Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 20

XX. Étendue, gouvernement, population, revenus de la Ruſſie.

Cet empire qui, comme tous les autres, a eu de foibles commencemens, eſt devenu, avec le tems, le plus vaſte de l’univers. Son étendue, d’Orient en Occident, eſt de deux mille deux cens lieues, & d’environ huit cens du Sud au Nord.

À l’exception des provinces conquiſes au commencement du ſiècle ſur les bords de la mer Baltique, qui ont conſervé tous les droits dont elles jouiſſoient ; de l’Ukraine, qui a été maintenue dans quelques-uns des ſiens ; de ces hordes errantes qu’il n’étoit pas poſſible d’aſſujettir à une police régulière : toutes les autres parties de l’empire ſont aſſervies à la même forme de gouvernement.

Sous ſes loix arbitraires, vit dans l’ignorance un clergé autrefois redoutable, mais devenu docile depuis qu’on l’a dépouillé des poſſeſſions que la ſuperſtition lui avoit prodiguées & du million d’eſclaves qui les exploitoit.

Vient enſuite un corps de nobleſſe qui tient dans ſes mains la plupart des terres, & dans ſa dépendance tous les malheureux qui les arroſent de leurs ſueurs.

Après eux, marche la claſſe des hommes libres. Elle eſt ſi obſcure, que l’Europe en a longtems ignoré l’exiſtence. On ſait aujourd’hui qu’elle eſt composée de quelques étrangers, la plupart Allemands, que l’inquiétude à déterminés ou le beſoin réduits à chercher une nouvelle patrie ; de pluſieurs nationaux heureux ou intelligens, dont on a ſucceſſivement brisé les chaînes, & qui exercent dans les villes les arts & le commerce ; d’un petit nombre de cultivateurs, qui ont la diſpoſition abſolue des foibles héritages que leur ont tranſmis leurs pères. La propriété de ces laboureurs, devient peu-à-peu la proie de quelque homme riche qui, par des avances intéreſſées, a favorisé leur pareſſe ou leurs profuſions.

Enfin la dernière claſſe de l’état, ſi l’on peut lui donner ce nom, ce ſont les eſclaves. Au commencement du ſeizième ſiècle, on n’en voyoit que peu, tous pris à la guerre. Les ſeigneurs poſſédoient alors des fiefs, & le peuple cultivoit des terres qui lui appartenoient. Un nouvel ordre de choſes s’établit, après la conquête de Cazan & d’Aſtracan. Ces belles & fertiles provinces attiroient ſi puiſſamment les payſans Ruſſes, que, pour arrêter une émigration qui devenoit générale, on publia en 1556, la loi rigoureuſe qui les attachoit tous à la glèbe. À cette funeſte époque, ils ceſſèrent d’avoir la propriété de leurs biens & de leur perſonne. Le joug s’eſt appeſanti depuis, & l’eſpèce humaine a été de plus en plus dégradée.

C’eſt ſans doute la raiſon qui a retardé ou anéanti la population dans toute l’étendue de l’empire. En 1755, il n’avoit que huit millions neuf cens ſoixante-cinq mille trois cens ſeize mâles. En ſuppoſant le nombre des femmes égal à celui des hommes, c’étoit dix-ſept millions neuf cens trente mille ſix cens trente-deux âmes. On ajoutoit à ce nombre les douze cens mille habitans des provinces arrachées à la Suède, au commencement du ſiècle ; & il ſe trouvoit que la Ruſſie avoit alors ſous ſa domination dix-neuf millions cent trente mille ſix cens trente-deux ſujets ; ſans compter le clergé, la nobleſſe & l’armée. Si les guerres contre la Pruſſe, contre la Pologne, contre la Turquie ; ſi les maladies épidémiques ; ſi les rébellions ont occaſionné depuis une diminution ſenſible dans la population ancienne : les grandes acquiſitions faites récemment dans la Lithuanie doivent avoir rempli le vuide formé par ces fléaux terribles.

Dans les états où les hommes ne ſont pas multipliés, le revenu public ne ſauroit être conſidérable. En argent, il n’étoit preſque rien, lorſque Pierre I arriva au trône. Ce prince le fit monter à trente-cinq millions, Anne le porta à ſoixante, & Eliſabeth à cent vingt. Il fut pouſſé plus loin durant la guerre contre les Turcs, mais pour redevenir, à la paix, ce qu’il avoit été avant les troubles. À cette époque, le fiſc devoit aux Génois & aux Hollandois d’aſſez grandes ſommes qui depuis ont été acquittées. Il devoit à la nation près de deux cens millions en billets de banque, pour leſquels il avoit hypothéqué une aſſez grande quantité de cuivre diſtribuée dans les différentes caiſſes de l’empire.

C’eſt une opinion généralement reçue que les peuples ſuccombent ſous le poids des taxes. Après même que le fardeau aura été beaucoup allégé, il le faudra alléger encore, ſi les arts ne ſe multiplient pas, ſi l’agriculture, en particulier, ne prend pas des accroiſſemens remarquables.

On feroit des efforts inutiles pour l’encourager dans les contrées les plus ſeptentrionales. Rien ne peut proſpérer dans ces climats glacés. Ce ſera toujours avec des oiſeaux, avec des poiſſons, avec des bêtes fauves que ſe nourriront, que s’habilleront, que paieront leur tribut, les habitans difpersés de loin en loin, dans ce climat dur & ſauvage.

À meſure qu’on s’éloigne du Nord, la nature devient moins avare en hommes & en productions. Dans la plupart des provinces, il ne manque au laboureur que des outils moins imparfaits, de meilleures méthodes, & de plus grands moyens d’exploitation. Le progrès des lumières doit faire eſpérer que ces vices ſeront enfin corrigés. On portera une attention particulière ſur l’Ukraine, l’une des plus fertiles contrées du monde connu. La Ruſſie en tire la plupart de ſes conſommations, la plupart des objets de ſon commerce ; & elle n’en obtient pas la vingtième partie de ce qu’on pourroit lui demander.

On réuſſira d’autant plus facilement à exciter les travaux champêtres, que les Ruſſes n’aiment pas le séjour des villes, qu’ils ont ſous la main le fer, ce grand & ineſtimable mobile de l’agriculture. La nature l’a prodigué à la plupart des contrées de l’empire, & l’a donné à la Sibérie auſſi parfait qu’à la Suède même. À l’extraction du fer, on ajoutera celle de ces précieux métaux, qui ont enflammé la cupidité de toutes les nations & de tous les ſiècles. Les mines d’argent, près d’Argun, ſont connues très-anciennement ; & l’on a découvert depuis peu des mines d’argent & d’or dans le pays des Baſkirs. Il eſt des peuples auxquels il conviendroit de condamner à l’oubli ces ſources de richeſſe. Il n’en eſt pas ainſi de la Ruſſie, où toutes les provinces intérieures ſont dans un tel état de pauvreté, qu’on y connoît à peine ces ſignes de convention qui repréſentent toutes choſes dans le commerce.