Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 1


I. Les Européens ont-ils bien connu l’art de fonder des colonies ?

L’esprit national eſt le réſultat d’un grand nombre de cauſes, dont les unes ſont conſtantes, & les autres variables. Cette partie de l’hiſtoire d’un peuple eſt peut-être la plus intéreſſante & la moins difficile à ſuivre. Les cauſes conſtantes ſont fixées ſur la partie du globe qu’il habite. Les cauſes variables ſont confirmées dans ſes annales, & manifeſtées par les effets qu’elles ont produits. Tant que ces cauſes agiſſent contradictoirement, la nation eſt inſensée. Elle ne commence à prendre l’eſprit qui lui convient, qu’au moment où ſes principes ſpéculatifs conſpirent avec ſa poſition phyſique. C’eſt alors qu’elle s’avance à grands pas vers la ſplendeur, l’opulence & le bonheur qu’elle peut ſe promettre du libre uſage de ſes reſſources locales.

Mais cet eſprit, qui doit préſider au conſeil des peuples, & qui n’y préſide pas toujours, ne règle preſque jamais les actions des particuliers. Ils ont des intérêts qui les dominent, des paſſions qui les tourmentent ou les aveuglent ; & il n’en eſt preſque aucun qui n’élevât ſa proſpérité ſur la ruine publique. Les métropoles des empires ſont les foyers de l’eſprit national, c’eſt-à-dire, les endroits où il ſe montre avec le plus d’énergie dans le diſcours, & où il eſt le plus parfaitement dédaigné dans les actions. Je n’en excepte que quelques circonſtances rares, où il s’agit du ſalut général. À meſure que la diſtance de la capitale s’accroît, ce maſque ſe détache. Il tombe ſur la frontière. D’un hémiſphère à l’autre que devient-il ? rien.

Paſſé l’équateur, l’homme n’eſt ni Anglois, ni Hollandois, ni François, ni Eſpagnol, ni Portugais. Il ne conſerve de ſa patrie que les principes & les préjugés qui autoriſent ou excuſent ſa conduite. Rampant quand il eſt foible ; violent quand il eſt fort ; preſſé d’acquérir, preſſé de jouir ; & capable de tous les forfaits qui le conduiront le plus rapidement à ſes fins. C’eſt un tigre domeſtique qui rentre dans la forêt. La ſoif du ſang le reprend. Tels ſe ſont montrés tous les Européens, tous indiſtinctement, dans les contrées du Nouveau-Monde, où ils ont porté une fureur commune, la ſoif de l’or.

N’auroit-il pas été plus humain, plus utile & moins diſpendieux, de faire paſſer dans chacune de ces régions lointaines quelques centaines de jeunes hommes, quelques centaines de jeunes femmes ? Les hommes auroient épousé les femmes, les femmes auroient épousé les hommes de la contrée. La conſanguinité, le plus prompt & le plus fort des liens, auroit bientôt fait, des étrangers & des naturels du pays, une ſeule & même famille.

Dans cette liaiſon intime, l’habitant ſauvage n’auroit pas tardé à comprendre que les arts & les connoiſſances qu’on lui portoit étoient très-favorables à l’amélioration de ſon ſort. Il eût pris la plus haute opinion des inſtituteurs ſupplians & modérés que les flots lui auroient amenés, & il ſe ſeroit livré à eux ſans réſerve.

De cette heureuſe confiance ſeroit ſortie la paix, qui auroit été impraticable, ſi les nouveaux venus fuſſent arrivés avec le ton impérieux & le ton impoſant de maîtres & d’uſurpateurs. Le commerce s’établit ſans trouble entre des hommes qui ont des beſoins réciproques ; & bientôt ils s’accoutument à regarder comme des amis, comme des frères, ceux que l’intérêt ou d’autres motifs conduiſent dans leur contrée. Les Indiens auroient adopté le culte de l’Europe, par la raiſon qu’une religion devient commune à tous les citoyens d’un empire, lorſque le gouvernement l’abandonne à elle-même, & que l’intolérance & la folie des prêtres n’en font pas un inſtrument de diſcorde. Pareillement la civiliſation ſuit du penchant qui entraîne tout homme à rendre ſa condition meilleure, pourvu qu’on ne retraite pas l’y contraindre par la force, & que ces avantages ne lui ſoient pas préſentés par des étrangers ſuſpects.

Tels ſeroient les heureux effets que produiroit, dans une colonie naiſſante, l’attrait du plus impérieux des ſens. Point d’armes, point de ſoldats mais beaucoup de jeunes femmes pour les hommes, beaucoup de jeunes hommes pour les femmes. Voyons ce qu’en ſe livrant à des moyens contraires, les Portugais ont opéré dans le Bréſil.