Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 2

II. Par qui & comment fut découvert le Bréſil.

C’eſt un continent immenſe, borné au Nord par la rivière des Amazones ; au Sud, par la rivière de la Plata ; à l’Eſt par la mer ; au Couchant par une multitude de marais, de lacs, de torrens, de rivières & de montagnes qui le séparent des poſſeſſions Eſpagnoles.

Si Colomb, après être arrivé aux bouches de l’Orenoque, en 1499, eût continué à s’avancer vers le Midi, il ne pouvoit manquer de trouver le Bréſil. Il préféra de tourner au Nord-Oueſt, pour ne ſe pas trop éloigner de Saint-Domingue, le ſeul établiſſement qu’euſſent alors les Eſpagnols dans le Nouveau-Monde.

Un heureux haſard procura, l’année ſuivante, l’honneur de cette découverte à Pierre Alvarez Cabral. Pourquoi en eſt-il ainſi de preſque toutes les découvertes ? Comment le haſard y a-t-il toujours plus de part que l’eſprit ? C’eſt que le haſard travaille ſans ceſſe, tandis que l’eſprit s’arrête par pareſſe, change d’objets par inconſtance, ſe repoſe par laſſitude ou par ennui, & eſt jeté dans l’inaction par une infinité de cauſes morales & phyſiques, domeſtiques ou nationales. C’eſt donc au haſard ou à cette fourmilière innombrable d’hommes qui s’agitent en tout ſens & qui répandent leurs regards ſur tous les objets qui les environnent ou les frappent, ſouvent ſans deſſein de s’inſtruire, ſans projets de découvrir & par la ſeule raiſon qu’ils ont des yeux, c’eſt à eux que l’on doit la plupart des découvertes.

Pour éviter les calmes de la côte d’Afrique, Cabral prit tellement au large, qu’il ſe trouva à la vue d’une terre inconnue, ſituée à l’Oueſt. La tempête l’obligea d’y chercher un aſyle. Il mouilla ſur la côte au quinzième degré de latitude auſtrale, dans un lieu qu’il appela Porto-Seguro. Il prit poſſeſſion du pays ſans y former d’établiſſement, & lui donna le nom de Sainte-Croix, auquel on ſubſtitua depuis celui de Bréſil ; parce que le bois ainſi appelé, étoit la production du pays la plus précieuſe pour les Européens, qui l’employèrent à la teinture.

Comme on avoit découvert cette contrée en ſe portant aux Indes, & qu’on ignoroit ſi elle n’en faiſoit pas partie, on lui donna le même nom, comme les Eſpagnols, avoient cru pouvoir l’attribuer aux pays qu’ils avoient antérieurement découverts. Les uns & les autres diſtinguèrent ſeulement ces régions par le ſurnom d’Indes Occidentales.

Cette dénomination s’étendit depuis à tout le Nouveau-Monde, & les Américains furent appelés fort improprement Indiens.

C’eſt ainſi que les noms des lieux & des choſes, aſſignés au haſard par des ignorants, ont toujours embarraſſé les philoſophes qui en ont voulu chercher l’origine dans la nature même, & non dans les circonſtances purement acceſſoires, & ſouvent étrangères, aux qualités phyſiques des objets déſignés. Rien de plus bizarre que de voir l’Europe tranſportée & reproduite, pour ainſi dire, en Amérique, par le nom & la forme de nos villes ; par les loix, les mœurs & la religion de notre continent. Mais, tôt ou tard, le climat reprendra ſon empire, & rétablira les choſes dans leur ordre & leur nom naturels, toutefois avec ces traces d’altération qu’une grande révolution laiſſe toujours après elle. Qui ſait ſi dans trois ou quatre mille ans, l’hiſtoire actuelle de l’Amérique ne ſera pas auſſi confuſe, auſſi inexplicable pour ſes habitans, que l’eſt aujourd’hui pour nous celle des tems de l’Europe, antérieurs à la république Romaine ? Ainſi les hommes, & leurs connoiſſances, & leurs conjectures, ſoit vers le paſſé, ſoit vers l’avenir, ſont le jouet des loix & des mouvemens de la nature entière, qui ſuit ſon cours, ſans égard à nos projets & à nos pensées, peut-être même à notre exiſtence, qui n’eſt qu’une ſuite momentanée d’un ordre paſſager comme elle.