience, & par les étrangers qui le ſervoient de leurs lumières, ne ſentit, à la fin, que c’étoit à ſes peuples qu’il appartenoit de s’enrichir par l’extraction des productions de la Perſe, & de proche en proche de celles des Indes. Auſſi ce grand prince n’eut-il pas plutôt vu commencer les troubles qui ont bouleversé l’empire des Sophis, qu’il s’empara, en 1722, des fertiles contrées qui bordent la mer Caſpienne. La chaleur du climat, l’humidité du ſol, la malignité de l’air, firent périr les troupes chargées de conſerver ſes conquêtes. Cependant la Ruſſie ne ſe détermina à abandonner les provinces uſurpées, que, lorſqu’en 1736, elle vit Koulikan victorieux des Turcs, en état de les lui arracher.

La cour de Péterſbourg avoit perdu de vue le commerce de cette région, lorſqu’un Anglois, nommé Eſton, forma, en 1741, le projet de le donner à ſa nation. Cet homme entreprenant ſervoit en Ruſſie. Il conçut le deſſein de faire paſſer par le Volga & par la mer Caſpienne des draps de ſon pays, dans la Perſe, dans le Nord de l’Indoſtan, & dans une grande partie de la Tartarie. Par une ſuite de ſes opérations, il devoit recevoir en échange de l’or, & les marchandiſes que les Arméniens, maîtres du commerce intérieur de l’Aſie, faiſoient payer un prix exceſſif. Ce plan fut adopté avec chaleur par la compagnie Angloiſe de Moſcovie, & le miniſtère Ruſſe le favoriſa.

Mais à peine l’aventurier Anglois avoit-il ouvert la carrière, que Koulikan, auquel il falloit des inſtrumens hardis & actifs pour ſeconder ſon ambition, réuſſit à l’attacher à ſon ſervice, & à acquérir par ſon moyen l’empire de la mer Caſpienne. La cour de Péterſbourg, aigrie par cette trahiſon, révoqua, en 1746, tous les privilèges qu’elle avoit accordés : mais c’étoit un foible remède à un ſi grand mal. La mort violente du tyran de la Perſe, étoit bien plus propre à raſſurer les eſprits.

Cette grande révolution, qui replongeoit plus que jamais les états du Sophi dans l’anarchie, fit repaſſer dans les mains des Ruſſes le ſceptre de la mer Caſpienne. C’étoit un préliminaire néceſſaire pour ouvrir le commerce avec la Perſe & avec les Indes ; mais il ne ſuffiſoit pas pour le faire réuſſir. Les Arméniens oppoſoient au ſuccès une barrière preſque inſurmontable. Une nation active, accoutumée aux uſages de l’Orient, en poſſeſſion de gros capitaux, vivant avec une économie extrême, ayant des liaiſons toutes formées de tems immémorial, deſcendant aux moindres détails, s’élevant aux plus vaſtes ſpéculations : une telle nation ne pouvoit pas être aisément ſupplantée. La cour de Ruſſie ne l’eſpéra pas. Auſſi chercha-t-elle à groſſir le nombre de ces habiles négocians, très-anciennement établis à Aſtracan. Le ſuccès n’a pas couronné ſes vues. On travaille à ſurmonter les obſtacles qui l’ont empêché ; & il faut beaucoup attendre du nouvel eſprit qui paroit animer toute la Ruſſie.